La dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron, ayant donné lieu aux élections législatives que nous vivons actuellement, peut être comparée à la partie émergée de la crise politique contre laquelle s'est fracturé le déni démocratique du gouvernement.
Cette situation n'est donc pas à considérer comme la cause d'une éventuelle arrivée au pouvoir de l'extrême-droite, mais bien comme la conséquence d'une diffusion organisée et massive de logiques fascisantes qui participe à imposer cette arrivée comme une évidence.
Or, ce qu'ont en commun le néolibéralisme et le fascisme est précisément leur dynamique centrale d'individualisation, d'atomisation du tissu social par l'institution de motifs de division, motifs qui dessinent des frontières et structurent des hiérarchies sociales oppressives et inégalitaires. Penser la société comme la simple somme d'individus isolés, voilà un exemple de victoire idéologique du néolibéralisme.
Concevoir dans le même temps que ces individus ne se valent pas et que, sous ce prétexte, certains devraient naturellement dominer les autres, voilà notamment où se rejoignent et s'alimentent ces deux idéologies profondément anti-sociales.
Si l'on observe désormais l'importance fondamentale des sociabilités dans la survie du genre humain, on serait même tentée d'affirmer que cette pensée individualisante est contre-nature... Et elle l'est par de nombreux aspects, comme nous l'a montré l'inconsciente et dangereuse vétusté du programme des extrêmes-droites, en France et à l'international, ainsi que des partis réactionnaires et autoritaires en matière d'écologie.
Pour construire une résistance et une alternative populaire que l'on puisse collectivement juger juste, viable et désirable, il apparaît que la première condition est donc de prendre la mesure des dispositifs qui nous divisent.
Encastrés les uns dans les autres, ils s'alimentent et participent de l'éclatement des forces progressistes et de leur incapacité à agir en conscience par et pour elles-mêmes. Le plus évident, puisque sa responsabilité dans la prise de pouvoir institutionnelle de l'extrême-droite est aujourd'hui pointée par les critiques, est le dispositif médiatique. Nous ne reviendrons pas dessus, puisque florilège d'articles, de vidéos et d'analyses sont disponibles à ce sujet.
Il apparaît en effet important de mentionner ici des dispositifs sur lesquels nous puissions avoir un pouvoir direct, dans la mesure où cela peut participer à renouveler ou redynamiser le répertoire d'action en termes de mobilisation sociale.
Un des aspects des structures sociales dans lesquelles nous évoluons est leur propension à sectoriser les différentes activités de la vie, mais également à produire des "spécialistes" dans et de chacun de ces secteurs.
Cette logique a notamment pour effet de répartir la légitimité à traiter de tel ou tel sujet de façon différente selon les logiques de spécialisation inhérentes au secteur défini - souvent validées ou critiquées par des secteurs corrélatifs. L'expression de cette division du travail social est légale, symbolique, culturelle, mais également spatiale et discursive.
De fait, la professionnalisation politique et les modalités d'une démocratie représentative nous privent jusque dans nos consciences d'exister politiquement et nos capacités d'agir. Pour prendre un exemple concret, il ne paraît pas approprié de prendre la parole publiquement à la cantine de son entreprise pour interpeller ses collègues concernant leurs conditions de travail si nous ne sommes pas membre (voire représentant) d'un syndicat implanté au sein de cette même entreprise.
De la même façon, il peut paraître gênant d'inviter nos voisin.es à échanger autour de la main-mise de spéculateurs immobiliers dans la résidence, à s'organiser pour obtenir une mise en conformité de leur logement avec la loi en matière d'isolation thermique ou à lutter contre des expulsions par exemple.
C'est principalement dans le banal et le quotidien que s'organise ce qu'on nomme abstraitement "révolution" - et qui n'est plus à considérer comme le grand soir, sous peine de déceptions récurrentes. C'est précisément là que se joue l'alliance de plusieurs enjeux en matière de résistance politique viable : une politisation (enjeu n°1 permettant de favoriser l'expression des causes réelles du problème et de proposer la dimension idéaliste d'une alternative) de nos problématiques individuelles directes (enjeu n°2 de collectivisation et de prise de conscience de la dimension collective du problème et de sa solution) en vue d'une résolution collective (enjeu n°3 d'organisation d'une structure collective capable de résoudre une problématique de façon autonome).
Ne nous y trompons pas : c'est bien du travail de faire de la politique... Mais il s'agit d'un travail résolument collectif, dont les voies d'expression ont été pour la plupart spoliées par une classe dirigeante aux intérêts obsessionnels mais bien compris. Si nous ne pouvons pas nous soustraire du jour au lendemain des dispositifs (le logement, le travail, le principe d’État souverain et de frontières, etc.) qui participent de nos divisions, nous pouvons déjà en prendre conscience et chercher comment ouvrir des failles au sein de ces espaces-temps qui soient autant de champs des possibles.
Pour filer la métaphore, il est également pensable d'aller voir si l'herbe ne serait pas plus verte ailleurs, si d'autres utopies n'auraient pas déjà été cultivées juste à côté de chez nous et à l'autre bout du monde, d'étudier de plus près l'écosystème des luttes locales et internationales afin d'en saisir des inspirations, des modèles de pensée et d'action...
Bref, arrêter de penser là encore que notre individualité, ou n'importe quelle incarnation de l'individualité totale, pourrait ou même devrait se suffire à elle-même concernant la production d'idées et de stratégies révolutionnaires.
Il n'y aura pas de formule magique, et seuls les démagogues pourraient encore affirmer incarner la solution aux défis majeurs qui se présentent à nous ; cette politisation est affaire de faits et de perspectives qu'il s'agira d'exprimer et de former communément. Déjà, depuis le début de ces législatives anticipées, une partie des débats entre défenseur.euses des gauches et partisans des droites les plus dures se structure autour du motif d'opposition entre faits empiriques et formules idéologiques.
Peut-être les premier.ères ont-ils pris conscience du pouvoir des émotions contre la démocratie (Eva Illouz, 2022) et tentent littéralement de faire revenir à la raison leurs interlocuteurs pétris de peurs plus anciennes qu'eux. Encore faut-il qu'eux même ne se compromettent dans aucune idéologie, au risque de décrédibiliser la lente recomposition du réel à laquelle ils s'emploient. Si le discours politique doit en partie s'appuyer sur des faits, une autre dimension de la politisation relève néanmoins des perspectives théoriques et matérielles capables d'émerger à l'issue d'un accord partagé sur la réalité des problèmes présents.
Comme diraient les romancier.ères engagé.es, il s'agit donc de "cultiver d'autres imaginaires" dans le but de sélectionner ceux qui nous paraissent viables et désirables à diverses échéances et à plusieurs échelles. L'union des gauches n'est pas que cette affaire électorale et institutionnelle, elle est également et surtout l'alliance des idéaux et des pratiques progressistes en termes d'émancipation collective.
Pour cela, il nous faut, chacun.e et chacun d'entre nous, faire preuve de réflexivité et se demander dans quelle mesure nous sommes partie prenante du problème et des solutions auquel il appelle. Il nous faut saisir que nous n'existons pas les uns sans les autres, tout en mettant en lumière nos interdépendances et en choisissant en conscience (étymologiquement "avec le savoir") celles que nous souhaitons nourrir.
Pour conclure, cette contribution est donc un appel à une forme de "véritable" radicalité qu'il nous faut désormais assumer pleinement, comprise comme la capacité à pointer la ou les causes d'un phénomène et d'en examiner les conséquences - en d'autres termes, une façon efficace de reconstituer une chaîne de causalité, premier levier de manipulation idéologique, qui soit fiable et permette d'agir en conscience.
Cette radicalité ne doit pas prendre uniquement en considération le passé et le présent, mais également servir d'instrument pour penser d'un point de vue critique les perspectives auxquelles nous décidons d'aspirer activement. En cela, les sciences sociales ont un rôle particulièrement important à jouer - rendre accessibles à la société les outils nécessaires à sa propre réflexion - et un autre qu'elles se doivent de ne pas reproduire - légitimer et renforcer un système socioéconomique violent et insoutenable.
La suite au fil des luttes...
E.E