ON EST CAP (avatar)

ON EST CAP

enseigne la philosophie

Abonné·e de Mediapart

41 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 juin 2013

ON EST CAP (avatar)

ON EST CAP

enseigne la philosophie

Abonné·e de Mediapart

La Magie des Conti

ON EST CAP (avatar)

ON EST CAP

enseigne la philosophie

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La magie des Conti

Le comoedia est le seul cinéma à Lyon où je -on dit cap- peux me rendre seule pour voir autre chose que des films commerciaux (ascenseurs, place réservée aux fauteuils roulants). Ce soir :

la Saga des Conti

Il ne s'agit pas d'un vieux film de Visconti sur l'histoire d'une grande famille italienne, mais d'un documentaire sur la lutte des ouvriers de l'usine Continentale de Clairvoix aujourd'hui fermée. Je propose malgré tout à des amis de m'accompagner, mais tout le monde décline pour de bonnes raisons. Il y a ceux qui sont rentrés du travail morts de fatigue, ceux qui ont du boulot à finir ou des gosses et enfin ceux qui vont au cinéma pour rigoler et pas pour s'emmerder. Quand la lumière revient trop rapidement dans la salle pour lancer le débat, je suis éblouie, je n'ai pas envie de parler mais de rester encore avec les Conti pour bien laisser infuser en moi la magie de leur aventure. Intérieurement je m'écrie : « S'k'y sont cons de pas ête venus ! ».

Émouvant, ce film est très émouvant. Il n'y a pas 5 minutes que la séance est commencée que déjà, j'oublie qu'il s'agit d'un documentaire et m'agite sur mes roulettes en ponctuant le film de commentaires pas toujours intérieurs : « Ben ça ! C'était sûr ! » et de rires. Entendre des ouvriers français crier : « Alle zusammen » provoque une hilarité digne d'une comédie avec Louis de Funès la fierté et l'espérance en plus.

Car ce qui rend ce film si émouvant, c'est qu'il raconte l'aventure humaine d'hommes -il y a peu de femmes- qui « refusent de baisser les yeux devant leurs patrons » et de se laisser virer comme s'il s'agissait d'une nécessité économique à laquelle il serait fou ou vain de s'opposer. Malgré les 500 salariés sur 1100 qui n'ont toujours pas retrouvé d'emploi, malgré les suicides – deux-, les dépressions, les poursuites contre les ouvriers dont Xavier Mathieu qui ne retrouvera plus jamais de travail dans l'industrie, malgré les ravages humains et sociaux que la fermeture de Continental a entraîné dans la région, malgré toute cette souffrance, la lutte des Conti est une victoire car elle nous montre qu'il est possible de réagir autrement que par « le sauve qui peut » et la résignation ; plus exactement elle montre comment il est possible d'agir au lieu de réagir.

Pourtant la situation ne pouvait pas être pire : non seulement l'usine annonce la fermeture après avoir fait croire aux ouvriers que s'ils travaillaient plus -40 heures au lieu de 35- ils sauveraient leur emploi, mais en plus les délégués syndicaux sont juste sortis de l’œuf et abandonnés par leur confédération respective. Les conditions de la débâcle qui sont communes à de nombreux sites industriels vont paradoxalement devenir celles d'un combat exemplaire mené tambour battant, car les conditions ne font pas tout quand des individus se lèvent au lieu de se coucher. Eux, ils disent comme ça : « celui qui se bat n'est pas sûr de gagner, mais celui qui ne se bat pas a déjà perdu ».Tout commence donc avec une devise qui permet de rassembler les forces du cœur et de mobiliser les énergies pour faire tout ce qu'il sera possible de faire ici et maintenant.

Pour rassembler les forces du cœur, une devise encore:  un pour tous, tous pour un. La devise qui fit naître les mousquetaires fit aussi naître les Conti. Les Conti c'est une intersyndicale, des travailleurs associés – ouvriers qualifiés, non qualifiés, cadres - qui décident des actions à mener dans des assemblées générales. Ce qui a plu aux gens dit Xavier Matthieu, c'est qu'ils décidaient pour eux-mêmes. Les Conti ont pris le pouvoir au moment même où ils ont été dépossédés de leur emploi. « Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation , a écrit Jean-Paul Sartre dans La République du silence, in Situations, III, [car] les circonstances souvent atroces de notre combat nous mettaient enfin à même de vivre, sans fard et sans voile, cette situation déchirée, insoutenable qu’on appelle la condition humaine ». C'est parce qu'on les a traités comme des marchandises, que les Conti ont montré qu'ils étaient des hommes. 1

Quand, les conti n'écoutant que leur cœur, se lèvent pour affronter avec courage et détermination la situation à laquelle ils se trouvent confrontés, alors la magie opère. Ils rencontrent une fée qui va les aider dans leur combat. Cette fée a un gros ventre, des lunettes carrées et des cheveux gris, elle s'appelle Roland, c'est un militant de LO qui va mettre son expérience et sa culture syndicale et politique au service des Conti. Car il ne suffit pas d'avoir du cœur au ventre, un cœur sans tête, c'est rien que de la confiture dégoulinante qu'on nomme parfois compassion. Quand Xavier Mathieu, déterminé à combattre mais dépassé par la tâche qui l'attend appelle Roland au secours et quand ce dernier accepte de mettre sa sagesse au service des Conti, - de les initier et non de les mener-, alors un lien rompu depuis des décennies se rétablit là sous mes yeux qui n'en reviennent toujours pas. Nous les déracinés, nous les exilés, nous les immigrés nous retrouvons le fil perdu de nos origines, le fil perdu d'une tradition vivante car elle accepte de passer le témoin aux générations à venir.

Quelles que soient nos origines sociales, culturelles, éthniques, nous sommes tous des déracinés. Parce que nous vivons dans un système économique qui programme, stocke, gère, éxècute et écoule, la terre s'est dérobée sous nos pieds, les oiseaux se sont enfuis dans un ciel que masquent la pollution et les satellites, la nature s'est transformée en réservoir et les hommes eux-mêmes en ressources à gérer. Or ce monde humain que j'avais vu le jour de son enterrement en lisant l'Assommoir, Nana et Germinal, ce monde humain que je ne connaissais qu'à travers les souffrances inexprimées de mes grands-parents et arrière-grands parents, l'absence de mon père toujours parti au boulot ou en réunion, ce monde humain dont je porte la destruction dans mon corps même renaissait là sous mes yeux éblouis. Ces mains qui produisaient des pneus retrouvaient le chemin de leurs tripes, de leur cœur, de leur gorge et de leur tête pour prendre corps en une présence individuelle et collective singulière. J'apprends tout dit Xavier Matthieu à la caméra de Jérôme Palteau et nous avec toi ! Nous apprenons à quel point ceux qui travaillent sont riches de savoirs, de savoir-faire, de vertus (patience, abnégation, générosité, sens de l'effort). Un tas de choses que mon père m'avait dit, un tas de choses que j'avais lu chez Diderot ou Marx et qui était pourtant resté lettre morte. Parce que Notre héritage n'est précédé d'aucun testament ? Sans doute. Sans testament, aucun passé n'est assigné à l'avenir. En l'absence de tradition pour choisir, nommer, transmettre et conserver, il ne peut y avoir de continuité dans le temps et il est impossible de connaître la valeur de nos trésors. Les héritiers, les acteurs et les témoins, incapables de donner un nom à ce dont ils ont hérité, finissent par l'oublier.

Conservons précieusement l'expérience des Conti, allons voir et revoir leur histoire, racontons-là à nos enfants, nos élèves, nos voisins, nos amis et nos ennemis pour que l'action continue d'avoir un sens pour les vivants et pas seulement pour les morts, pour que chacun sache dans ses tripes et son cœur de quoi les hommes et les femmes qui se redressent sont capables.

Merci les Conti, merci Xavier, merci Roland, merci Jérôme, merci grand-père, bonne fête papa

http://www.lasagadesconti.com/

1Je voudrais tout de même dire aux Conti que les femmes aussi ont deux boules, mais elles ne sont pas situées au même endroit et s'appellent les ovaires. Cette mise au point faite, le terme « homme » est évidemment à prendre ici au sens d'humain.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.