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Billet de blog 9 mars 2017

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Les libertaires, l’intersectionnalité des dominations, l’État et l’islamophobie

Des extraits de deux textes du Québécois Francis Dupuis-Déri et de la Française Irène Pereira autour de débats vifs actuellement en milieu anarchiste en France sur l’intersectionnalité des dominations (de classe, de genre, raciale, etc.), sur la place de l’État et sur l’islamophobie.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et militant anarchiste. Il est notamment l’auteur de : Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent (Montréal, Lux, 1e éd. : 2003 ; 4e éd. : 2016), Démocratie. Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France (Montréal, Lux, 2013), L’anarchie expliquée à mon père (avec Thomas Déri, Montréal, Lux, 2013) et La peur du peuple. Agoraphobie et agoraphilie politiques (Montréal, Lux, 2016).

Irène Pereira, philosophe et sociologue, enseigne à l’ESPE (Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education) de l’Université paris Est Créteil Val de Marne et a milité dans des organisations libertaires (CNT, Alternative Libertaire). Elle est notamment l’auteure de Anarchistes(Montreuil, La ville Brule, 2009), Peut-on être radical et pragmatique ? (Paris, Textuel, 2010)et L'anarchisme dans les textes (Paris, Textuel, 2011). Elle est membre du collectif de rédaction de la revue anarchiste Réfractions.

Suivent des extraits de deux textes récemment publiés sur le site de réflexions libertaires Grand Angle (http://www.grand-angle-libertaire.net/) :

* « L’intersectionnalité, les races, l’islamophobie, etc. Dialogue sur les contextes français et québécois », par Francis Dupuis-Déri et Irène Pereira, 4 mars 2017, http://www.grand-angle-libertaire.net/les-libertaires-lintersectionnalite-les-races-lislamophobie-etc-dialogue-sur-les-contextes-francais-et-quebecois/

* « Que faire de l’État dans la théorie de l’intersectionnalité ? Une réflexion anarchiste », par Francis Dupuis-Déri, 4 mars 2017, http://www.grand-angle-libertaire.net/que-faire-de-letat-dans-la-theorie-de-lintersectionnalite-une-reflexion-anarchiste/

Les coupures opérées dans ces extraits sont indiquées par : […].

Les libertaires, l'intersectionnalité, les races, l’islamophobie, etc.

Dialogue sur les contextes français et québécois

Par Francis Dupuis-Déri et Irène Pereira

- extraits -

Depuis la parution du livre d'Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, au printemps 2016 (Paris, La Fabrique), on voit se développer dans les milieux libertaires en France une polémique autour de l'usage de la notion de « race ». Ceux qui utilisent une telle notion sont qualifiés de « racialistes » et assimilés à des racistes. Cela touche en particulier la notion d'« intersectionnalité » qui est issue des sciences sociales et reprise par des militants dans le but de mieux articuler la réflexion autour de différentes oppressions comme le sexe, la race et la classe.

[…]

Francis Dupuis-Déri : Pour resituer ce débat au sujet de l’utilisation du mot « race », disons pour commencer que j’en suis venu à une curieuse conclusion au fil de mes allées et venues régulières entre le Québec et la France, y compris des séjours de plusieurs mois en France : les anarchistes du Québec sont finalement très québécois, et les anarchistes en France très français. Prétendre être anarchiste ne suffit pas pour échapper, comme par magie, à notre contexte national qui nous influence fortement, et à une certaine socialisation culturelle par la famille, l’école, les médias, les débats publics et même les luttes entre partis (même si nous ne votons pas…).

Je crois ainsi que les anarchistes du Québec ont tendance — je généralise, évidemment — à adopter un cadre de pensée cohérent avec l’idéologie officielle du Canada, à savoir un certain respect de la différence associée à la politique du multiculturalisme. Je ne dis pas que le Canada et le Québec ne sont pas des sociétés racistes, ni que les anarchistes d’ici ne sont pas racistes ou sexistes, mais il y a une tendance à accepter — en principe — les valeurs du multiculturalisme et de la diversité. De même, les anarchistes québécois ont tendance — je généralise une fois de plus — à accepter l’influence du féminisme et des féministes, très dynamiques et fortement institutionnalisées au Québec (dans une province de 8 millions d’habitantes et d’habitants, il y a bien plus de ressources pour les femmes qu’en France : des centaines de maisons d’hébergement, des centres de jour, etc.). D’ailleurs, les féministes ont fait beaucoup pour introduire et diffuser l’intersectionnalité au Québec.

Quant aux données statistiques ethniques, elles ne semblent pas poser de problème au Québec : nous avons l’habitude que l’État compte le nombre d’anglophones, de francophones et d’autochtones, et propose d’autres catégories d’« origine ethnique » dans le recensement (plus de 200, au recensement de 2006 !). Cela fait partie de notre histoire officielle (comme aux États-Unis), évidemment raciste au départ. Or, cette information permet aujourd’hui à la société civile d’agir pour défendre des droits et combattre les discriminations en connaissant la réalité avec plus d’exactitude quant à des enjeux précis (éducation, emploi, logement, santé, etc.).

Du coté des anarchistes, cette influence du contexte national n’est pas la seule, bien sûr, et il ne faut pas sous-estimer les différences locales des réseaux anarchistes : des expériences historiques et le poids des habitudes, des tendances plus ou moins bien représentées, le passage de certaines idées véhiculées par des chansons, des livres, des revues ou lors de mobilisations transnationales, etc. Au Québec, le réseau anarchiste francophone est influencé par la présence des anglophones de Montréal ou qui viennent du Canada anglais ou des États-Unis. Ces anarchistes portent des idées et des pratiques fortement influencées par l’écologisme radical et l’antispécisme, le queer radical et les luttes antiracistes des communautés africaines-américaines. Du côté francophone, on reçoit — avec environ 5 ou 10 ans de retard — des idées sur l’intersectionnalité, le queer, les trans et l’anarcho-indigénisme, entre autres, et on finit (parfois) par les intégrer dans nos réflexions et nos pratiques, généralement suite à des luttes pénibles. Pour leur part, les anarchistes francophones du Québec ont plus de contacts avec les réseaux militants d’Amérique latine. De plus, la circulation d’idées et de forces vives entre la France et le Québec, favorisée par des voyages et des déménagements, stimulent la réflexion sur l’antifascisme, les squats et les espaces autonomes, mais aussi des « traductions » des idées du Comité invisible. Pour ce qui est du syndicalisme révolutionnaire, il puise ses inspirations du côté de la France (CNT), mais surtout des États-Unis (IWW).

Bref, le passé colonial qui a déterminé cette dualité linguistique québécoise n’est pas qu’une affaire identitaire et culturelle. Il s’agit aussi d’un contexte qui favorise des déplacements et des échanges d’idées et de pratiques qui favorisent à leur tour certaines tendances anarchistes (comme le montrent très bien, d’ailleurs, les nombreux livres — surtout en anglais — sur l’expérience de l’immigration allemande, italienne et yiddish vers l’Amérique du Nord et du Sud à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle). Nous restons une sorte d’avant-poste, de comptoir colonial où transitent et s’échangent les idées et les expériences. Enfin, comme je prends de l’âge, j’ai pu constater que beaucoup plus d’anarchistes qu’avant non seulement s’intéressent aux luttes des peuples autochtones d’ici, mais réussissent à former des alliances avec des autochtones en lutte (je pense au groupe Ni Québec, ni Canada). Cela entraîne toute une réflexion sur notre rapport à la colonisation et à l’occupation du territoire. Par exemple, qu’est-ce qu’un « espace autonome », s’il se situe sur des terres volées aux autochtones lors de la colonisation ? Comment reconnaître que nous participons aussi aux dynamiques coloniales, si nous avons des origines européennes ? Par exemple, tu parles du rapport colonial entre la France et l’Algérie. C’est très important, évidemment, et encore vivant autant en France qu’en Algérie. Mais vu du Québec, on sait que la France a aussi une dette coloniale au Québec, et même une « responsabilité » historique quant au choc de la colonisation européenne subit par des populations autochtones (il faudrait ici aussi parler de « crime contre l’humanité », dont sont responsables l’État canadien, mais aussi les États français et anglais).

Si les anarchistes du Québec ont donc tendance à être « canadiens » (multiculturalistes, etc.), il me semble avoir constaté (je peux me tromper) que les anarchistes en France reprennent en leurs termes une pensée républicaine et à prétention « universaliste », soit l’idéologie officielle du régime en place (comme, au Québec, les anarchistes parlent le langage du multiculturalisme). J’ai entendu des anarchistes en France tenir des propos qui auraient fait sourire ou grincer des dents au Québec, par exemple rejeter l’alternance des tours de parole hommes-femmes sous prétexte qu’il faudrait alors aussi en réserver « pour les arabes, les nains, les baleines à bosse » (un argument républicain universaliste basique).

            Je suis conscient que j’avance en terrain miné avec mes spéculations (je sais qu’il y a aussi des anars en France qui pratiquent ou acceptent la non-mixité féministe, qui combattent l’islamophobie, etc.). Mais je me permets d’avancer encore un peu et de suggérer que ce que je viens de dire est vrai aussi pour le sens des mots, c’est-à-dire qu’il n’est pas toujours le même selon le temps et le lieu. Au Québec, le mot « communautaire » n’a pas du tout le même sens qu’en France ; nous l’employons dans le sens d’associatif — les « groupes communautaires » sont des organismes associatifs, dont le mandat n’est pas défini par une identité ethnique ou de sexe.

Je suis aussi conscient qu’il faudrait préciser comment les mots, qui évoquent des principes officiels (multiculturalisme, laïcité, etc.), sont repris par des anars et traduits dans les luttes internes des milieux de gauche et d’extrême gauche, pour favoriser telle organisation, telle tendance, consolider des jeux d’alliance ou, au contraire, confirmer de vieilles rivalités, etc. (comme me l’a judicieusement suggéré Émeline Fourment). J’imagine bien que le mot « race » sent le soufre pour des anarchistes en France, sans doute parce que certains ont été fortement influencés par les débats officiels au sujet de la Constitution française en 2013 pour biffer le mot « race », et sans doute aussi par l’histoire et l’actualité de l’extrême droite et du fascisme français. Or le mot « race » que l’on retrouve dans les textes au sujet de l’intersectionnalité a été proposé par des auteures africaines-américaines antiracistes, dans le triptyque « sexe, race, classe ». Ce n’est pas nouveau, cela dit. Dans les années 1970, Angela Davis, ancienne membre des Black Panthers, a signé un livre intitulé (en anglais et en français) Femmes, race et classe. Je n’ai jamais entendu de débat au sujet du titre de ce livre, pas plus qu’au sujet du livre de la sociologue féministe française Colette Guillaumin (à la peau blanche), Sexe, race et pratique du pouvoir. De même, la féministe québécoise Diane Lamoureux, qui vient de traduire en français le livre La Pensée féministe noire, de Patricia Hill Collins, explique dans sa préface ses choix de traductrice pour certains mots, comme blanchitude (inspiré de négritude) ou blanchité, mais elle ne semble pas juger opportun de s’excuser d’avoir gardé le mot « race » dans la version française.

Si on refuse l’utilisation que des féministes africaines-américaines font du mot « race », alors on devrait aussi refuser de lire Bakounine, parce qu’il a écrit un livre intitulé Dieu et l’État. Or, si Dieu n’existe pas, parler ainsi de « Dieu » ne fait que conforter les croyantes et croyants dans leur foi ! Pour éviter d’utiliser le mot « Dieu », parlons plutôt d’une « entité imaginée et divinisée ». Nous aurions donc le slogan anarchiste : « Ni entité imaginée et divinisée ! Ni maître ! ».

Désolé pour mon sarcasme…

Je considère que les anarchistes devraient être enthousiastes face à l’approche intersectionnelle, puisqu’elle propose de prendre au sérieux et de combattre tous les systèmes et toutes les formes possibles de domination, d’oppression, d’appropriation et d’exclusion. N’est-ce pas ce que propose aussi, en principe, l’anarchisme ?

Or, il faut des mots pour nommer des catégories socialement et culturellement construites, soit le sexe, la race et… la classe. Oui, oui : la classe aussi. Pour plusieurs au XIXe siècle, et sans doute encore aujourd’hui, la classe sociale est fortement influencée par la biologie et l’hérédité. On considère souvent que l’on est riche de père en fils, et pauvres de mère en fille, d’où l’idée que les mères pauvres ne devraient pas avoir trop d’enfants. L’héritage consacre officiellement et légalement l’influence biologique dans le système de classes, ainsi que les mariages qui ont lieu le plus souvent entre membres d’une même classe sociale, les choix des écoles et des activités pour les enfants, etc. En d’autres mots, la classe a beau être une construction sociale, notre appartenance de classe est fortement influencée par notre naissance.

Mais ce n’est pas parce que vous dites « classe » que vous défendez une conception biologique de la classe, ni surtout que vous défendez le système capitaliste. De même, vous pouvez dire « sexe » ou « race » sans défendre le sexisme ou le racisme. On peut évidemment préférer parler d’une « personne racisée » ou « racialisée », pour éviter le mot « race ». Mais l’important pour des anarchistes devrait-il être de s’insurger — en public — contre l’utilisation du mot « race » dans des textes écrits par des africaines-américaines antiracistes, ou de se mobiliser contre le racisme de « nos » États, dirigé aujourd’hui en particulier vers les populations « arabes » musulmanes ? Je vois mal en quoi dépenser son énergie à contrer l’utilisation du mot « race » aura beaucoup d’impact sur ce type de racisme culturaliste, au nom duquel on justifie des lois d’exception et des invasions militaires qui devraient horrifier les anarchistes (selon moi).

Mais j’ai trop parlé : sans doute sauras-tu me dire que je n’ai pas tout compris au sujet des anarchistes en France, mais aussi qu’il y a tout de même des réseaux qui adoptent une analyse intersectionnelle. Pourquoi, selon toi, ça passe dans certains réseaux, et pas ailleurs ?

Irène : Avant de répondre directement à ta question, je voudrais te rejoindre sur le caractère très franco-centré de l'approche en France. Par exemple, je travaille beaucoup en ce moment sur les questions éducatives dont on sait qu'elles ont occupé une grande place dans l'histoire de l'anarchisme. Je me suis d'abord intéressée aux expériences anarchistes éducatives en France à la Belle Epoque, puis au mouvement Freinet dans lequel sont engagés nombre de militants libertaires encore actuellement. Mais, je ressentais une certaine insatisfaction du fait du caractère pas assez « politique » à mon goût des approches pédagogiques au sein du mouvement Freinet dans le contexte présent. Je me suis donc tournée vers la littérature étrangère pour voir ce qui s'y passait. C'est là que j'ai constaté que dans les aires linguistiques ibériques et anglaise, depuis les années 1980, avait émergé dans la continuité des travaux de Paulo Freire un mouvement pédagogique riche : la pédagogie critique. Pendant ce temps-là, la France était restée totalement étrangère à cet état de fait, alors que partout ailleurs les enseignants engagés en faveur de la transformation sociale se reconnaissent généralement dans cette étiquette de pédagogue critique. Or parmi les idées qui sont très présentes dans ce mouvement, je voudrai en signaler deux. La première, c'est que Freire, du fait d'un séjour d'enseignement aux États-Unis, a rencontré des féministes noires américaines, comme bell hooks, et il a acquis la conviction qu'il ne pouvait pas se limiter à définir l'oppression par la seule classe sociale, mais qu'il s'agissait de lutter également contre l'oppression de sexe et de race. La seconde idée, qui est très présente dans la pédagogie critique, comme dans le féminisme, c'est l'importance de l'expérience vécue de l'oppression.

Or je pense que l'adoption d'une analyse intersectionnelle, en France, est tout d'abord liée à une certaine « positionnalité » et à l'expérience sociale subjective de l'oppression que cela construit. En réalité, avant même que la notion d'intersectionnalité arrive en France, il y avait tout un courant de recherche autour de la sociologue Danièle Kergoat qui cherchait à articuler les rapports sociaux de sexe et de classe depuis les années 1970. Mais ce travail mené par Danièle Kergoat n'est pas étranger à sa trajectoire sociale personnelle. De même, au milieu des années 2000, les chercheuses qui renouvellent ces questions en France, en s’intéressant au féminisme noir américain, comme Elsa Dorlin ou Jules Falquet, sont des personnes qui ont une trajectoire personnelle qui renvoie à une position intersectionnelle en termes de sexe, de sexualité ou de race. Cette génération de chercheuses a eu une influence sur des étudiantes et des militantes qui ont également contribué à diffuser dans le milieu militant, en particulier libertaire, ces thématiques. C'est le cas à Alternative libertaire, je suppose à la CGA, ou encore dans le milieu TPG (transpédégouine). Cette positionnalité, on la retrouve également dans certains collectifs militants comme les LOCS (Lesbiennes of color) qui développent du fait même de la nature de leur collectif (l'aide aux lesbiennes migrantes ou réfugiées) une approche intersectionnelle de fait.

Cette dimension est souvent mal comprise par les militants anarchistes hommes, blanc, hétéro, cisgenre. Ils interprètent cela comme le fait qu'ils n'auraient pas le droit au chapitre par leur nature (biologique), sans comprendre que c'est leur position sociale qui tend à les rendre aveugles à certaines questions. Nombre de militants anarchistes hommes que je connais pensent que leur vision classique de l'anarchisme suffit à répondre à tous les problèmes et ils ne se rendent pas compte qu'ils peuvent invisibiliser et prendre des positions qui sont dommageables à des groupes dont ils n'ont même pas conscience des problématiques et des difficultés qui se posent pour elles et eux. Ce sont des personnes qui n'ont jamais réfléchi à l'expérience subjective et aux difficultés au quotidien que peuvent vivre une femme, une personne racisée, homosexuelle, transgenre ou en situation de handicap (car il y a des approches sociales du handicap très intéressantes donnant lieu à une critique du validisme qui sont intégrées à l'intersectionnalité). Par exemple, dans un article que j'ai traduit sur la pédagogie queer, l'enseignante, qui précisait dans son texte qu'elle était lesbienne, expliquait comment elle ne faisait jamais allusion à une vie de couple pendant les cours, comment l'une de ses craintes était que les étudiants lui posent directement la question ou encore de retrouver des graffitis à caractère homophobe la concernant dans l'établissement. Autant de craintes subjectives qui n'animent pas des enseignants hétérosexuels.

Il est tout à fait significatif qu'un autre point qui a cristallisé les débats en France dans les milieux libertaires, c'est la question de la non-mixité des racisé-e-s, comme parfois encore celle des groupes non-mixte anarcha-féministes. C'est là un point qui me semble relever d'un désir irrationnel de contrôle d'un groupe dominant sur un groupe subalterne. J'anime parfois des stages d'auto-défense féministe. Il m'arrive souvent alors d'être contrainte de justifier la non-mixité. Mes interlocuteurs hommes, qui me poussent à cela, montrent alors des signes de gêne quand je leur demande en quoi ils peuvent avoir besoin de se défendre contre une personne qui leur met la main sur la cuisse ou aux fesses, tente de les embrasser de force ou se frottent à eux dans les transports en commun. D'une certaine manière, c'est pourtant le mouvement libertaire, qui avec l'autonomie ouvrière, a justifié l'idée qui est la base de la non-mixité : les opprimé-e-s doivent pouvoir se retrouver entre elles et eux pour parler et surtout décider sans avoir à subir dans leur propres collectifs militants la domination de leurs oppresseurs. 

[…]

Irène : […] Mais le blocage comme je l'ai dit se trouve également relativement à la notion d'islamophobie. Il faut dire qu'en France, en général, nombre de personnages médiatiques véhiculent l'idée que cette notion serait issue des milieux islamistes. On peut néanmoins s'étonner là encore de cette réduction : le Conseil de l'Europe en 2016 déplore l'accroissement en France des actes antisémites et islamophobes – or ce n'est pas une organisation islamiste. Il me semble qu'il est possible d'effectuer une analogie entre l'attitude des libertaires vis-à-vis de l'islamophobie et leur attitude vis-à-vis de l'affaire Dreyfus. Certains libertaires ne voulaient pas soutenir une personne israélite à cause de l'association que l'on pouvait trouver parfois dans l'imaginaire anticapitaliste de l'époque entre la finance internationale et le judaïsme. Heureusement, des anarchistes de l'époque ont vu au-delà du fait que Dreyfus, était un militaire issue d'une famille bourgeoise, dans cette affaire, une lutte contre une injustice produite par cet appareil d’État qu'est l'armée. Dans le cas de l'islamophobie, il ne s'agit pas de soutenir une religion, mais de considérer qu'une personne n'a pas à être physiquement agressée dans la rue simplement parce qu'elle porte un voile ou qu'une personne n'a pas à subir de discriminations simplement parce qu'elle est musulmane. Il ne me semble pas que défendre le droit à la critique des religions implique de laisser se légitimer que des actes injustes soient perpétrés contre des minorités religieuses – que cette personne porte une kippa ou un voile musulman. Ce qui est intéressant dans le rapport du Conseil de l'Europe, c'est qu'il souligne aussi bien dans le cas de l'islamophobie, de la romophobie ou de l'homophobie et de la transphobie, le fait que le personnel politique français par ses propos contribue à banaliser ces idées. Les anarchistes par leur critique de l’État en général peuvent justement contribuer à jouer un rôle dans la critique spécifique du racisme d’État : politiques anti-migratoires, politiques sécuritaires et policières ciblées contre les personnes issues de l'immigration... 

Je me demandais si justement au Québec, les milieux libertaires avaient été également impactés par des controverses semblables - critique de la technique vs. genre ou encore athéisme vs. islamophobie – ou est-ce que ce sont des débats franco-français ?

Francis : L’islamophobie n’est pas un terme qui pose problème pour les anarchistes au Québec, à tout le moins à ma connaissance. Lors du Salon du livre anarchiste de Montréal en 2015, par exemple, trois anarchistes ont présenté un atelier intitulé : « Perspectives anarchistes anti-racistes contre l’Islamophobie au Québec ». Évidemment, on pourrait espérer proposer un terme plus englobant qui ne désigne pas que la peur (phobie), mais aussi le mépris et même la haine à l’égard de Musulmanes et Musulmans. Mais c’est ce mot qui est utilisé ici au Québec et c’est la première fois que j’entends cette théorie qu’il aurait été inventé par des islamistes (ici, ce sont les réactionnaires et les conservateurs très en vue qui reprochent à ce mot d’être utilisé par les progressistes et les « bien-pensants » pour les censurer). Cela dit, il y a aussi au Québec des adeptes de la « laïcité », un terme surtout utilisé aujourd’hui pour mieux critiquer l’islam et surtout les femmes musulmanes qui portent le foulard (certains en font une véritable obsession) ; c’est le cas même dans le mouvement féministe, par exemple lors des États généraux de l’action et de l’analyse féministes, qui ont duré deux ans et qui ont été le lieu d’un affrontement assez dur entre des partisanes de l’approche intersectionnelle (défendue, entre autres, par la Fédération des femmes du Québec) et des tenantes de la laïcité universaliste (défendue, entre autres, par Pour le droit des femmes).

Les mobilisations pour la laïcité (et contre l’islam et les musulmanes qui portent un foulard) sont généralement associées à un parti de droite aujourd’hui disparu, l’Action démocratique du Québec (ADQ), qui avait lancé un débat au sujet des « accommodements raisonnables », et au Parti québécois (PQ), un parti souverainiste qui a pris un virage identitaire pour récupérer des votes chez ses adversaires, aux dépens d’une certaine tolérance. Ces deux partis ont une grande responsabilité quant à la crispation des débats publics sur ces questions, au Québec. Par leurs déclarations publiques et leurs manœuvres politiques, ils ont ouvert la voie à un racisme décomplexé. Notre statut d’ancienne colonie française encore fortement influencée par la France n’a pas arrangé les choses, puisque le Québec compte nombre de « passeurs » qui nous ramènent les débats de France sur le foulard (par ex., le chroniqueur Christian Rioux, du journal Le Devoir, ou Mathieu Bock-Côté, qui signe aussi des textes dans Le Figaro).

Cela dit, si je peux me permettre encore une fois une comparaison avec les anarchistes en France et au Québec, je dois dire que j’ai été plutôt surpris d’entendre un camarade français déclarer lors d’un débat sur la spiritualité et l’anarchisme, dans un café à Paris, « qu’en tant qu’anarchiste, on a le droit de critiquer toutes les religions, même l’islam ». Il s’agit d’un autre argument républicain — ou même libéral — plutôt basique. Bien sûr, les anarchistes ont « le droit » de critiquer toutes les religions, mais est-ce si important aujourd’hui pour les anarchistes ? À peu près tout le monde s’entend pour dire et répéter que l’islam produit une barbarie inhumaine, que ce soit sous la figure des talibans, d’al-Qaïda et de l’État islamique. Est-ce qu’ajouter la voix des anarchistes à ce chœur est vraiment utile pour que progressent les valeurs anarchistes comme la solidarité et le cosmopolitisme, l’antiracisme et l’antimilitarisme? Que gagnent les anarchistes à élever leurs voix contre l’islam, alors que l’islamophobie est l’idéologie officielle justifiant une guerre permanente, et que les communautés musulmanes sont étroitement surveillées par la police, sans compter les discriminations systémiques et les attaques verbales et physiques dans l’espace public (il y a plusieurs semaines, à Québec, un euro-québécois a attaqué une mosquée et a abattu 6 Musulmans, en blessant plusieurs autres, dont un qui est depuis dans le coma).

[…]

L’intégralité de cet article peut être lue sur le site Grand Angle : http://www.grand-angle-libertaire.net/les-libertaires-lintersectionnalite-les-races-lislamophobie-etc-dialogue-sur-les-contextes-francais-et-quebecois/

Illustration 2

Que faire de l’État dans la théorie de l’intersectionnalité ?

Une réflexion anarchiste

Par Francis Dupuis-Déri

- extraits -

Initié par des féministes africaines-américaines aux États-Unis, le développement théorique au sujet de la « matrice de la domination », pour reprendre l’expression de Patricia Hill Collins, et de l’« intersectionnalité », de Kimberley Crenshaw, représente sans doute la nouveauté des dernières décennies la plus importante dans les sciences sociales et le militantisme. Ces approches de la matrice de la domination et de l’intersectionnalité ont été développées selon une volonté double de mieux comprendre (1) les inégalités matérielles, psychologiques et symboliques, ainsi que (2) les tensions dans les projets universitaires et les processus militants quant aux enjeux féministes, antiracistes et anticapitalistes. Des réseaux et associations universitaires, des mouvements sociaux, des organisations non gouvernementales et des institutions internationales reprennent cette approche. Même l’État s’y intéresse, sous la forme par exemple de politiques contre la discrimination. Bref, l’intersectionnalité est l’un de ces « mots à la mode » dans les discussions sur les rapports de pouvoir et les luttes politiques d’émancipation, et cette approche suscite un « engouement » au point où cette « popularité remarquable » est elle-même le sujet d’analyses.

Les systèmes ou les catégories discutés dans les réflexions au sujet de la matrice de la domination et de l’intersectionnalité sont généralement la classe (capitalisme et [néo]libéralisme), le sexe (patriarcat et sexisme) et la race (racisme et [post]colonialisme). Ces catégories sont tellement importantes qu’elles sont parfois désignées comme le « grand trio », le « triptyque », la « trinité », la « Sainte Trinité » ou la « litanie ». On y ajoute souvent la sexualité et l’orientation sexuelle. Ces catégories seraient « les plus importantes en termes d’oppression et d’occasions de résistance ». Certains textes proposent bien d’autres catégories. Au final, j’ai répertorié jusqu’à 29 catégories, dont le sexe, les préférences sexuelles, la race, la nationalité, les statuts traditionnels, la langue, la religion, l’âge, les capacités physiques, l’apparence, la classe socio-économique, les compétences, la virtualité (cyberespace), le statut en tant que migrante, le statut des personnes autochtones (indigènes/amérindiennes) ou réfugiées, l’état de santé, etc..

Cette pluralité foisonnante témoigne de la préoccupation de cartographier la « matrice de la domination » en incluant toutes les intersections possibles, donc de prendre en compte une très grande diversité de systèmes sociaux et d’inégalités entre catégories. Cela dit, Patricia Hill Collins rappelait que l’important n’est pas de prendre en considération toutes les oppressions en tout temps, mais plutôt de savoir évaluer quelles oppressions influent sur telle ou telle situation.

Curieusement, aucun des textes de synthèse consultés n’identifie l’État comme un système de domination. L’État est plutôt présenté comme une institution secondaire dont le rôle est de renforcer les systèmes de domination, ou d’en limiter les effets les plus nuisibles. Je propose donc ici d’examiner la possibilité de considérer l’État lui-même comme un système de domination, plutôt qu’une institution au service de systèmes de domination ou de mouvements d’émancipations dans leur quête de justice. Je compte m’inspirer de la perspective historique et contemporaine du mouvement anarchiste, en particulier aux États-Unis et en Europe. Même si les anarchistes ne sont pas nécessairement des subalternes, on les retrouve le plus souvent dans des emplois mal payés (ou sans emploi), s’identifiant avec les subalternes par solidarité, et subissant la répression de l’État (brutalité policière, emprisonnement, voire exécution) en tant que contestataires radicaux et marginaux. Plusieurs anarchistes, que ce soit par la militance ou l’écrit, ont pris en considération les systèmes de domination tels que le sexisme, le racisme et le classisme.

Si je mobilise les voix anarchistes pour présenter l’État comme système dans la conceptualisation de la matrice de la domination et de l’intersectionnalité, je reste conscient des limites de la discussion proposée : je ne parviendrai pas ici à élaborer à la fois une conceptualisation de l’État comme système et une analyse approfondie de son imbrication dans les autres systèmes de domination qu’il influence et qui l’influencent. Cette limitation est bien restrictive puisque le principal apport de l’analyse intersectionnelle réside précisément dans « cette idée critique que la race, la classe, le genre, la sexualité, l’ethnicité, la nation, la capacité et l’âge fonctionnent non pas comme des entités unitaires et mutuellement exclusives, mais comme des phénomènes qui produisent des inégalités sociales complexes ». Cela dit, la spécialiste de l’Afrique, Hazel Carby, reconnaît l’intérêt de saisir les systèmes de domination « dans leurs spécificités ». De même, selon la sociologue Danielle Juteau, « théoriser » un système spécifique est « une étape qui met à découvert un rapport [social] occulté », ce qui est une condition « préalable à son articulation à d’autres rapports sociaux, nécessaire à la théorisation de l’hétérogénéité sociale ». Mon objectif est donc simplement d’identifier l’étatisme comme un système de domination oublié par les intersectionnalistes, dans l’espoir que cette reconnaissance pourrait aider à prendre en compte certaines luttes de contestation et de résistance.

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L’intégralité de cet article peut être lue sur le site Grand Angle : http://www.grand-angle-libertaire.net/que-faire-de-letat-dans-la-theorie-de-lintersectionnalite-une-reflexion-anarchiste/

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