La question de savoir pourquoi les gens votent front national plutôt que front de gauche a souvent été posée ici. Cette question se pose aussi dans nos vies : pourquoi la femme battue ne quitte-t-elle pas son mari ? Pourquoi le travailleur, l’étranger, l’homosexuel et l’animal courbent-ils l’échine au lieu de répondre ?
La réponse la plus courante consiste à affirmer que les gens manquent d’instruction, que le système médiatique les manipulent, que la consommation les abrutit et les flatte. Cependant, on ne prend pas garde que cette réponse loin d’être nouvelle est une ritournelle née avec la démocratie mise progressivement en place à partir du moment où le peuple d’Athènes en 662 av. JC se révolte contre les grandes familles. Une telle réponse relègue en effet les gens au fond de la caverne, pieds, mains et cou attachés, regardant sur une paroi - devenu écran- les ombres des objets qui passent derrière eux projetés par un feu qui jamais ne s’éteind1.
Leur salut dépendra alors de l’homme providentiel et divin qui parviendra à s’échapper de la caverne, vivre dans la lumière du jour et suprême joie regarder le soleil en face. Cet homme au naturel d’or, c’est le philosophe selon Platon, autre variante du prophète. Ce djedaï n’est pas seulement courageux et sage, il est aussi plein de compassion, aussi et quoiqu’il lui en coûte, retournera-t-il dans la caverne pour libérer les gens de leur ombre au risque d’y perdre la vie.
Cette version pourra recevoir une infinité de variations selon les lieux, les époques, les styles : l’intellectuel engagé, le curé, l’instituteur, le cow-boy solitaire, le journaliste, l’homme politique, le psychanalyste … elle aura ses bons et ses truands. Ma version préférée étant non celle de Platon - je n’ai pas encore atteint la lumière réelle du soleil – mais de Sergio Leone dans il était une fois la révolution. J’en suis encore aux images. Mais je ne confonds pas BHL et Pierre Vidal-Naquet2 ni Jean Jaurès et François Hollande. Ouf ! J’ai enfin atteint l’ordre symbolique !
Cette version comporte un passage que j’ai toujours trouvé juste, quoique l’image du livre jeté dans la boue m’ait souvent tordu le ventre et froissé le cœur. John Mallory (James Coburn) jette en effet un livre dans la boue après que Juan Miranda (Rod Steiger) lui ait fermé le clapet avec cette remarque : pendant que les chefs de la révolution discutent stratégie autour d’une table où ils mangent et boivent, les combattants sont morts. Nostalgie d’un impossible homme divin et nostalgie d’un impossible réel de liberté et d’égalité qui ne nous laisserait que comme alternative de se faire sauter la caisse avec une poignée pleine de dynamite ou de passer une saison chez Lacan histoire de nous apprendre à accepter le réel tel qu’il est.
A moins que…
... on se rappelle avec Jacques Rancière 3 que Platon, aristocrate, haïssait autant l’oligarchie – celle des dollars ou de l’euro- que la démocratie – la plèbe et son ombre – ; auquel cas s’émancipant de la tiédeur de son lit ou la grisaille de ses jours , chacun là où il est, devant son écran, dans la rue ou sur une place publique, mais aussi au sein de sa famille et son activité ou inactivité professionnelle, pratiquera la liberté et l’égalité en parlant avec les autres et en les écoutant, en s’associant, manifestant, écrivant, chantant…. Toujours pour dire les contradictions des mondes où nous vivons car il n’existe aucun mécanisme qui permette de briser les idoles pour libérer les esclaves comme l’explique très bien Geneviève Fraisse au début de cette vidéo 4. De même, il n’existe qu’un monde où les gens sont libres, celui où ils se parlent, comme nous le faisons ici 5 ou là-bas si j’y suis ou encore ailleurs 6
² http://blogs.mediapart.fr/blog/yvon-quiniou/070815/bhl-ombre-lumiere-et-vide-intellectuel
3 La Haine de la démocratie Jacques Rancière
4 https://www.youtube.com/watch?v=zjikWRr8RTQ
5 http://blogs.mediapart.fr/blog/vingtras/140815/huit-cents-contact
6 http://blogyy.net/