Avant même l’ouverture de la campagne pour les demandes de temps partiel, j’avais parlé à mes collègues de mon intention d’en obtenir un. Ça a généré de la surprise, je me souviens notamment de cette réaction :
« Mais ton mec, alors, il gagne bien sa vie ? »
Prenons d’abord un instant pour considérer ce schéma de pensée : dans un couple hétéro, c’est plutôt à l’homme d’assurer la subsistance ; et si une femme en couple demande un temps partiel, c’est qu’elle bénéficie en plus de son salaire de celui de son partenaire.
Or ce n’est pas du tout mon cas, ce que j’ai expliqué ainsi : « Mon copain ne gagne pas grand-chose, il est en formation. Mais on ne vit pas ensemble de toute façon, nos dépenses sont distinctes. Et lui aussi, il serait plutôt partant pour travailler le moins possible. »
Chaque nouvelle phrase semblait la plonger dans un nouvel abîme de perplexité. Clairement, ça heurtait ses représentations.
L’idée de moins travailler, mes collègues y semblent sensibles ; mais l’idée de moins gagner semble insurmontable et met tout de suite fin aux rêveries de temps libre.
Quelques éléments de contexte : dans mon service, on gagne en début de carrière entre 1600 et 1700€ à temps plein, salaire qui progresse ensuite assez lentement, en fonction de l’ancienneté. Mes collègues s’estiment mal rémunéré·es ; pour ma part, je soutiens par principe les revendications salariales, surtout que je vois bien les inadéquations entre la qualification de nos postes et le travail réellement réalisé, par exemple. Je ne m’estime pas « bien rémunérée », mais pour autant, cette somme me convient pour vivre confortablement et je pourrais même me contenter de moins.
Un autre jour, une autre collègue : « Mais quand même, niveau loisirs, dès que tu veux prendre du bon temps ça coûte des sous ! Tu es sûre que ça ira avec un salaire diminué ? »
Je lui ai expliqué que j’ai des loisirs pas chers. Ça aussi, ça semblait l’étonner pas mal. Et je trouve ça intéressant parce qu’on touche au cœur du sujet : ce qu’on nous propose comme existence, c’est un temps partagé entre les moments où on gagne de l’argent et ceux où on en dépense. Un temps occupé majoritairement par l’emploi rémunéré, qui permet de subsister, et un temps libre où on dépense le surplus de cette rémunération dans des divertissements qui permettent bien souvent d’oublier, ou de supporter, la pénibilité de l’emploi. Par « pénibilité », je fais bien sûr référence à l’usure physique en premier lieu, ainsi qu’au mal-être psychique. Mais même quand on a la chance d’avoir un emploi pas trop usant et pas trop aliénant, il est pour le moins pénible de voir une si grande partie de notre temps nous échapper, être investie ailleurs que dans ce qui compte profondément pour nous.
C’est à ce schéma que je tente d’échapper. Je veux des temps gratuits, des temps improductifs, où je ne gagne aucun argent et où je n’en dépense pas non plus, pour me consacrer à des occupations qui échappent à ces logiques marchandes.
Je vois bien que pour mes collègues, c’est surprenant d’essayer de faire autrement. Ces logiques ne sont pas questionnées ici. Je suis contente de faire exister un minimum ces questions dans leur vision des choses, que la possibilité de moins travailler prenne sa place dans leurs horizons ; d’autant plus contente qu’elles me soutiennent toutes dans ma démarche, même quand elles ne peuvent imaginer faire la même chose. Il y a une bonne entente dans le bureau en dépit de toutes nos différences, on s’est serré les coudes face à plusieurs moments pas faciles cette année, chacune a confiance dans le travail des autres.
Je me dis que ce qui les surprend peut-être aussi, c’est que j’ai beau vouloir moins travailler, je ne rentre pas trop dans le cliché de la fainéante. Je fais ma part correctement, je ne rechigne pas à récupérer des tâches relous de temps à autre, on se les répartit. Je ne fais peser sur personne mon désir de temps libre, et c’est quelque chose que je m’efforcerai de faire jusqu’au bout.
C’est précieux pour moi qu’on ait cette entente. Précieux de pouvoir compter sur leur soutien, d’autant plus dans le cas qui m’occupe : je me dis que ce sera un argument important à présenter quand je déposerai ma demande.
Outre ces discussions informelles, j’ai aussi parlé avec ma cheffe de bureau (appelons-la T.). T. est quelqu’un que j’estime et en qui j’ai confiance, je prends donc le parti d’être transparente avec elle : « Je vais demander un temps partiel pour l’année prochaine. Mon objectif serait de réduire mon temps de travail à 3 jours et demi par semaine. Je vais déposer la demande auprès de notre supérieure hiérarchique (appelons-la M.) d’ici la fin du délai.
– D’accord, est-ce que tu lui en as déjà parlé ?
– Pas depuis mon recrutement, comme je m’y étais engagée. Mais je vais solliciter un entretien avec elle bientôt. J’attends juste d’avoir un argumentaire bien construit afin de ne pas être prise au dépourvu par ses réponses. »
Nous discutons un peu de ce désir que j’ai de moins travailler. Ma responsable entend mon souhait, manifeste plutôt de la compréhension, me redit qu’elle est contente de mon travail et qu’elle me soutiendra dans cette démarche.
*
Quelques jours plus tard, T. m’informe qu’elle sort d’une réunion avec M. et qu’elle a évoqué mon désir de temps partiel, comme pour tâter le terrain. Nous nous attendions toutes deux à ce que M. questionne les raisons, s’avise de l’impact que ça pourrait avoir sur le service, tout ça : c’est normal, c’est son rôle de responsable du service.
Mais nous ne nous attendions pas à ce que, d’emblée, le temps partiel soit présenté comme « difficile voire impossible à obtenir ». (Ces mots figurent tels quels sur le papier où j’ai pris des notes pendant notre échange)
T., ma cheffe, est étonnée, déçue aussi. M., notre supérieure à toutes deux, lui a parlé de raisons budgétaires qui justifierait son refus : visiblement, si mon poste passait en 80%, il ne serait plus possible d’obtenir le budget nécessaire pour le remonter à 100% à l’avenir, par exemple si je quittais le bureau. Je dis à T. que je trouve cet argument paradoxal : pourquoi craindre un hypothétique futur où quelqu’un reprendrait mon poste, sans pour autant accéder à ma demande présente – au risque effectivement de me pousser vers la sortie ?
T. prend le temps de décortiquer la situation avec moi et ça m’encourage, je note plein de pistes d’arguments à présenter. Ce début est un peu décourageant, mais je ne suis pas abattue : j’ai bien l’intention d’aller voir M. moi-même pour plaider ma cause.
Je prévois de me renseigner auprès de tous·tes les collègues en qui j’ai confiance, surtout celleux qui ont déjà un temps partiel ; peut-être mon syndicat peut-il m’aider aussi (je ne connais pas bien son fonctionnement, étant syndiquée depuis seulement quelques mois).
Il me faut les bons arguments : à moi de les construire !