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Billet de blog 24 octobre 2021

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Foutoir national et dérives identitaires en Mauritanie

Il est fondamental de saisir le choc résultant de la mise en conjonction de nos langues nationales pour maintenir l’espoir de tous et concevoir une nation mauritanienne. Il est nécessaire de tenir compte du souffle, des fulgurances et des éclats de toutes les sensibilités linguistiques du pays. On ne peut défendre sa langue en laissant périr les autres. C'est une folie !

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           La débâcle mauritanienne repose sur les malheureuses identités culturelles qui habitent le pays. Les différences culturelles de la Mauritanie peinent à s’accommoder, à miroiter sans dérapage. Elles n’arrivent même pas à rester en regard. Au lieu de s’explorer, de se découvrir, de se définir au contact de leurs vis-à-vis et de maintenir une merveilleuse interdépendance relationnelle, elles se toisent mécaniquement pour faire valoir leur existence. Ainsi, elles s’enténèbrent en établissant des barbelés entre elles. Ces barbelés abolissent les contacts et favorisent le repli identitaire. De ce terrible constat d’échec, les bourgeoisies élitaires s’emploient à « définir » une identité ensouchée qui serait l’identité « première » de tous les citoyens, quelles que soient leur sensibilité. Ce qui se joue à travers les rendez-vous de l’esprit organisés par le ministère de l’ « éducation nationale », c’est une construction idéologique qui cherche pêle-mêle une « légitimation » politique. On invite les « partis » politiques du pays, on se distribue des accolades et des cacahuètes et on pratique la politique des dessous de table sans se concerter réellement sur l’essentiel.

          Ce n’est pas parce qu’on est traversé par une épouvantable crise identitaire qu’on s’autorise à violer les consciences en cherchant à ériger des valeurs particulières en valeurs universelles. C’est une grave erreur ! Ce n’est pas qu’une erreur, c’est un crime car cela suppose une altération programmée et forcée de nombreuses sensibilités culturelles. Les bourgeoisies élitaires doivent comprendre que le problème de la langue est différent du problème de l’identité. Lier ces deux problèmes, c’est se ligoter dans une boue torrentielle et infernale. C’est une terrible erreur ! On peut adopter une langue véhiculaire sans renoncer à ses valeurs culturelles et identitaires. Le Rwanda a choisi l’anglais comme langue de scolarisation depuis 2010 et les rwandais incarnent pourtant leur identité avec force et vigueur. Ce n’est pas une aliénation. C’est un choix réfléchi qui vise à ouvrir le pays à l’infini des possibles, à permettre aux rwandais de posséder leurs différences culturelles, de se maintenir tout en devenant autres. Aujourd’hui, le Rwanda est l’un des pays africains les plus prospères et les plus influents dans le concert des nations du monde. Ce n’est pas un challenge de coqs ou de virilité, c’est un travail d’imaginaire et d’intelligence créative.

          S’agissant des harangueurs de nos langues nationales, ils doivent dialectiser leur raisonnement et renoncer à la dichotomie, à la binarité de la pensée. Défendre sa langue de manière monolingue relève d’une absurdité teintée de résines extrémistes. On ne peut défendre sa langue en laissant périr les autres ; on ne peut défendre le Peul ou le Soninké en laissant les autres sensibilités linguistiques dans la gueule de l’ombre prédatrice du Hassaniya, conçu comme « langue unitaire » dans un pays multiculturel. Ce n’est pas intelligent ! Sortez de cette calamiteuse illusion ! Sortez de ce monolinguisme sectaire !  Posséder une langue c’est incarner un imaginaire du monde. Abolir une langue c’est tuer une pensée du monde. Quand on examine profondément les choses, on s’aperçoit que cette folle idée qui consiste à ériger le Hassaniya comme langue « officielle » est problématique : le Hassaniya est un pidgin qui s’abrite sous le parapluie de l’arabe et qui s’efforce d’exister en empruntant les plumes et les ailes de l’arabe. Les défenseurs du Hassaniya utilisent un curieux argument d’autorité qui stipule que l’arabe est la langue du Coran. Et alors ? Le confusionnisme pittoresque qui découle de cette tentative de filiation linguistique n’a pas de sens. Cet argument relève d’un viol de la conscience qu’il faut combattre d’urgence. Les musulmans de bonne volonté savent qu’on peut pratiquer l’Islam sans s’inféoder à la masse tranquille de l’arabe. Cette démarche sadique qui implique la dégénérescence culturelle et identitaire des autres composantes sociales du pays doit être dénoncée et combattue sans trêve. Il est absurde de penser un pays dans le nombril d’une identité monolithique, surtout quand celle-ci est amarrée à un problème de langue. C’est une manière de faire porter des chaînes invisibles aux Peuls, Soninkés, Ouolofs et Bambaras. Oui ! une colonisation endogène et furtive qu’il faut dynamiter immédiatement !

          Il est fondamental de saisir le choc résultant de la mise en conjonction de nos langues nationales pour maintenir l’espoir de tous et concevoir une nation mauritanienne. Il est nécessaire de tenir compte du souffle, des fulgurances et des éclats de toutes les sensibilités linguistiques du pays. Avec une réelle volonté politique, ces langues peuvent bénéficier d’une représentation médiatique digne de ce nom à travers des émissions diverses et variées. Avec une réelle volonté politique, il est possible d’établir un système éducatif opérant et intelligent qui permettra aux mauritaniens d’avoir des formations de qualité en dehors de toute forme de prédation culturelle. Le système actuel relève d’une médiocrité sans nom : les mauritaniens scolarisés ne sont ni arabophones, ni francophones ; ils ne maîtrisent ni l’arabe, ni le français. Il n’existe pas d’éducation nationale en Mauritanie : la chose éducative de ce pays est caractérisée par un incroyable foutoir où l’aliénation et le décervelage font loi. Il existe une préférence nationale dans des écoles bunkérisées et sanctuarisées qui accueillent les enfants des militaires au pouvoir ainsi que ceux des bourgeoisies élitaires qui leur servent d’auxiliaires. C’est un fait ! Le système d’avant les années 2000 est largement mieux : deux ou trois matières en arabe et le reste en français. Je n’ai aucune forme d’obsession ou de complexe par rapport au français ou à l’anglais. J’essaie juste de sortir de la démagogie et de raisonner de manière lucide. Le français et l’anglais ont eu le temps de s’établir et de se développer à travers la quasi-totalité des ondes du monde. Si vous voulez que nos langues aient ce statut, il faut se mettre immédiatement au travail : travail de fixation, de transcription, de vulgarisation des cultures littéraires de ces langues nationales. Pour l’heure, aucune d’entre elles n’est apte à prendre en charge la fonction tutélaire de langue véhiculaire : ni le Hassaniya, ni le Peul, ni le Soninké, ni le Bambara. On ne met pas la charrue avant les bœufs. L’honorable Cheikh Anta Diop avait entrepris ce travail dès les années 1954 mais ses œuvres ne sont pas valorisées dans nos malheureux programmes scolaires en Afrique francophone. L’héritage intellectuel de ce grand penseur du XXe siècle  est indispensable au devenir de l’ensemble des pays africains.

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