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Billet de blog 9 septembre 2024

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Mellah de Marrakech : les oubliés du séisme - Promesse tenue faite à Haizan

Il y a un an le Maroc se réveillait meurtri, épouvanté. En avril dernier, les quartiers touristiques de la médina de Marrakech présentaient des stigmates de ce séisme exceptionnel : des structures en bois soutenant des murs auxquelles le promeneur finit par s'habituer. Avec ma fille nous avons voulu savoir ce qu'il en était dans le Mellah, le quartier juif historique, et le plus touché.

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Illustration 1
Mellah de Marrakech, 7 avril 2023 © Estelle Alquier

Se rendre dans la partie détruite du mellah est chose peu aisée. Après avoir parcouru une rue grimpant derrière le palais El Badi, nous réalisons rapidement que tout est mis en oeuvre afin que les étrangers ne puissent y accéder, ce à quoi s'ajoutent les tentatives des riverains de détourner notre itinéraire autant que notre attention.

L'empêchement n'est pas physique mais pourtant bien palpable. Au fil des ruelles empruntées presque à l'instinct les touristes se font plus rares jusqu’à disparaître totalement, tout comme l'agitation colorée des souks que remplacent des vendeurs épars aussi fatigués que leurs légumes trop mûrs et leurs objets d'occasion, marchandises qu'un européen aurait jeté dans une benne depuis bien longtemps.

Les visages sont fermés, les regards sur nous noirs. Est-ce mon appareil photo en bandoulière à travers duquel je n'ose plus regarder ou seulement l'incongruité de notre présence ? Les corps semblent résignés, les voix moins fortes, le quartier très pauvre. Juliette souhaite faire demi-tour, mais j'entrevois au bout d'une ruelle sombre l'éclat de ce qui ressemble à un tas de gravats.

Quelques dizaines de mètres plus loin, la lumière du soleil revenue, nous nous trouvons face à un spectacle stupéfiant qu'accentue un silence aussi soudain qu'étourdissant. Voir des photos du séisme est une chose, notamment à une époque où les images, trop nombreuses, ont perdu sens et profondeur. Être immergées en quelques secondes dans ce paysage effroyable en est une autre.

Une bombe n’aurait pas fait place plus nette. Ici un pan de mur de cuisine devant lequel on ne peut s'empêcher d'imaginer, quelques secondes avant celle qui fut fatale, une femme préparant le dîner près d'une tablée animée. Là un reste de peluche jaunie par la poussière.

Au loin, un fauteuil semblant minuscule au bas du mur duquel il se trouve traduit autant l'absence que la fragilité de la vie humaine. Sous une pierre de taille émerge un squelette de chat. Pas âme qui vive. Seuls quelques maigres félins errent à la recherche de recoins ombragés.

 Un jeune homme surgi de nulle part s'avance vers nous, les bras ouverts, le visage illuminé par un immense sourire. "Vous êtes perdues ?" Non. "Prends des photos, pleins de photos, il faut que tout le monde sache que rien n'a changé depuis le tremblement de terre. Ils sont tous venus et ont tous vu, Macron et les autres, et le roi a fait des promesses, pleins de promesses, mais aujourd'hui rien n'a bougé, on vit dans la misère, on n'a plus de maison, on n’a plus rien, on habite chez des gens qui ont bien voulu de nous, d'autres vivent dehors. Mais les touristes, eux, ont tout ce qu'il faut". Haizan a 20 ans.

Sélectionné dans un club sportif pour un avenir prometteur peu avant le tremblement de terre, il fait désormais mille métiers pour sortir sa famille de la misère. Nous rions ensemble de toutes les compétences qu'il a développé en quelques mois tant il rend burlesque cet inventaire à la Prévert. Puis il nous raconte l'après-séisme, nous parle de sa cousine retrouvée sans vie, nous entraîne sur les décombres de l'habitation de sa famille, pour s'insurger à nouveau de l'immobilisme du gouvernement marocain et des promesses de chefs d'état restées lettres mortes. Du moins pour eux.

Les quartiers touristiques ont bénéficié des aides publiques internationales très rapidement, mais ici, rien. Et, surtout, il me fait promettre de rendre publique des photos. D'ici, et de lui. Nous apprenons que quelques années auparavant des fonds avaient été débloqués pour la consolidation des bâtiments, anciens pour certains de plusieurs siècles, sans que ce programme de rénovation n'ait été mené correctement, au détriment de leurs habitants.

Après avoir sollicité Juliette pour une série de selfies et des portraits qu'il me demande de faire de lui devant les restes de sa maison - sans que je ne puisse les lui transmettre puisqu'il n'a pas de smartphone -, il tient absolument à nous présenter sa petite soeur, que nous rejoignons après avoir parcouru un lacis incompréhensible de ruelles dans lesquelles la vie reprend au fil de nos pas. Il me fait promettre une nouvelle fois de montrer l’état de son quartier, de parler de l'abandon dont ils sont victimes, et nous nous quittons. C'est chose faite avec un album et ce court récit. Peut-être lui reviendront t-ils un jour ?

Quand je pense à ce moment passé ensemble, à notre rencontre fortuite dans ce désert de décombres, j'ai l'impression qu'il vient souvent errer dans les débris de sa vie. Je me rappelle pourtant aujourd'hui bien plus de son sourire lumineux, de nos rires, de son enthousiasme communicatif. Et de sa colère. Belle vie à toi Haizan !

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