Nous savons désormais que la Commission Européenne sait qu’elle ne fait rien. Elle sait que la France viole sa législation européenne, ainsi que les principes fondamentaux de l’Union concernant le pluralisme des médias. Les éditeurs et les syndicats professionnels le savent aussi, mais ne veulent pas saisir les instances européennes par crainte de subir les représailles du gouvernement ou des puissances économiques qui possèdent les médias - à savoir les milliardaires qui détiennent les quotidiens nationaux et qui sont gavés d’aides publiques.
Sur ce sujet, lire ce billet du FPL : https://blogs.mediapart.fr/fpl/blog/261022/le-scandale-des-aides-publiques-la-presse-se-poursuit.
La menace pour la démocratie est réelle. Nul ne peut prévoir comment les extrêmes exploiteront cette situation de dépendance des quotidiens à l’égard du pouvoir, s’ils accèdent en 2027 aux plus hautes responsabilités.
La saisine de la Commission Européenne pour lui signaler une infraction dans le domaine de la presse devient donc, pour un simple citoyen, une démarche légitime. J’ai donc pris l’initiative, d’abord de porter plainte en ma qualité de citoyen européen, puis de demander une auto-saisine en fournissant les documents attestant de l’infraction. Je croyais benoîtement que l’Europe allait se saisir en urgence du dossier dès qu’elle en aurait connaissance... Mais il n’en a rien été.
Violation de l'art 107 du Traité et de l'art 11-2 des Principes Fondamentaux
Le 27 mars dernier, je saisis la Commission Européenne pour lui faire part des faits avérés suivants:
— la France verse des aides d’Etat d’un montant annuel de 27 millions d’euros à un seul et unique système de distribution de la presse, en l’occurence France Messageries (ex Presstalis). Aucune structure concurrente n’en bénéficie. Cela porte atteinte au droit de la concurrence comme au respect du pluralisme des médias, dans la mesure où France Messagerie distribue toute la presse française et étrangère, les quotidiens nationaux, la quasi totalité des hebdomadaires - quelques magazines et les quotidiens de province n’étant pas concernés par cette aide publique.
— L’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union qui protège « le jeu de la concurrence », et l’article 11 al. 2 des Principes Fondamentaux de l’Europe qui affirme que « la liberté des médias et leur pluralisme » doivent être respectés mais sont violés.
Les barèmes pratiqués à ceux qui ne bénéficient pas de l’aide publique sont plus élevés. Ceux qui, au contraire, en bénéficient, peuvent consacrer davantage de sommes pour investir dans d’autres secteurs comme les sites internet. Ce déséquilibre général interdit l’arrivée de nouveaux entrants dans le monde de la presse.
Le 27 mars, M. Krzystof Kuik, chef d’unité en charge des aides publiques, me répond qu’il ne peut pas prendre en compte cette infraction dans le cadre d’une plainte car je ne remplis pas « les conditions pour être considéré comme une partie intéressée ».
Demande d'auto saisine adressée au Directeur de la Concurrence.
Le 9 mai 2023, j’adresse un nouveau courrier à M. Kuik demandant à la Direction Européenne de la Concurrence, qui en a la prérogative une fois informée, de s’auto-saisir de cette affaire. Ce courrier est accompagné cette fois-ci du dossier formalisant clairement l’infraction commise par la France (voir ci-joint), dont une copie est également adressée à M. François Guersent, directeur de la concurrence.
Il s’agit « de souligner à l’attention de la commission des faits qu’elle ne peut ignorer et qui ne peuvent rester sans initiative de sa part dans le cadre de l’exercice de ses responsabilités (…) afin de mettre fin à une atteinte permanente du droit européen et pour assurer le principe d’impartialité ». J’indique également que je suis à jour de mes contributions fiscales et que j’ai le droit de connaître, à ce titre, l’usage qui est fait de l’argent public.
À partir de l’envoi de ce dossier, la Direction de la Concurrence européenne ne peut plus ignorer les atteintes portées au droit européen comme aux libertés publiques dans le domaine de la distribution de la presse. Elle prend connaissance, si elle ne le savait pas déjà et sans doute depuis longtemps, des faits suivants constitutifs de l’infraction:
— en juillet 2014, la Cour des Comptes affirme que que les aides destinées aux quotidiens nationaux parvenaient dans les caisses d’ « un seul bénéficiaire, les NMMP, devenues Presstalis ».
— en février 2018, la même Cour des Comptes écrit que « la société Presstalis a bénéficié de concours financiers significatifs par les biais des aides à la modernisation de la presse » mais que « sa situation a empiré ».
— le 12 mai 2020, le CIRI (Comité Interministériel de Restructuration Industrielle), le bras armé de Bercy et Matignon, informe les présidents des coopératives des quotidiens et des magazines du maintien du montant de l’aide à la distribution exclusive des quotidiens nationaux pour les années 2021 et 2022.
— le 16 juin 2021, le Sénat confirme que l’aide versée aux quotidiens nationaux est reversée à France Messageries.
— le 24 janvier 2022, Nicolas Beytout, Pdg de L’Opinion, entendu par la commission sur les concentration des médias au Sénat, dépose sous serment ce témoignage à charge:
« Pourquoi ces sommes qui sont liées au sauvetage de Presstalis passent-elles par les médias? Parce que si elles lui étaient versées directement, elles seraient considérées comme des aides d’Etat et condamnées par Bruxelles »
— Le 1er juillet 2022, la commission culture du Sénat affirme encore que « la question du soutien public suscite un fort malaise » .
— Les comptes d’exploitation de France Messagerie 2021, publiés en juillet 2022, font apparaître que la subvention d’Etat de 27,4 millions d’euros est inscrite comme produit d’exploitation. Ce qui constitue une malversation comptable puisqu'elle aurait dû figurer au titre d'une subvention.
On pourrait dire dans un langage peu européen que la barque est bien chargée.
Krzystof Kuik me répond une deuxième fois le 15 juin et fait semblant de ne pas avoir lu la demande d’auto-saisine du 9 mai qu’il a, comme François Guersent, reçue. S’il accuse réception des « informations » portant sur « une infraction présumée », M.Kuik n’évoque pas une seconde cette demande d’auto-saisine.
Krzystof Kuik reprend l’argumentation de son premier courrier pour me dire que la plainte - que j’ai pourtant abandonnée - n’est pas recevable car je ne constitue pas « une partie intéressée ». Pourquoi avoir répondu de nouveau, et surtout de la sorte? En ne répondant pas à la demande d’auto-saisine, la direction de la concurrence invite à poursuivre la procédure.
Dossier réceptionnée par Margrethe Vestager, commissaire en charge de la concurrence
Le 21 juin, j’adresse donc le dossier intégral à la commissaire en charge de la concurrence Margrethe Vestager en lui demandant de procéder à l’auto-saisine de la Commission Européenne. Et je lui formule dans les termes juridiques appropriés la demande suivante: Si « les plus éminents services administratifs de la Commission ne disposent pas de l’autonomie nécessaire pour recourir à l’auto-saisine, entendue a minima comme l’obligation d’instruire de sa propre initiative sur des faits sérieux de nature à porter atteinte à la concurrence lorsqu’ils sont portés à sa connaissance, je m’adresse à vous pour que vous déclenchiez cette procédure ». Cette lettre et le dossier ont été réceptionnés par l’équipe de direction de madame Vestager le 22 juin. Ils sont depuis restés sans réponse.
Si le mutisme de la Commission devait prévaloir, toutes les spéculations seraient alors admises. Pourquoi l’Europe accepte-t-elle de la France ce qu’elle ne tolérerait d’aucun autre pays européen?
Y a-t-il eu un deal secret passé entre le gouvernement et la Commission Européenne autorisant la France à mettre au point un système d’aides qui consacre la suprématie des milliardaires au détriment des petits éditeurs du papier comme du net?
Quelles concessions les gouvernements français ont-ils donné à Bruxelles pour que la Commission ferme les yeux sur cette violation ouverte des principes démocratiques?
À Bruxelles, nous le savons, rien n’est jamais gratuit. Ce que l’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. Quand la France avait obtenu de la Commission la reconnaissance de l’exception culturelle, elle avait en échange accepté que l’Allemagne gère comme elle le voulait son système bancaire. Qu’en est-il aujourd’hui de cet éventuel accord passé sur la presse?
Il ne faudrait pas, sous prétexte de pérenniser un système antidémocratique qui profite à une minorité de fortunés, que l’on découvre un jour que la France a abandonné, sur un secteur économique vital, un pan de sa souveraineté.
Courrier à la Direction de la Concurrence de la Commission Européenne, le 9 mai 2023 :

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Réponse de la Commission européenne le 15 juin 2023 :

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Courrier à la vice-présidence exécutive de la Commissaire à la Concurrence, le 21 juin 2023 :

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