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Billet de blog 21 décembre 2023

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Ce matin, Arman et Khan

« Arman, il faut te lever ». Il était 6 h 30 quand je l’ai réveillé. Khan était déjà dans la salle de bain.

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« Arman, il faut te lever ». Il était 6 h 30 quand je l’ai réveillé. Khan était déjà dans la salle de bain.

– Qu’est-ce que tu bois le matin ? Du thé, du lait ?
– Thé.

Sa voix douce est à peine audible. Je lui montre le paquet de thé vert « Mokhtar » en haut de l’étagère.

– Celui-là ?
– Oui
– Et tu veux manger quoi ? Du pain ?
– Non.
– Un œuf ?
– Oui.
– Deux œufs ?

Pas certaine d’avoir bien compris la réponse qu’il a murmurée sans relever la tête, je prépare le thé et, à tout hasard, fais frire deux œufs.
Il mange et bois, tête toujours baissée. Je le regarde et pense à la loi qui vient d’être votée contre lui et tous ses semblables.

Il est arrivé hier soir derrière Khan, avec la trottinette achetée sur ses premiers salaires.

– C'est Arman, m'a dit Khan.
– Je le connais. Il est déjà venu une fois. Il dort ici ?
– Oui.

À la fin du dîner, Arman m’a montré une photo sur son téléphone.
C’est bien lui, presque encore un enfant, assis dans l’herbe sur fond d’arbres et de buissons, une boîte de conserve ouverte devant les jambes, un bout de quelque chose ressemblant à du pain à la main. Une large mèche de cheveux, aujourd'hui disparue, balaie son front.

– Tu es beau.
– Iran, précise Khan. Manger. Beaucoup marcher. Beaucoup de morts.
– Tu avais quel âge quand tu es parti d’Afghanistan ?
– Quatorze, quinze.
– Il y a eu beaucoup de morts ?
– Oui
– Tu as quel âge aujourd’hui ?
– Dix-huit.

Il est arrivé il y a un an. Cela veut dire plus de deux ans, peut-être trois, à devoir se débrouiller pour manger, dormir, s’orienter, passer les frontières. Pakistan, Iran (parfois directement), puis Turquie, Grèce, et de là remonter pour essayer d’atteindre la Croatie. Le trajet est en gros le même pour tous, avec des variantes selon les circonstances. « J’ai eu de la chance, je n’ai été renvoyé qu’une seule fois en Turquie depuis la Grèce », m’avait dit Ahmad en anglais.

De ce qu’ils ont vécu tout au long de leur parcours, ils en parlent entre eux, mais ne nous en disent rien ou pas grand chose. C’est seulement après plus de deux mois passés chez moi que Khan a osé montrer les cicatrices qui tatouent ses pieds pour avoir marché sans chaussures sur des sols hostiles, une fois même sur des serpents, « beaucoup, cent, deux cents », évoquer les nuits passées dans la « jungle » sans vraiment dormir, notamment à cause des « cochons » (sangliers), relever sa manche pour que je voie les marques laissées au-dessus du coude par les crocs d’un « chien commando », raconter comment il a échappé à des gardes-frontières en se cachant, recroquevillé, dans une niche. Et dire cette fois où il a vu la mort, ce sont ses propres mots, « j’ai vu la mort », quand, alors qu’il traversait à la nage avec son sac à dos une rivière (La Sava pour entrer en Croatie ?) et luttait contre le courant, que son ami quelques mètres en arrière l’appelait au secours, il a senti qu’il n’en pouvait plus, qu’il s’abandonnait, avant de réussir à rassembler ses forces pour continuer d'avancer.

Est-ce ce par quoi il est passé qui fait qu’Arman garde tout le temps la tête baissée ?  

Khan a mangé un des deux œufs et bu du lait. Les voilà debout, prêts à partir. Une heure de car jusqu’au chef-lieu du département plus une demi-heure à pied avant d’arriver là où les attend leur professeure de français. Et autant en sens inverse après sept heures « d’école ».

Je les regarde et leur dis : « Vous êtes courageux, vous êtes forts. Bravo. » Et je répète, pas sûre qu’ils comprennent bien le mot « courageux ». Mais je veux qu’ils sachent combien je suis fière d’eux.

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