Esther Hercelin (avatar)

Esther Hercelin

Abonné·e de Mediapart

3 Billets

0 Édition

Billet de blog 30 novembre 2023

Esther Hercelin (avatar)

Esther Hercelin

Abonné·e de Mediapart

The revolution will not be televised

Nous assistons à la perte de sens de nos mots, et je le vis comme un déracinement. Où sont passés nos petits moments de vie ? Après avoir vu le film Perfect Days, je me questionne sur l'impact du portable sur notre mental, nos corps et nos sociétés. En moi grandit la conviction que notre rapport à la technologie est étudié, organisé, et même planifié.

Esther Hercelin (avatar)

Esther Hercelin

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le film Perfect Days de Wim Wenders sort ce mercredi 30 novembre 2023 en salles, et il fait écho à quelque chose de lointain et familier à la fois. Il me rappelle une manière de vivre. Je suis touchée par quelque chose d’universel dans ce film, par un personnage humblement heureux, qui trouve sa joie dans les petits moments du quotidien. Le personnage principal, Hirayama, n’a pas de smartphone. C’est tellement rare que j’en remarque l’absence, dans une société où l’utilisation du téléphone est devenue incontournable pour toutes sortes d’actions quotidiennes : aller à la banque, écouter de la musique ou la radio, prendre une photo, envoyer un message à un proche pour le prévenir de notre appel imminent. Nous avons tous remarqué à quel point nos téléphones sont devenus indispensables et omniprésents.

Paradoxalement, nous continuons à employer le mot «  téléphone » alors que cet objet occupe bien plus de place dans notre vie que ce que l’on définit comme un téléphone (inoffensif).

Puis, nous constatons que nous sommes tous épuisés mentalement, stressés, nous dormons mal et tard. Nos problèmes émotionnels personnels semblent amplifiés car nous sommes constamment en état d’alerte maximale.

Si certains se pensent préservés et en déduisent une possible utilisation saine du portable, c’est sous-estimer l’emprise que la technologie a sur le cerveau humain. Les signes physiques ne trompent pas. Nos cernes ne nous quittent plus, un mélange de fatigue et lassitude nous accompagne au quotidien, notre tranquillité et notre besoin de solitude ne semblent jamais vraiment assouvis, notre visage marque plus vite et nous perdons nos cheveux plus jeunes, nous sommes constamment déshydratés, nous perdons tous la mémoire et l’envie de la stimuler devient un effort considérable, nos langues s’appauvrissent, elles perdent en justesse, épaisseur, vocabulaire. Ce dernier point fait partie des choses qui m’attristent le plus; j'assiste à la perte de sens de mes mots, et je le vis comme un déracinement.

Où sont passés nos petits moments de vie ? Se rappelle-t-on de ce qu’on ressent quand on s’ennuie ? Se souvient de la dernière fois que l’on a senti le temps passer ? Pourquoi nos familles sont-elles toutes éparpillées dans des villes différentes ? Pourquoi est-ce plus fréquent de souffrir d’anxiété ?

Je remarque que tous ces effets se sont accentués ces trois dernières années, depuis le confinement. Une période où communiquer à travers des écrans devenait la forme de lien social de sociétés entières. Enfermés, sans l’avoir choisi, parfois dans la solitude la plus totale, dans la peur générale d’une maladie contagieuse; tout dans le contexte menait à la panique. Le confinement n’est pas la cause, mais a été comme un point de non-retour car nous avons été habitués sur un temps long à nous tourner vers les écrans pour entretenir un lien social et nous libérer de notre stress. Un temps d’exposition suffisant long pour démarrer une addiction.

Entre habitude et dépendance la limite est fine, et cela concerne tous les âges. Particulièrement ceux parmi nous qui adoptent une posture pragmatique et se plaisent à répéter qu’ils utilisent le téléphone comme un outil. Opposant leur rapport pragmatique à leur téléphone et ainsi leur supériorité, à la jeunesse que passent les adolescents sur TikTok, alors qu’ils passent leur soirée sur leurs mails. Chacun d'entre nous a sa bonne raison d'utiliser son portable. Dans les deux cas, Tik Tok ou marks, nos cerveaux se sont habitués au fonctionnement de la technologie et elle devient comme une deuxième peau.

Les mots de la technologie s'infiltrent dans le langage car ça devient plus parlant de faire des parallèles avec notre vie virtuelle. Je remarque nos mots vidés de leur sens, car ils sont sans cesse accompagnés de superlatifs :

- c'est "vraiment" intéressant

- c'est "magnifique", "incroyable", c'est "méga" beau

- c'est "trop" bien, "très" fort

Plutôt que de prendre le temps de formuler nos pensées avec des mots adéquats, on accentue notre propos à l'aide de superlatifs et ansi on efface les nuances qu'offrent nos langues maternelles.

Nous sommes fatigués car nous sommes sur-stimulés. Notre cerveau n’est jamais tranquille. Et ne pas avoir notre portable, c’est ressentir le manque, car ce niveau de stimulation n’existe pas dans la vie réelle. Nous cherchons en permanence à recréer ce cycle pour retourner vers un écran. Nous sommes trompés par nos propres sens qui veulent absolument aller vers nos portables même si ce n’est pas bon pour nous. Ce fonctionnement à base de système de récompenses est très pratique pour la société de consommation.

C’est aussi plus simple de vivre à travers un écran car ça nous donne du recul, et c’est moins dangereux. Il est devenu plus agréable d’avoir une relation para-sociale avec une vidéo plutôt qu’une vraie conversation. Nos sens nous trompent, ce n’est pas plus simple à vivre, mais c’est devenu naturel car ça nous procure un effet rassurant. Le portable nous maintient dans une zone de confort fictive et nous apprend la gêne, et cela peut même aller jusqu’à de l’anxiété sociale.

Les portables nous habituent aussi à nous déconcentrer, on le sait, mais cette déconcentration est en réalité bien plus importante et cache quelque chose de crucial. Les téléphones nous apprennent à prendre des décision compulsives. Une décision compulsive, signifie répondre à une émotion sans y réfléchir par une action. En général, il s’agit d’une émotion avec des non-dits : la frustration, la culpabilité, la peur. Une émotion qui nous pèse car nous ne pouvons pas la vivre, c’est une émotion de l’instant d’après, ce sont des émotions qui génèrent du stress. Une décision compulsive, fait que nous voudrions combler un manque en faisant taire ce stress. Le vide grossit quand on cherche à le combler.

Je n’ai pas de solution parfaite car on ne peut plus se passer de nos téléphones, où que l’on vive dans le monde. J’aimerais discuter de ce sujet avec les personnes qui le souhaiteront après avoir lu ce billet. Consciente que les problèmes de notre société ne se résument pas à notre relation au portable, il s'agit plutôt d'un signal d'alarme au milieu de toutes les incohérences de nos sociétés modernes. Le portable étant la nouvelle forme de la télévision, cette technologie va continuer d'évoluer. En attendant, je voudrais réduire son utilisation, mais pas seule, dans un pacte à plusieurs avec mes proches. Malgré cette impression d’avoir tous une relation particulière à notre portale, nous vivons tout cela de manière collective. Le but est de s’émanciper comme on le peut de l’utilisation de son téléphone, au lieu de s’affranchir de la nature et du lien social. Inverser la tendance. Dans le film Perfect Days le réalisateur Wim Venders traduit au spectateur un mot en japonais qui signifie profiter de l’instant présent : « Ichigo Ichie ». J’aimerais honorer cette idée, pour pouvoir faire confiance à mes sens, mes émotions et à mes mots à nouveau. Comme toutes nos addictions, le rapport au portable ne nous a pas annihilés.

J’ai envie de terminer cette réflexion déjà longue en évoquant l’artiste coréen Nam June Paik, qui avait prédit l’avènement des réseaux sociaux avant l’heure en annonçant, dans les années 1970, que tout le monde aurait un jour sa propre chaîne de télévision. En moi grandit la conviction que notre rapport à la technologie est étudié, organisé, et même planifié. Ce n’est pas pour rien que les personnes les plus riches au monde sont liées aux GAFAM. L’être humain est devenu à la fois consommateur et produit. Mais il reste en nous l’espoir d’inverser cette tendance, car en chacun de nous brûle un feu, dont la force en sommeil ne peut être assouvie.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.