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Billet de blog 5 mars 2022

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Penser les contradictions : la victime n’est pas l’ennemie des droits de la défense

Notre droit connaît aujourd’hui officiellement de la « partie civile » et de « la victime » dans la procédure pénale ;certain.e.s s’en offusquent et reconnaissent ouvertement « militer » (sic) pour que ce terme disparaisse allant même jusqu’à préciser que, en tout cas pour les violences sexuelles, on ne pourrait pas parler de « victime » tant qu’il n’y aurait pas de coupable condamné

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Penser les contradictions : la victime n’est pas l’ennemie des droits de la défense

Le sujet de la place, de la légitimité de l’appellation et d’un éventuel statut de « victime » d’une infraction pénale divise le monde du droit de longue date, c’est entendu[1].

Ce débat découle d’ailleurs directement de celui qui a agité le landernau judiciaire depuis 1906[2] jusque dans les années cinquante, relativement à la place de la partie civile dans le procès pénal. Il a en quelque sorte, pris le relais de celui-ci.

Notre droit connaît aujourd’hui très officiellement de la « partie civile » et même donc, de « la victime » dans la procédure pénale, de ses préjudices, de ses droits… depuis 1977[3] date de création des commissions d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI).

Dans les années quantre-vingt, sous l’impulsion des associations anti-racistes et des associations féministes, d’associations de victimes de différentes infractions systémiques, sociétales, structurelles…, la possibilité de constitution de partie civile leur a été étendue, certes, non sans connaître certaines restrictions[4].

Avec la « loi Guigou », les modifications du code de procédure pénale ont mis notre droit à la hauteur de la jurisprudence européenne de la CEDH pour faire une (petite) place de principe à la victime en ces termes : « L'autorité judiciaire veille à l'information et à la garantie des droits des victimes au cours de toute procédure pénale. ».

La victime existe également pour justifier la détention provisoire, s’il faut éviter qu’il soit fait pression sur elle par le suspect (144 CPP), ou pour autoriser un huis clos si la partie civile est une victime mineure (306 CPP) …

Le ministère de la justice publie même désormais un « Guide enrichi des droits des victimes » !

Après juin 2000[5] on pouvait légitimement penser que c’était devenu un combat d’arrière-garde (je dirais même un vieux combat réactionnaire). Il faut voir dans quels termes parfois ce combat était mené (sur des considérations souvent plus morales que juridiques).

Force est de constater que cette contestation ancienne renaît, désormais portée essentiellement par des auxiliaires de justice et des enseignant.e.s qui, sans vouloir l’admettre, sont en réalité empreints d’essentialisme juridique et de culture patriarcale, avec tout ce que celle-ci trimballe d’avanies pour les femmes et les enfants victimes de violences majoritairement masculines (culture du viol, domination masculine, inégalité structurelle..).

Bien que le terme de « victime » soit désormais employé très officiellement dans le droit pénal et le droit de la réparation, certain.e.s s’en offusquent et reconnaissent même ouvertement « militer » (sic) pour que ce terme disparaisse purement et simplement de notre lexique, allant même jusqu’à préciser que, en tout cas pour les violences sexuelles, on ne pourrait pas parler de « victime » tant qu’il n’y aurait pas de coupable condamné de manière définitive par un tribunal ou une cour[6].

Ajoutant que, évidemment, pour « d’autres victimes » (par exemple d’attentats ou de violences conjugales) qui arrivent « en lambeaux », « en sang » (sic) ce serait différent car visible, flagrant.

C’est ce que j’appelle « l’erreur des stigmates », une erreur intellectuelle, une méconnaissance culturelle (et probablement professionnelle), qui pousse certains à chercher cette confirmation quasi-christique de l’agression sexuelle en termes de traces visibles sur la peau, là où , dans l’immense majorité des cas, les violences et les dommages sont invisibles en tout cas de manière immédiate et purement visuelle[7].

Autre variante de cette critique? Par la recherche de la reconnaissance du préjudice ou l’octroi d’un statut dans le cours de l’enquête ou du procès, les associations (bouh, les vilaines) « enfermeraient » les femmes dans une « position victimaire », les « assigneraient à la victimisation », donneraient des « injonctions » sur « comment il faut être victime » [8]… Cette présentation des choses est erronée, elle est même fallacieuse.

Il n’a jamais été question de tels objectifs, évidemment, pour les associations d’aide aux victimes. Aucune association, aucune féministe sérieuse ne peut souhaiter que les femmes ou enfants violés soient « victimes pour toujours ». Aucune personne concernée ne peut prétendre que « seul le procès pénal permettrait de faire son deuil » et nul n’ignore qu’hélas à ce jour ledit procès est bien plus souvent l’occasion d’une sévère re-victimation pour la plaignante.

Ce sont tous ces propos récents qui m’ont poussée à écrire cet article.

L’objectif n’est nullement de lancer une cabale contre telle consœur ou tel confrère (je ne le nomme pas précisément pour cette raison et aussi car je considère qu’il est un symptôme d’une culture et d’un système) mais de pouvoir répondre à une position d’autorité qui a été assénée avec force dans un cadre totalement dissymétrique (un enseignant, dans une formation généraliste, en distanciel, à plus d’une centaine d'apprenant.e.s et néanmoins confrères/consœurs  qui n’avaient pas de micro ouvert mais seulement un tchat), où il n’était  hélas pas possible de l’interroger, de porter la controverse, de réagir en direct sur ces propos, tenus, pour le coup, sans contradictoire ni débat ni « droit de la défense » des victimes. Position qui m’est apparue symptomatique de l’époque.

Dans cet aspect du droit pénal où l’essentiel des infractions qui se produisent dans le champ de la génitalité et du sexuel n’est même jamais dénoncé (pour ne rien dire d’une plainte au sens strict), cette position (qui est en soi une position violente, porteuse d’autres violences), cinq ans après #MeToo, ne manque pas d’interroger[9].

Cette dénonciation d’un fait imaginaire (« les association sur-victimisent », « les féministes enferment dans un statut » …) repose sur le même refus (réactionnaire) de voir la réalité « en face » qui préside au « militantisme » qui veut bouter « la victime » hors des tribunaux.

Cette réalité, c’est que, comme le viol, la victime existe, absolument, en dehors du droit, en dehors de l’arène judiciaire. Ce n’est pas le droit qui l’institue : elle existe en soi, et le problème (pour elle) vient de ce que le droit reconnaît -ou pas- cette réalité et la traduit -ou pas- en droits et obligations de procédure.

Comme si gommer le mot de « victime » de notre droit pouvait faire disparaître la réalité qu’elles offrent à voir…

Croire que le droit peut créer ex-nihilo, c’est encore une fois une erreur culturelle, c’est de l’idéologie. Comme l’avait si finement analysé notre confrère Etienne « Tiennot » Grumbach en reprenant la maxime de Loysel : « C’est le fait qui fait le droit », et non l’inverse.

Se ranger du côté des contestataires du droit positif actuel revient à penser que toutes ces personnes qui ont subi des violences physiques, génitales, ou sexuelles en raison de leur genre ou de leur minorité, seraient des ectoplasmes. Elles n’existeraient pas dans ce moment si particulier de leur vie (un moment, rien de plus, mais un moment quand même), leur préjudice, leur souffrance, leurs maux…n’existeraient que si, au terme d’un parcours judiciaire éprouvant et souvent encore épouvantable, sur le  fondement de textes  juridiquement et philosophiquement contestables[10]  des magistrats, avec l’appui de policiers et d’avocats (souvent encore mal formé.e.s), condamnant un coupable, leur reconnaissaient ainsi « le droit d’exister » ?

Ou alors quoi ? Si au contraire, à l’issue de ce parcours, le tribunal relaxait ou la cour acquittait la personne poursuivie, comme par enchantement la partie civile, la plaignante… ne serait plus victime de rien ? Sa vie de douleur, ce moment déchiré de son temps à elle, que rien ne peut réparer, serait effacé comme par magie ? Et par quelle alchimie expliquerait-on que les victimes de violences terroristes ou les victimes d’actes de guerre…seraient, elles, de « vraies victimes » et pas les autres ? Parce que les coupables de ces actes-là, eux, ne jouiraient pas vraiment de la présomption d’innocence ?

On assiste ici à une confusion dangereuse (la même que celle qui préside à vouloir voir de la violation de la présomption d’innocence partout de manière absolue alors que celle-ci connaît des aménagements et des degrés, en fonction du soupçon, de la gravité des indices, et de la nécessité de protéger une enquête) : le fait qu’éventuellement un procès se termine par une relaxe ou un acquittement et donc, que l’on ne puisse plus imputer à Monsieur X nominativement un viol ou un harcèlement sexuel au sens du code pénal ou du code du travail - ce qui le garde judiciairement innocent pour toujours- et le fait qu’en face, la victime, éventuellement partie civile, témoin principal et essentiel de ce dossier, continue d’exister (au point même que parfois, bien que le mis en cause soit acquitté, la victime puisse néanmoins obtenir réparation d’un dommage au civil[11]).

L’impossibilité pour certain.e.s de penser des concepts apparemment (apparemment seulement) contradictoires, ne  doit pas se résoudre au détriment du peu de droits que LES VICTIMES ont pu, récemment, obtenir dans le cours de la procédure pénale. Ce n’est pas aux femmes violées de payer les pots cassés d’une sorte de paresse intellectuelle. Elles paient déjà le prix du conservatisme patriarcal qui innerve notre droit.  Oui, il est possible de penser ensemble droits de la défense et droits de la victime, sans même fragiliser le soi-disant édifice pénal « à la française ». Oui, on peut leur octroyer un statut judiciaire sans pour autant porter atteinte à la présomption d’innocence. Oui l’admettre permet justement de sortir de cette espèce d’« enchristement » que notre société exige encore de la victime.

Est-ce que ceux qui ont peur des victimes sont les mêmes que ceux qui ont peur du grand méchant loup ? C’est probable. Mais la solution à cette angoisse n’est je le crains, pas juridique.

* * *

[1] Voir par ex. « La problématique de la place de la victime dans le procès pénal » Archives de politique criminelle 2002/1, Ed. Pédone. Et au plan européen « La victime sur la scène pénale en Europe » dir. G. Giudicelli-Delage& Ch. Lazerges , 2008, Ed. PUF

[2] Cass. Crim. 8 décembre 1906 dit « Laurent-Atthalin » (constitution de partie civile de la victime).

[3] France Victimes – « Textes de référence ». https://www.francevictimes.fr/index.php/ressources/ressourcesthematiques?id=158:lois&catid=201:textes-de-references-et-rapports

[4] Articles 2-1 et s. du code de procédure pénale

[5] Loi renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes du 15 juin 2000 dite « Loi Guigou »

[6] Propos tenus publiquement en mars 2022 par un intervenant dans une formation dispensée pour un barreau français.

[7] La grande majorité des viols, agressions sexuelles, atteintes… sont commises SANS violence physique, sans coups ni blessures, sans arme… pour plusieurs raisons sur lesquelles on ne reviendra pas ici mais qui sont désormais documentées et expliquées pour qui veut (vraiment) s’informer.

[8] L’« inventeur » de ce pseudo-constat allait devenir Garde des Sceaux de M. Macron quelques années après avoir donné l’interview où puise désormais chaque confrère ou consœur soucieux de reprendre  son flambeau… : https://region-aura.latribune.fr/debats/grands-entretiens/2015-06-25/eric-dupond-moretti-l-hyper-moralisation-pourrit-notre-societe.html

[9] Mais illustre l’impression de « backlash » (« retour de bâton ») que de nombreuses féministes occupées à ce sujet ont constaté ces derniers mois.

[10] L‘incrimination de viol repose sur la présomption de consentement permanent et implicite à l’acte sexuel cf. « Grandeur et décadence du consentement en droit pénal » C. Hardouin-Le Goff, Cahiers de la Justice, 2021/4, Dalloz

[11] Article 372 du code de procédure pénale

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