À paraître dans la revue K – revue transeuropéenne de philosophie et arts. Entretien réalisé par Luca Salza entre le 8 et le 13 septembre 2025.
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LS : Je commencerai par une question philosophique, simple et terrible, qui tourmente beaucoup d’entre nous aujourd’hui. Comment et que peut-on penser face à ce qui se passe à Gaza ? Comment penser Gaza ? Comment penser à Gaza ? En somme, qu’est-ce que la pensée vaut face à un génocide ?
EB : Je viens à ta question, terrible mais pas simple du tout, mon cher Luca. Mais auparavant je veux te dire les sentiments qui m’ont fait accepter votre proposition, malgré les difficultés et les risques qu’elle comporte. D’abord il y a ceci que, pour la première fois, je vais contribuer par écrit au travail d’une revue que j’admire, et dont je souhaite qu’elle fasse longtemps entendre sa voix. Une voix que menace toujours d’offusquer celle qui s’en est approprié le nom sans aucun scrupule, à des fins de plus en plus consternantes. Et surtout il y a ce sentiment de colère et de désespoir, ce bouleversement de toutes nos certitudes que suscite le nom de Gaza et que je partage avec vous, qu’exprime bien votre appel à contribution, sous l’invocation de Mahmoud Darwich.
C’est de lui en effet, et de quelques autres (dont son ami Edward Said) qu’il faut essayer de retrouver l’inspiration pour ne pas redoubler le crime en cours d’un lamentable silence. Parler pour dire son impuissance est terriblement humiliant, mais se taire est impossible. C’est déjà de la complicité. J’ai lu les questions que tu me proposes, et j’ai tout de suite compris que je serais trop « court », dans tous les sens du terme, pour y répondre convenablement. Mais j’ai compris aussi que je ne devais pas me dérober. Je les prends donc toutes, et je dis ce que je peux. Worüber man nicht sprechen kann [oder denken], darüber muss man [doch nicht] schweigen!
Penser Gaza, penser à Gaza, demandes-tu ? Malgré les images et récits qui filtrent (des journalistes y laissent quotidiennement leur vie), nous n’y sommes pas, dans Gaza, sous les bombes et devant les chars, en train de voir nos maisons rasées, nos enfants mourants de faim, nos blessés achevés jusque dans les hôpitaux, et d’enterrer nos morts à même la terre nue. Nous ne pouvons qu’y penser nuit et jour, en ressassant notre horreur.
Nous prendre la tête en faisant l’histoire du « conflit » israélo-palestinien, cherchant ce qui l’a rendu inexpiable et ce qui l’a soustrait à tout rapport de forces réversible. Essayant de tout savoir du plan d’extermination et de sa mise en œuvre, mais aussi de la résistance, car elle subsiste sous les décombres, dans les gestes de défi ou les signaux de détresse des condamnés à mort. Dans leur dignité face aux assassins. Pour que le monde sache. Pour qu’il se souvienne, à défaut de s’être opposé.
Mais je comprends bien que ta question va au-delà du fait de penser ce qui a lieu. Elle porte sur son contenu de vérité et sa portée morale : que sommes-nous capables de penser, qui nous engage, et de quelles pensées vraiment nécessaires disposons-nous encore, quand nous disons Gaza ? Je crois qu’il faut admettre que ce sera toujours trop peu et à côté de l’énormité du crime. Un crime dont nous sommes aussi partie prenante, ne l’oublions jamais. Il faut écarter les excuses, les protections et les précautions, c’est la condition pour qu’on débouche non seulement sur une qualification de circonstance, mais sur des questions radicales, dont les réponses seront longues à trouver et à ajuster.
Ta formulation comporte une indication précieuse en ce sens : « qu’est-ce que la pensée vaut face à un génocide ? » La pensée vaut ce qu’elle peut : rien ou quelque chose selon qu’elle prend la mesure de son dénuement et de son exigence. Car génocide est l’un des noms de cette extrémité qui subvertit la rationalité au sens ordinaire, déborde la déduction, la représentation, l’évaluation du pour et du contre. Mais que veut dire, en l’occurrence, « un » génocide ? Que tous les critères, les marques distinctives énumérées dans sa définition juridique et repérables par analogie historique sont constatées ?
Sans doute, et cela fait beau temps que seuls des valets et des portevoix de l’assassin, ou des « amis du peuple juif » pour qui la vérité compte moins qu’une solidarité communautaire aveuglée, s’obstinent à en nier la réalité. Au prix de l’abjection. Hélas Gaza n’est pas un génocide « possible », à discuter, à venir et à prévenir : c’est un génocide en marche, exécuté sous nos yeux avec une inflexible détermination et sans véritable opposition, dont seule demeure encore incertaine la solution finale.
Déjà Gaza n’existe plus, tandis que sur ses ruines errent deux millions de spectres privés de nourriture, chassés d’un point d’extermination à un autre… Mais dire « un génocide » suggère aussi qu’il faut comparer. Des génocides, il n’y en a pas tous les jours et pas n’importe où, mais il y en a d’autres que Gaza, dans le passé et même dans le présent : au Soudan, pour n’en nommer qu’un dont l’occultation, à beaucoup d’égards, est aussi insupportable que l’exposition de Gaza, et fait partie d’une même catastrophe (je vais y revenir). La pulsion de mort parcourt le monde en y semant la dévastation et les cadavres. Mais dire cela, ce n’est que donner un autre nom au problème.
Cependant chaque génocide – quelle expression : chaque génocide ! – a des caractéristiques historiques, politiques et morales uniques, et ce sont elles qu’il faut « penser ». Ce qui notamment fait l’unicité de Gaza, et provoque en nous le sentiment d’une contradiction insupportable, ce n’est pas seulement le fait que le génocide soit perpétré par des Juifs qui (pour certains au moins) sont les descendants des victimes de la Shoah – le génocide des génocides. Mais c’est le fait que celle-ci, après que sa mémoire ait été institutionnalisée, soit instrumentalisée pour préparer, motiver, organiser et faire accepter Gaza.
La Shoah en tant qu’événement destructeur et fondateur, indissociable aujourd’hui de ce que Jean-Claude Milner a appelé « le nom Juif », et par où ce nom et ceux qui le portent sont, qu’ils le veuillent ou non, attachés à un exemple sans équivalent d’anéantissement de l’homme par l’homme, témoins de sa monstrueuse possibilité, avertisseurs de sa répétition, ne cesse de participer à la justification du génocide de Gaza commis par Israël : en soutenant l’affirmation que les « victimes du génocide » ne sauraient évidemment le perpétrer à leur tour, mais aussi, contradictoirement, en les autorisant à franchir impunément toutes les limites du droit et de l’humanité pour se « protéger » eux-mêmes de son retour éternel, dont ils se disent ou se croient menacés.
« Pas nous » et « seulement nous », proclament les Israéliens selon les besoins de leur autojustification, en invoquant Auschwitz et les pogroms qui l’ont préparé. Ainsi, dans une causalité « diabolique » (Poliakov), la Shoah engendre Gaza par l’intermédiaire de ses héritiers, et donc y perd son sens, non seulement pour les Juifs, mais pour nous tous[2]. Comment allons-nous pouvoir situer cette tragédie dans l’histoire, ou dans le « réel », et comment allons-nous réagir ? Qu’est-ce que nous en ferons dans nos pensées et dans nos vies ?
Je dis que c’est ce qu’il faut « penser », mais je ne sais pas trop comment, par quelle logique. Car c’est à la fois le ressort de son effroyable efficacité (qui osera contredire les héritiers de la Shoah ?), et le renversement de toutes les valeurs, morales et intellectuelles (qui osera encore proférer le « plus jamais ça » ?). Notre conversation aidera peut-être à sortir de ce blocage.
LS : La question peut être encore plus directe : que faire de la philosophie tandis que Gaza et les Gazaouis sont anéantis ? Après Auschwitz, des autrices et auteurs d’origine juive ont permis d’approfondir, d’affiner notre critique du sujet, de l’appartenance, de l’identité, de l’État, en contribuant à un déchiffrement généalogique de la violence du logos. C’est peut-être surtout d’eux, dans le fond, que nous sommes repartis alors que l’Europe ne comptait plus que des décombres. Ton parcours philosophique s’inscrit dans la tradition d’un certain universalisme marxiste, qui a été également une tentative de lutter contre les replis identitaires et la violence des nationalismes. Néanmoins, aujourd’hui, nous nous demandons : que vaut tout notre patrimoine culturel ?
EB : Je me souviens toujours d’une phrase de Lénine apprise par cœur dans ma jeunesse « marxiste », comme tu dis : « toute culture se divise en deux, une composante cléricale et réactionnaire, une composante progressiste et révolutionnaire », ou quelque chose d’approchant. J’aurais certes beaucoup de mal à entériner aujourd’hui l’idée que se faisait Lénine de l’universalité de la lutte des classes ou les catégories dans lesquelles il distribuait les « camps » de l’histoire et de la politique. Mais je continue de penser qu’il n’y a jamais d’unité ou d’homogénéité de ce que nous appelons la culture, ce qui inclut bien sûr l’art, la science, la philosophie empiétant les unes sur les autres, ou plutôt ce qui signifie que leur unité est un conflit permanent dont le langage commun peut demeurer introuvable (j’aime bien à cet égard la catégorie du « différend » élaborée par Lyotard[3]).
Parler de culture c’est sans doute totaliser, mais ce n’est jamais réconcilier. Dans ce que tu appelles notre « patrimoine culturel » figure évidemment aujourd’hui tout l’héritage de cette « critique du sujet, de l’appartenance, de l’identité, de l’État » et de ce « déchiffrement généalogique de la violence du logos » auxquels tu te réfères, allant d’Adorno (en qui survit d’une certaine façon l’avertissement de Benjamin[4]) à Günther Anders et d’Antelme à Primo Levi ou à Kertész. Auxquels j’ajouterais évidemment la grande entreprise d’Arendt, si discutable qu’elle soit mais sans équivalent par sa profondeur historique et analytique, jusques et y compris dans Eichmann à Jérusalem. Et même l’œuvre des salauds, comme Heidegger et Carl Schmitt, compromis jusqu’au cou dans la perpétration du génocide, mais indispensables pour en comprendre les arrière-pensées et la stratégie.
Je n’entre pas dans les détails. Je crois que de ces œuvres (et d’autres), à des titres divers, il faut plus que jamais essayer de tirer les instruments d’une compréhension de ce que représente Gaza dans notre expérience, et des modalités sous lesquelles, à nouveau, l’histoire par un génocide est coupée en deux, l’après destituant l’avant dont pourtant il procède. Mais au travers d’un déplacement complet des repères culturels, des identités, des temporalités, dont il va nous falloir tenir compte.
Au cœur de ce grand déplacement je placerai le phénomène suivant : suivant l’argument qu’Arendt a magistralement inscrit dans la composition des Origines du totalitarisme (celui-là précisément que la première traduction française avait entrepris d’occulter[5]), le génocide nazi qui a visé les Juifs européens (mais aussi les tsiganes et les « anormaux ») n’a été possible que par l’importation en Europe des méthodes de concentration et d’extermination que les Européens mettaient en œuvre et perfectionnaient dans le reste du monde (et notamment en Afrique) depuis les débuts de la colonisation. Ce qui va bien entendu de pair avec le fait que les nazis visaient à la constitution dans l’espace « eurasiatique » d’un empire colonial dominé par la race germanique où les populations autochtones étaient vouées à l’esclavage (pour les slaves) et à l’extermination (pour les juifs[6]).
Cet effet en retour (ou ce « rapatriement ») du colonialisme n’est bien entendu pas « la cause » du nazisme et de la Shoah (dont la détermination principale reste l’antisémitisme), mais il est une composante essentielle de ses conditions et de la signification « universelle » des formes politiques qu’elle met au jour. Si nous nous retournons alors vers Gaza, peut-être n’est-il pas arbitraire d’y lire une configuration symétrique, dans laquelle une invention européenne, exprimant certaines des tendances destructrices les plus invétérées de sa politique, se trouve exportée au Moyen-Orient, où elle contribue à perpétuer, refonder, exacerber le colonialisme.
Dans la version privilégiée par l’historiographie nationale palestinienne – et c’est bien le moins que la pensée du génocide palestinien écoute la voix des Palestiniens et commence par s’instruire auprès de ceux qui subissent le génocide et l’ont vu venir, depuis la Naqba jusqu’à l’éradication actuelle des populations de Gaza et de Cisjordanie (suivant des modalités complémentaires) – ce scénario prend la forme suivante : la colonisation de la Palestine est un « moment » intrinsèque de l’histoire de l’impérialisme européen (inauguré par l’empire britannique, secondairement français, et poursuivi jusqu’à aujourd’hui par l’étroite association d’Israël avec les puissances « occidentales », qui lui procurent financement, armement, protection diplomatique).
Elle en déploie les formes extrêmes (le settler colonialism, qui substitue les colons aux autochtones, programmant leur refoulement puis leur élimination) et en prolonge l’entreprise par-delà sa fin déclarée, utilisant les conséquences de l’extermination des Juifs d’Europe à la fois comme une opportunité, comme une ressource (démographique, intellectuelle) et comme une couverture idéologique[7]. Je propose une variante critique de ce scénario qui, je l’espère, n’en méconnait pas la vérité générale. Il est certain que le sionisme depuis ses pères fondateurs (Herzl, Weizmann) est à la fois un nationalisme typiquement « européen » (du côté des nationalités opprimées) et un « orientalisme » imbu de l’idée de la supériorité de la culture européenne sur la barbarie des peuples orientaux, et que cette idéologie s’est donnée libre cours dans le « messianisme laïque » de l’État d’Israël et sa volonté de puissance technologique et militaire[8].
Mais l’idée d’une entreprise de colonisation au service d’une « métropole collective » euro-américaine est une fiction qui a le grave inconvénient de minimiser la façon dont l’Europe a « vomi » ses Juifs (Shlomo Sand[9]), le rôle joué dans la fondation d’Israël par les conséquences du nazisme et de l’antisémitisme, la violence de la guerre civile européenne dont les Juifs sont les principales victimes, donc la complexité des mobiles qui ont conduit les Nations Unies de l’après-Guerre mondiale à conférer une légitimité au nouvel État sur une partie du territoire de la « Palestine historique ». Elle a aussi, subsidiairement, l’inconvénient d’occulter la complicité des États arabes (je ne parle pas des peuples), eux-mêmes soumis à l’impérialisme mais finissant, pour certains, par y conquérir des positions dominantes (ce qui est le cas aujourd’hui de l’Arabie Saoudite et des États du Golfe, également impliqués dans le génocide du Soudan), dont la politique à l’égard des Palestiniens n’a cessé d’osciller entre la rodomontade impuissante, l’instrumentalisation cynique et le marchandage intéressé…
Il me semble donc qu’une vue équilibrée de la « responsabilité historique » de l’Europe dans la colonisation de la Palestine qui aboutit aujourd’hui à la purification ethnique, au génocide et à la dévastation du pays, doit inclure la considération des antagonismes et des contradictions qui affectent, d’un côté l’histoire européenne des deux derniers siècles (histoire d’une autodestruction), de l’autre la capacité de résistance et d’autonomie du monde arabe (capacité constamment neutralisée ou trahie[10]). Cette considération n’abolit pas le sens du rapport de domination, mais elle évite de réduire celle-ci à un schéma binaire abstrait, ou de l’essentialiser.
Mais la symétrie risquée que j’esquisse ainsi à partir de la comparaison des deux génocides – Shoah, Gaza – et de la « généalogie » qui les enchaîne comporte alors une leçon générale, relevant de la philosophie de l’histoire : tout génocide est un événement singulier, chargé de déterminations « locales », mais immédiatement aussi d’une signification mondiale – je serais tenté de dire « cosmopolitique » si ce terme n’évoquait pas, dans notre culture, un idéal de civilisation plutôt qu’une marche à la mort. Il est mondial par ses causes lointaines, ses moyens et ses objectifs, les complicités ou les aveuglements qui le facilitent, par ses effets qui se disséminent à travers le monde, par le bouleversement qu’il induit dans notre imagination du sens de l’histoire, par les lignes de démarcation « globales » qu’il trace entre les individus, les nations et les idéologies. Gaza est un événement mondial, qui ne laissera rien inchangé dans nos pensées et dans nos rapports mutuels. Il est effroyable que cette mutation ait pour origine et pour prix l’extermination des Palestiniens et la destruction de la Palestine.
LS : Quand je parlais de « patrimoine culturel », j’avais en tête surtout la tradition philosophique. Les philosophies de l’altérité nous ont permis, par exemple, d’affronter au mieux, en Europe, l’après-Auschwitz. Mais Emmanuel Levinas, qui va jusqu’à penser l’altérité au point de remplacer le je par le tu, se plie durant la dernière période de sa vie à une lecture très ambiguë du conflit judéo-palestinien, éclairant d’une lumière sinistre ses thèses sur la vulnérabilité et la responsabilité éthique. Chez Levinas, en effet, nous trouvons une revendication à la fois politique et éthique du sionisme (c’est d’ailleurs ici que l’antinomie entre éthique et politique serait brisée) : « l’idée sioniste, telle que je la vois maintenant, dégagée de toute mystique, de tout faux messianisme immédiat, est cependant une idée politique qui a une justification éthique [...]. On défend le prochain quand on défend le peuple juif ; chaque juif en particulier défend le prochain quand il défend le peuple juif » (E. Levinas, A. Finkielkraut, Israël : éthique et politique, conversation radiophonique, 28 septembre 1982). En ayant à l’esprit que cet entretien a eu lieu quelques jours après les massacres de Sabra et Chatila, je demande : que faire de la philosophie de l’altérité lorsqu’elle attribue un fondement éthique, originel, à la politique d’un État ?
EB : Je ne crois pas qu’il soit intéressant de faire le procès de Levinas, un philosophe dont l’œuvre traverse le siècle et qui, par les concepts qu’elle formule, les problèmes qu’elle pose, les réactions qu’elle suscite, excède les choix politiques de son auteur, bien que certainement elle n’en soit pas indépendante. Puisque d’ailleurs tu évoques la grande lignée des philosophies de l’altérité (je dirai de l’altérité constituante, dans laquelle la relation à l’autre – un autre dissemblable, irréductible à l’alter ego – précède et informe la conscience de soi du sujet), il serait important d’évoquer des formulations antérieures au sein de la tradition juive, en particulier celles de Martin Buber, dont la relation au sionisme et à la politique d’Israël est à la fois beaucoup plus intrinsèque et beaucoup plus critique, et dont le grand livre Je et Tu date de 1923[11].
Mais le plus intéressant peut-être, puisque tu cites cette formule : « On défend le prochain quand on défend le peuple juif », qui résonne aujourd’hui de façon sinistre, c’est d’observer le renversement qui est intervenu dans la conception qu’il se faisait de l’être juif ou de « l’appartenance » au peuple juif.
Je prends comme référence le texte de 1947, « Être juif », dans lequel s’exprime l’idée que le judaïsme ne consiste pas à « rechercher un refuge dans le monde » mais à « se sentir une place dans l’économie de l’être », explicitée plus loin comme « traiter le monde [et] nous traiter nous-mêmes comme on traite les gens qui nous entourent, dont on ignore la biographie, qui, arrachés à leur famille, à leur milieu, à leur intérieur, sont tous de “père inconnu”, abstraits en quelque manière, mais pour cela donnés immédiatement », ce qui revient, si je comprends bien, à défendre ou aimer le prochain quel qu’il soit à travers le peuple juif, plutôt que l’inverse. D’où sa réfutation explicite de l’idée d’élection comme une « préférence », nationale ou autre[12].
Il est vrai que, dans la Lettre à Maurice Blanchot qui fait suite, Levinas caractérise aussi l’élection dont il croit bénéficier par filiation comme « le sentiment d’être né dans l’absolu », et c’est sans doute cette conviction de la proximité (ou « fraternité ») avec Dieu qui facilite les renversements d’un judaïsme de la responsabilité envers l’Autre en un judaïsme de la mission civilisatrice qui a « Dieu de son côté[13] ». Je crois que c’est aussi à cette ambivalence que s’adresse la critique sans concession de Derrida, lorsqu’il reproche à Levinas d’avoir toujours « agrandi » la figure de l’autre pour le désigner comme un Autre majuscule et conférer une exclusivité au Dieu d’Israël dans sa révélation : « tout autre est tout autre, ai-je un jour répondu à Levinas de façon quelque peu perverse[14] ».
Mais le vrai problème, ce n’est pas celui des fluctuations de Levinas, c’est celui que pose la notion même de « peuple juif ». Je pense qu’elle a toujours charrié une profonde équivocité (qui en un sens a fait sa richesse et nourri ses interprétations prophétiques aussi bien que messianiques) et qu’elle est en train de subir une mutation dramatique, qui place « chaque juif » devant un choix déchirant en même temps qu’elle lui confère une responsabilité écrasante. Le « peuple juif » des deux derniers millénaires ne descendait d’une même « ethnie » ou d’une nation antique que par une tradition éthico-religieuse centrée sur la transmission d’un texte (et le commentaire de sa lettre), doublée d’une fiction généalogique[15].
Sa dispersion ou diaspora en grec (galout en hébreu), vécue comme un « exil » ontologique, pouvait se décliner en multiples appartenances communautaires (et linguistiques, donc littéraires, poétiques), par exemple le Yiddichland ou la Séfarad, mais aussi fournir le cadre d’une circulation transnationale de croyances, de savoirs et d’espérances radicalement incompatible avec toute organisation ou projet étatique. C’est au XIXe siècle, comme composante de l’essor des nationalismes européens et sur le fond des persécutions antisémites que naît le sionisme, c’est-à-dire l’idée d’un « État juif » (à laquelle notons-le tous les Juifs n’ont jamais adhéré, et à laquelle ses théoriciens n’ont pas tous conféré le même caractère d’exclusivité).
Et c’est au XXe siècle, dans les circonstances que l’on sait, que cet État surgit comme puissance « souveraine », en tant que composante d’un processus de colonisation européen plus large et pôle d’attraction de populations juives à l’échelle mondiale (notamment les Juifs « orientaux » venus des terres d’Islam), en guerre ouverte ou larvée avec d’autres États. La caractéristique idéologique qui se met en place après la fondation de l’État d’Israël (et qui a été soigneusement cultivée par son appareil de propagande, non sans succès auprès de nombreuses communautés juives, mais là encore sans jamais produire une unanimité), c’est le couplage imaginaire de la citoyenneté israélienne avec l’appartenance au judaïsme mondial dans un seul « peuple juif », dont Israël serait le centre spirituel et le porteur de la légitimité politico-religieuse. De sorte que tout Juif dans le monde aurait désormais « deux patries », dont l’une a priorité sur l’autre, ou lui impose ses devoirs, notamment face aux ennemis d’Israël, ipso facto désignés comme « ennemis du peuple juif[16] ».
Avec le tournant constitutionnel actuel, on pourrait penser que cette conception totalitaire de l’appartenance au peuple juif va s’imposer irréversiblement : Israël, au titre du « refuge », installé sur la terre promise dont ses ancêtres auraient été chassés il y a deux mille ans, revendique en quelque sorte une double population, intérieure et extérieure. Le peuple juif coïncidera définitivement avec un « Grand Israël » messianique et géopolitique. Eh bien je pense que ce sera l’inverse, car la complicité active ou passive, « revendiquée » ou « subie », des citoyens israéliens (ou de leur majorité) dans le génocide palestinien (sans laquelle celui-ci n’aurait pu s’exécuter, même après le traumatisme collectif du 7 octobre 2023) va engendrer des fractures de plus en plus profondes au sein de la « diaspora ». Et comme celle-ci ne peut retourner à la conception millénaire d’une communauté exilique (car il s’est passé quelque chose d’irréversible dans le devenir-État du peuple juif auquel Israël a procédé et qui tourne aujourd’hui à la catastrophe), ma conviction est que la notion même de « peuple juif » est entrée en crise, et se trouve exposée à la dissolution. Du moins elle devra, si elle doit survivre, se refonder en dehors d’Israël (sinon de tous ses habitants) et le cas échéant contre lui – ce qui est, il faut bien l’admettre, très difficile à imaginer.
Alors les questions d’articulation de l’éthique (en particulier l’éthique de la « responsabilité historique » collective) et de la politique (en particulier comme politique de la coexistence avec l’autre, et de partage du « monde » ou de la « terre » entre ennemis héréditaires) pourront être reposées. Mais on ne sait pas comment. Et le préalable c’est que le peuple palestinien ne soit pas mort.
LS : Cette affirmation me conduit à t’interroger sur les aspects politiques de la question palestinienne. La particularité de la question palestinienne a toujours été de se présenter comme une question essentiellement et intrinsèquement politique. Jean Genet a beaucoup insisté sur ce point. À l’heure où les démocraties européennes tentent de la réduire, dans le meilleur des cas, à une question humanitaire et où le gouvernement israélien anéantit systématiquement le peuple palestinien, comment faire valoir la subjectivité politique palestinienne ? (Je suis par trop optimiste, mais je pense, en effet, que même dans le génocide la résistance du peuple palestinien ne meurt pas).
EB : Je crois avec toi que le peuple palestinien « ne meurt pas ». Et pourtant en ce moment nous le voyons périr en masse. Dans sa mort même, donc, il ne meurt pas, ou pas encore. Que veut dire ce paradoxe ? La réponse idéaliste, morale et non politique, qu’il faut je crois éviter (même si par mes comparaisons entre les différents génocides j’ai pu sembler l’autoriser) c’est qu’il survit symboliquement, dans une figure de victime absolue, donc par-delà la mort de ses enfants, comme une idée éternelle à laquelle on espère qu’il sera possible de redonner un jour un contenu. La réponse politique, matérialiste, c’est qu’il survit dans sa résistance et dans l’unité de cette résistance, que le génocide même n’arrive pas à briser.
Ce qui appelle plusieurs remarques. Premièrement l’unité de la résistance est spirituelle plutôt qu’organisationnelle ou stratégique (bien que de ce point de vue il y ait eu depuis 1948 et la Naqba, et même avant en comptant la grande révolte de 1936-1939, en passant par les deux intifadas, des phases extrêmement contrastées : rétrospectivement on peut suggérer qu’Arafat et l’OLP ont presque réussi l’unification stratégique de la résistance, et qu’Oslo l’a désagrégée, jusqu’à la division actuelle, soigneusement manipulée par Israël et entretenue par les rivalités de clans, de personnes et d’idéologies). C’est une volonté commune d’exister dans le présent et pour les générations à venir. Cette unité s’avère extraordinairement résiliente et efficace, en particulier sous les formes de la solidarité entre les différentes composantes de la société palestinienne et les multiples modalités de sa résistance quotidienne : elle inclut bien entendu des formes d’autodéfense ou de résistance armée, des manifestations périodiques de défi et de protestation collective (comme les intifadas ou la « marche du retour » de 2018), mais aussi et surtout de résistance obstinée contre l’accaparement des terres, la brutalité des occupants et de leurs appareils répressifs, l’anéantissement de la culture[17].
Ce qui me paraît former une caractéristique essentielle de toutes ces formes de résistance, c’est qu’elles ne séparent pas l’existence du peuple de son enracinement dans la terre de Palestine, à la campagne et à la ville. Elias Sanbar ne cesse, à juste titre, d’insister sur ce point. En résistant sur leur terre et avec elle au rouleau compresseur de la colonisation, en refusant de la quitter même lorsqu’elle est devenue un amas de ruines, un « désert » de champs éradiqués de leurs oliviers et vidés de leurs troupeaux, les Palestiniens défendent pied à pied la substance même de leur identité historique qui précède la colonisation et qui lui survit, ils continuent de faire obstacle à l’anéantissement de leur peuple. Mahmoud Darwich a écrit : « Et la terre se transmet comme la langue ». Ce poème est récité tous les jours par ses compatriotes.
Ce qui entraîne une deuxième remarque. Le « peuple palestinien » depuis 1948 est éclaté en trois grandes composantes : les « Arabes israéliens » (traités comme des citoyens de seconde zone), les résidents de Cisjordanie et de Gaza (qui subissent en ce moment l’assaut principal), et les réfugiés dispersés dans le monde entier, avec leurs descendants. Entre ces composantes, les différences de situation sont immenses et les conflits d’intérêt ne manquent pas. On aurait pu penser qu’avec le temps ils conduiraient à une dissolution progressive de la conscience collective dans l’ordre colonial, aggravée par les divergences entre organisations politiques et favorisée par l’environnement capitaliste.
Or il semble que ce soit plutôt l’inverse, en sorte qu’un peuple palestinien éclaté se forme et se perpétue depuis 77 ans. Ce peuple n’a pas de « représentation » étatique, mais il a une voix et une visibilité. Il est fragilisé par l’hétérogénéité des rapports qu’il entretient avec la terre de Palestine à défendre, mais en revanche il est hors d’atteinte des décisions de l’État d’Israël, ce qui est un fait politique fondamental. Entre les deux aspects que je souligne : l’enracinement des formes de la résistance populaire dans la terre des ancêtres, et l’éclatement des composantes du peuple palestinien qui préservent pourtant leur unité, il y a évidemment une sorte de contradiction. Cette contradiction aussi est politique. Mais elle n’est pas vouée à l’autodestruction. Elle évolue sous nos yeux.
Je suis donc d’accord avec toi (et avec Genêt) pour penser que la question du peuple palestinien (son unité, sa continuité historique, sa survie, sa subjectivité individuelle et collective) est politique de part en part, dans un sens complet du mot politique, qui va de la communauté à la lutte. En revanche, je n’établirai pas d’opposition radicale entre le politique et l’humanitaire, comme tu sembles le faire. Il est vrai que tu précises : « ne pas réduire la question palestinienne à sa dimension humanitaire », c’est-à-dire ne pas identifier les Palestiniens à la seule condition de victimes. Nous pouvons nous mettre d’accord là-dessus. Mais nous ne pouvons pas dire (à mon avis) que la dimension humanitaire soit absente ou politiquement secondaire dans la situation actuelle. Un génocide est par définition un effondrement de l’humain en même temps qu’un cri de détresse. Les habitants de Gaza clament le besoin urgent qu’ils ont d’une aide humanitaire qu’Israël interdit délibérément de leur fournir, pour les exterminer et les chasser.
Les « organisations humanitaires » qui seules se battent vraiment pour les défendre (depuis l’UNRWA jusqu’aux organisations israéliennes qui sauvent l’honneur de leur peuple, comme B’Tselem et Physicians for Human Rights Israel, en passant bien entendu par Médecins du Monde, Care, Amnesty International, Human Rights Watch …) sont absolument claires quant au caractère politique de leur action et de leurs exigences. Leur action et leur accès au théâtre de la guerre sont devenus des enjeux géopolitiques fondamentaux. C’est pourquoi Israël ne cesse de les attaquer et de chercher à les délégitimer.
Ce qui traduit en revanche l’hypocrisie des États ayant réclamé l’ouverture de Gaza à l’aide internationale d’urgence (médicale, alimentaire, matérielle, scolaire), c’est leur refus d’agir en accord avec leurs paroles, et d’exercer sur Israël la pression diplomatique et économique dont ils ont les moyens… La Flottille de Gaza prend les risques qu’il faut pour mettre cette lâcheté en pleine lumière. Plus que jamais la question de la politique des droits de l’homme, naguère discutée à propos de la situation dans les pays du bloc soviétique, se pose donc avec acuité comme une question centrale de la politique, dont la Palestine est le révélateur.
LS : Mais que signifie prôner la paix dans une situation de génocide ? La recherche de la paix, le pacifisme, peuvent-ils être la réponse adéquate à la violence des massacres et au sacrifice d’un peuple à un Dieu obscur ? (Lacan). Une autre violence n’est-elle pas nécessaire, pour reprendre cette différence dans la violence pensée par Benjamin, mais aussi par Merleau-Ponty, Deleuze, Nancy... ? Le pacifisme ne risque-t-il pas de masquer l’autre scène de la violence, celle qui ouvre, dévoile, suspend, voire détruit, mais pour donner naissance à de nouvelles relations (la violence mythique de Benjamin) ? À cette aune, la diffusion du terme « terrorisme » n’est-elle pas, à son tour, une autre manière de rendre impensable et impraticable la différence interne à la violence ? Le pacifisme et le terrorisme, malgré les différences abyssales qui les séparent, ne mènent-ils pas, par des voies différentes, à une impuissance paralysante ?
EB : Ces questions me semblent étroitement liées, et je vais essayer de les prendre ensemble. Il me semble d’abord que la question de la « paix dans une situation de génocide » comporte deux dimensions, l’une générale qu’on peut essayer d’éclairer à la lumière de l’histoire, l’autre renvoyant spécifiquement à ce qui se passe en ce moment à Gaza. La seconde découle de la première, mais elle ajoute l’urgence d’un « que faire ? » à la réflexion théorique sur la paix, qu’elle vient totalement surdéterminer. On peut avoir une réponse de principe au problème et se trouver dans une situation où elle est dépourvue de toute effectivité.
J’observe d’abord que ce que je suis en train d’écrire (le 10 septembre 2025) sera lu, au mieux, dans plusieurs jours, et d’ici là le massacre aura encore progressé, car il n’y a aucun moyen immédiat d’arrêter les génocidaires, qui exécutent méthodiquement leur plan avec le soutien de l’impérialisme dominant dans cette partie du monde, même si l’ONU et ses agences réitèrent leur mise en garde, et si les « démocraties » européennes passent de la remontrance à la sanction, ce à quoi en fait je ne crois pas. J’observe également que des interventions militaires dissuasives contre l’armée israéliennes sont exclues (ce qui n’était pas le cas pendant la Deuxième Guerre mondiale, ou en Bosnie, ou au Rwanda) : de qui viendraient-elles ? quelles conséquences auraient-elles ? Et que des opérations individuelles symboliques (qui seront immédiatement qualifiées de terroristes, mais pourraient relever de ce que tu appelles une « autre violence ») comme l’attentat d’hier à Jérusalem, témoignent d’une capacité individuelle de résistance et de défi, mais ne peuvent rien changer au cours des événements.
Il n’y a donc pas, en l’occurrence, de « choix » entre plusieurs méthodes ou formes d’action pour s’opposer au génocide, puisqu’elles se heurtent toutes au même déséquilibre radical dans le rapport des forces. J’ai moi-même de la peine à écrire ces formules radicalement pessimistes (comme j’en avais eu à écrire dès le 21 octobre 2023 que « la catastrophe irait à son terme[18] ») car elles peuvent ressembler à une démission. Je me corrige donc en posant qu’aucune situation historique, même désespérée, n’est fatale, immunisée contre l’imprévu. Même un cessez-le feu auquel Israël serait obligé de consentir à un moment quelconque par la « pression internationale » et celle de ses citoyens qui espèrent sauver les derniers otages vivants, serait une victoire contre l’État génocidaire. Elle changerait le cours des choses…
J’observe ensuite que la notion de pacifisme est extraordinairement équivoque. Par opposition à la guerre en tant que moyen de la politique et a fortiori en tant que « valeur » de civilisation (héroïque, c’est-à-dire virile, « créatrice » ou « médiatrice » comme chez Hegel, « accoucheuse de l’histoire » comme chez Marx), elle peut nommer le principe qui fait de la paix la seule fin souhaitable, le seul but qui soit défendable. Ou elle peut nommer l’attitude qui préfère l’acceptation du pire, le renoncement à la lutte par crainte des malheurs de la guerre ou par calcul des gains et des pertes. En cette matière il faut se garder de faire la leçon à quiconque dans un fauteuil ou devant une machine à écrire, mais il n’est pas interdit de prendre des exemples.
Mon professeur Georges Canguilhem avait été dans sa jeunesse, à la suite d’Alain, un pacifiste militant, avant de devenir dans la Résistance au nazisme un combattant qui prenait tous les risques (il n’en parlait jamais). Je ne crois pas qu’il se fût agi d’une conversion ou d’un revirement. Il fit la guerre comme pacifiste. En réalité, ce que cette équivoque révèle à mes yeux, c’est qu’il ne faut pas raisonner en termes binaires, en opposant la paix à la guerre, ou la « non-violence » à la « violence » en soi. Il faut toujours introduire un troisième terme, qui complique le débat mais peut aider à le clarifier. S’agissant de la réponse à la destruction, à l’asservissement ou à l’extermination, le troisième terme, on vient de le dire, est la résistance, qui est la « guerre juste » (c’est même la seule forme de guerre juste, sous la condition d’en ajuster aussi les moyens). S’agissant de l’objectif final, le troisième terme est la justice rendue aux opprimés, ce qui veut dire que seule la « paix juste » est une paix véritable, acceptable, honorable, et que peut-être même elle est la seule durable. Paix, guerre, résistance, justice sont les quatre pôles d’un même problème, les quatre termes d’une seule décision.
Enfin je voudrais relever ton intéressant lapsus à propos de Walter Benjamin (surtout ne le corrige pas !) : à moins que je ne t’aie mal lu, il me semble que tu confonds ce que (dans le fameux essai de 1921, Zur Kritik der Gewalt), il distinguait comme « violence mythique » (celle qui, derrière le droit ou en amont du droit, donne force à la loi et donc conforte ou restaure l’ordre établi, en lui conférant la « souveraineté ») et comme « violence divine » (ou messianique, ou révolutionnaire) qui destitue (j’emprunte pour une fois la terminologie d’Agamben) la domination, réduit ses agents à l’impuissance ou les fait sortir de l’histoire, ouvrant (idéalement) la possibilité d’un autre monde.
Ce sont deux contraires absolus, mais qui se situent dans une proximité (et parfois dans une indécision) périlleuse. Le texte de Benjamin est écrit dans une conjoncture et dans un lieu où s’affirme la radicalité révolutionnaire tandis que se profile déjà le fascisme. Il fait partie d’une tentative géniale pour inscrire l’idée de la révolution dans une grammaire eschatologique consciente de ses implications tragiques et de ses risques, au lieu de cacher l’eschatologie sous un positivisme sociologique et un évolutionnisme historiciste (auxquels Marx n’a pas échappé).
Comme toi, j’y reviens sans cesse, mais en ayant à l’esprit le changement des temps, ce qui interdit à mes yeux de « redire » littéralement Benjamin aujourd’hui : car les révolutions ont eu lieu (ou du moins des révolutions, mais d’échelle mondiale et de portée universelle), et dans l’immédiat elles ont toutes échoué (ou pire, elles n’ont réussi qu’en se transformant en contre-révolutions[19]). Leur utilisation politique de la violence est au cœur de cet échec, ce qui exige de repenser complètement l’économie et la finalité de la violence révolutionnaire, le rapport même de l’idée de révolution (donc d’émancipation, de libération, de résistance) à celle de violence. Les noms que tu cites font bien partie à mes yeux des ressources et des recours pour ce faire. Il y en aurait d’autres.
Je peux alors essayer de répondre à tes deux questions principales, sans espoir de les épuiser. D’abord celle de la « réponse adéquate à la violence des massacres et au sacrifice d’un peuple à un Dieu obscur ». Oui, le Dieu obscur est ici à l’œuvre (ce que j’appelais plus haut la pulsion de mort). Mais cela veut dire : il n’y aura pas de réponse « adéquate ». Même la défaite de ceux qui planifient et exécutent les massacres au service d’un délire de domination et de toute-puissance n’est pas une réponse adéquate. Il y a toujours un reste, une trace ineffaçable du massacre qui ne se rachète pas, qui ne se compense pas.
Cependant il y a (ou il devrait y avoir) des évidences dans l’ordre de la responsabilité. Au génocide en cours on ne répond pas par des programmes de paix, mais par un usage juste (légitime, suffisant, ciblé) de la force. Les Alliés savaient que l’extermination industrielle des Juifs avaient commencé dans les chambres à gaz. Ils auraient pu les bombarder et ils ne l’ont pas fait. Cela fait partie des choix historiques désastreux dont nous subissons encore les conséquences. Le problème avec Gaza (j’en reviens toujours à ce point) c’est qu’il n’y a pas de force disponible pour débarquer (malgré la Flottille) ou pour bombarder Tel Aviv (seuls les Houthis essayent, symboliquement, ce qui va leur coûter cher). Une « autre violence », c’est-à-dire une force hétérogène suffisante est en effet « nécessaire ». Il faut la trouver et la mettre en œuvre.
Cette force est-elle le « terrorisme » ? En risquant la symétrie entre pacifisme et terrorisme, ramenés à la même impuissance, tu suggères que non. Je suis d’accord avec toi. Mais il faut raisonner de façon serrée, car nous sommes en terrain miné. Premièrement il faut prendre garde à ceci que la qualification de terrorisme fait l’objet d’une manipulation étatique qui passe par des estampillages juridiques ou pseudo-juridiques destinés à placer certains ennemis des puissances hégémoniques dans la position de « hors la loi ». C’est ce qui se passe avec l’inscription de telle ou telle organisation ou groupement sur des listes criminelles internationales. Deux faits fondamentaux se trouvent ainsi masqués : d’abord le fait que, dans des situations de guerre de libération, les « terroristes » d’aujourd’hui sont les « interlocuteurs valables » de demain, avec lesquels il faut négocier, et que donc il faut sortir de leur statut de criminels. Parfois la négociation commence en secret alors même que les opérations d’élimination des terroristes sont en cours. C’est ce qui est arrivé en Algérie, entre le colonisateur français et le Front de Libération Nationale, au bénéfice de ce dernier. Ou en Afrique du Sud, selon d’autres modalités. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de terrorisme, mais qu’il ne faut pas passer sans examen de la reconnaissance d’actions terroristes, voire de leur revendication, à l’essentialisation des mouvements politiques et de leurs organisations comme « mouvements terroristes », intrinsèquement pervers, qu’il s’agirait d’éliminer par tous les moyens. Le Hamas, si désastreux qu’on juge son programme et condamnable son action, n’est pas l’Etat islamique (Daech). Et cela veut dire que les rapports historiques entre luttes d’émancipation ou de résistance et « terrorisme » comme tactique ont toujours été (et sont plus que jamais) complexes, impurs, sujets à évolution.
Mais surtout, ce qui se trouve ainsi masqué, c’est le fait que les définitions officielles ont pour objectif principal d’occulter la réciprocité et la dissymétrie entre actions terroristes et opérations « contre-terroristes ». De façon parfaitement arbitraire, les premières sont dites criminelles, alors que les secondes sont réputées légitimes, quelle que soit la sauvagerie des moyens dont elles se servent. Ce problème est flagrant dans le cas d’Israël et de la Palestine. Sans doute – c’est mon point de vue – l’opération du Hamas le 7 octobre 2023, brisant le blocus dans lequel était enfermée la population de Gaza, peut difficilement être qualifiée autrement, puisqu’elle a visé essentiellement des civils désarmés (hommes, femmes, enfants, vieillards), et qu’elle s’est accompagnée d’un déchaînement de brutalité (tortures, viols, enlèvements, exécutions sommaires[20]).
Mais cette cruauté ne peut faire oublier l’échelle infiniment plus grande et les moyens disproportionnés par lesquels l’État israélien – véritable État terroriste sous couverture « démocratique » – réprime et brutalise la population palestinienne. Les milliers d’emprisonnés arbitraires soumis à des régimes de détention inhumains sont bien eux aussi des otages, destinés à décourager toute protestation et à empêcher toute vie politique libre. Les raids des colons et de l’armée contre les villages et les camps de réfugiés, les assassinats ciblés de militants, de journalistes, d’intellectuels, de jeunes gens, les punitions collectives (en particulier dans la forme de destructions de maisons ou de quartiers), les humiliations quotidiennes (contrôles, interdits, passages à tabac) destinées à imprimer dans l’esprit des Palestiniens l’idée qu’ils sont au pouvoir de leurs maîtres, tout cela fait partie d’un système de terreur qui est le corrélat de l’accaparement des terres et du « nettoyage » de l’histoire nationale.
Il n’y a donc pas beaucoup de sens à ratiociner sur la moralité des actions de résistance qui relèvent ou non du terrorisme. En revanche il y en a beaucoup à se demander quels effets ces actions produisent sur le rapport des forces, interne et externe au pays, et tout particulièrement quelle responsabilité l’attaque du 7 octobre 2023 aura eue dans le déclenchement du génocide et sur l’avenir du peuple palestinien. J’ai écrit après le 7 octobre et répété depuis que le Hamas (en raison de son idéologie visant à rendre la haine mutuelle inexpiable autant que de ses faux calculs à propos du rapport des forces et de ce qu’il croyait être une imminente « levée en masse » des adversaires du sionisme dans toute la région) avait « sacrifié son peuple » à des objectifs stratégiques inaccessibles. Cette thèse m’a valu des critiques parfois véhémentes que je ne peux pas ne pas prendre au sérieux. Mais je ne peux pas faire que la question ne se pose pas.
Mais bien entendu aussi une critique du terrorisme comme tactique de libération ou de résistance, non pas en général mais compte tenu des conditions déterminées de l’affrontement, n’a de sens que si on est en mesure de proposer des alternatives, au moins dans le principe. Je n’en vois qu’une dans les circonstances actuelles, même si elle est en retard sur l’événement ou en deçà de la « dimension critique » nécessaire : c’est le développement d’une solidarité de masse, traversant les frontières entre le Nord et le Sud, l’Orient et l’Occident, avec la lutte du peuple palestinien, qui le sorte de son isolement (lequel est aussi, réciproquement, une des causes de l’attraction qu’exerce le terrorisme, comme ultime ressource des « damnés de la terre », abandonnés de tous). Un tel mouvement de masse internationaliste et antiimpérialiste ne se substitue pas à la lutte et à l’initiative propre des Palestiniens, mais il peut mettre en échec la complicité des États. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que ses partisans fassent l’objet d’une sévère répression, sur les campus et dans les rues, en Amérique et en Europe. Mais il ne faut pas non plus l’accepter. La Palestine « vaincra » en ce sens qu’elle ne mourra pas, mais elle ne vaincra pas seule.
On rejoint ainsi l’autre face de la discussion sur la violence, que tu ranges sous la catégorie de « pacifisme » et que je préfère rattacher à une problématique de la paix et de la justice. Je pense que le génocide – tout génocide – fait lever une exigence de paix par la justice, indissociable de sa réalisation dans les formes du droit, de la dignité, de la réparation des torts et des dommages, qui est encore plus forte que dans toute autre situation de guerre, de violence ou d’oppression. Viser un tel objectif sans le confondre avec le renoncement ou le désarmement suppose de trouver des réponses à la violence oppressive (« mythique », si l’on veut) qui n’en soient pas l’image inversée, mais de pratiquer la violence libératrice en ayant garde aux conséquences de son usage autant qu’à sa justification ou à ses buts.
Leçon de Max Weber autant que de Gandhi. On n’est pas ici dans une problématique de la légitimité mais dans une problématique de l’effectivité, où la violence circule entre les causes et les effets, et réagit sur ceux qui s’en servent, par choix ou par nécessité. C’est ce que naguère j’avais tenté de théoriser comme « civilité ». Mais je vois que ce n’est pas une bonne dénomination. J’en cherche une autre…
LS : Si on passe aux propositions de solution diplomatique au conflit palestinien, tu as souvent évoqué la solution politique à deux États pour faire terminer la guerre. Selon toi, cette issue du conflit est toujours viable ?
EB : Non, je n’ai jamais évoqué cette « solution ». Ou plus exactement, dans la trace d’Edward Said, j’ai toujours soutenu que l’alternative de la « solution à deux États » et de la « solution à un État », indépendamment même des fluctuations de sens que chacune de ces deux expressions recouvre, est une alternative abstraite, bureaucratique et mystificatrice. Le point de vue auquel il faut se placer pour envisager une « solution » quelle qu’elle soit est en deçà de cette alternative, c’est le principe de l’égalité des voix au chapitre aussi bien que des droits historiques ou mieux, du droit à l’existence. Equality or nothing[21].
Cette condition relève de la justice autant que de l’efficacité, car il est évident qu’une paix fondée sur la perpétuation de la domination d’une partie sur l’autre, à un degré ou à un autre, n’en est pas une. Elle ne produit ni coopération ni réconciliation (ce qu’a surabondamment démontré l’expérience d’Oslo et la déconsidération de l’Autorité palestinienne qui s’en est suivie). Toute solution présuppose le démantèlement du postulat d’inégalité qui est inscrit au cœur de la colonisation et, au-delà, du colonialisme dont le sionisme est devenu historiquement la dernière incarnation. Mais cette condition est encore plus manifeste (en même temps que plus aléatoire) dès lors que, comme on est forcé de le constater, la politique israélienne a délibérément travaillé à rendre « insoluble » le conflit, ou à rendre impossible toute solution qui n’est pas l’achèvement de la conquête. La solution « à deux États », au-delà des proclamations formelles, supposerait qu’Israël se retire des territoires occupés (y compris Jérusalem-Est), déloge ses propres colons des villes et fortins qu’il leur a aménagés, détruise les murs et les routes réservées, cesse d’accaparer les ressources aquifères, etc. et admette une autre souveraineté que la sienne en Palestine, avec ses « marques » militaires, administratives, fiscales. Autant dire l’impossible dans les conditions actuelles, et peut-être pour toujours.
La solution « à un État » (sous-entendu binational, dans des formes constitutionnelles à élaborer) a certes pour base matérielle l’intrication des populations et la réalité de la domination israélienne (au profit des Juifs) sur l’ensemble du territoire[22], mais à condition précisément d’en inverser le sens en reconnaissance mutuelle et réparation des préjudices subis depuis 77 ans (y compris par l’acceptation du « droit au retour », quitte à en négocier l’application). La difficulté est aussi de l’autre côté, évidemment. Comme le disait Said, qui en a défendu le principe au moins à titre d’idée directrice, elle supposerait de surmonter le refus bien compréhensible des Palestiniens pour qui « abandonner l’idée d’une Palestine entièrement arabe équivaut à abandonner leur propre histoire[23] ». Rien de tout cela n’a de sens aussi longtemps que l’inégalité est à la fois l’état de fait et le présupposé des négociations ou des règlements.
Ce qui est vrai c’est qu’il y a aujourd’hui en Palestine (ou Israël-Palestine) deux peuples à l’histoire tragiquement entremêlée, dont aucun ne peut éliminer l’autre ni renoncer à son droit à l’existence. Israël est entré dans la logique génocidaire sans limites prévisibles sous l’impulsion de sa composante fasciste aujourd’hui au pouvoir, mais il ne tuera ou déplacera pas la totalité du peuple palestinien. Les Palestiniens n’ont pas la capacité de renverser les effets de l’histoire en faisant disparaître la présence juive (et donc les Juifs eux-mêmes), revenant en deçà d’un siècle et plus d’immigration et de colonisation, qui ont engendré un « fait national » (politique et culturel) irréversible.
Deux peuples sur une seule terre, dont l’un écrase et détruit l’autre, et dont l’autre ne peut que vouloir se débarrasser de son oppresseur, telle sont les données de l’équation historique qu’une « politique » (ou cosmopolitique) à inventer, à formuler, à faire accepter par ses propres acteurs et à imposer au monde doit résoudre. Telle est aussi la conclusion de Rachid Khalidi (dont le livre, il est vrai, a été écrit avant le 7 octobre 2023) : « perhaps such changes [dans la géopolitique mondiale et la nature des régimes politiques locaux] will allow Palestinians together with Israelis and others worldwide who wish for peace and stability together with justice in Palestine to craft a different trajectory than that of oppression of one people by another. Only such a path based on equality and justice is capable of concluding the hundred years’war on Palestine with a lasting peace, one that brings with it the liberation that the Palestinian people deserves[24] ».
LS : La dynamique coloniale d’Israël n’est possible que dans le cadre d’une structure impériale de l’ordre international. Les grandes puissances, réunies sous l’étiquette d’Occident, ont désigné Israël comme un élément central pour leurs intérêts géopolitiques. Le rapport de Francesca Albanese a démontré que le génocide en cours n’est pas simplement une destruction, mais qu’il est alimenté par de grands groupes industriels et financiers (qu’il soutient et alimente à son tour). Il existe, en somme, une « économie du génocide ». Deux aspects ne me semblent pas secondaires dans cette économie du génocide. Le premier est le projet américain, immédiatement approuvé par Netanyahou, de construire une sorte de Riviera touristique à Gaza. Le plan des États-Unis prévoit de déplacer toute la population du territoire palestinien, qui serait placé sous administration américaine pendant dix ans pour le transformer en un centre touristique et technologique. Ce projet me fait penser au Film Socialisme de Godard, qui avait compris ce que révèle et cache le tourisme de l’homme blanc occidental. Dans le cas de Gaza, il s’agit même d’un génocide. Ce serait vraiment la fin de la Méditerranée, ainsi que de l’Europe. Deuxièmement, nous nous intéressons à la question du rapport entre la technologie la plus avancée et la guerre. Israël est à la pointe du développement de l’IA à des fins militaires, à tel point qu’il semble que beaucoup de pays européens, dont l’Italie, dépendent aujourd’hui de la cybersécurité d’Israël. Selon beaucoup d’analystes, ce serait une des raisons principales du silence de ces gouvernements face au génocide en cours.
EB : Je ne suis pas en mesure de discuter techniquement tous les points que tu soulèves, mais je les crois fondamentaux, révélateurs des tendances les plus profondes du monde dans lequel nous sommes entrés, et dont le génocide de Gaza est à la fois un symbole et un accélérateur. Tout sauf un « accident », par conséquent.
Je commence par le projet trumpiste de la « Riviera » à édifier sur l’emplacement de ce qui fut Gaza. Comme beaucoup, je suis partagé entre l’incrédulité (à l’idée de la masse de conditions qu’il lui faudrait réunir : c’est plus difficile que d’aller sur Mars…) et le dégoût. Ce projet est profondément obscène, il traduit de façon ostentatoire non seulement le mépris absolu du droit international mais l’acceptation du crime contre l’humanité comme instrument de politique économique (on est tenté de dire : la forme « enfin trouvée » de la destruction créatrice au sens de Schumpeter pour l’âge du capitalisme absolu).
À supposer que son acceptation enthousiaste par le gouvernement israélien ne soit pas simplement un mouvement tactique pour garantir la continuité du soutien des États-Unis à sa politique en cours – ce dont à vrai dire je ne suis pas totalement sûr, car une partie au moins de l’extrême-droite israélienne a d’autres plans pour Gaza – il traduit comme tu le suggères une sorte de fusion entre les impérialismes étatsunien et israélien qui combine étroitement les aspects militaires, territoriaux, économiques, technologiques. À vrai dire cette fusion est en route depuis très longtemps, quasiment depuis l’origine, et ne cesse de se vérifier. [25]
Mais le projet actuel, dans le cadre plus général du plan d’annexion de la Palestine, suggère une autre réflexion : c’est l’incorporation d’une tendance constitutive de l’implantation israélienne (favorisée par le sionisme en tant qu’idéologie de « pionniers ») au sein du programme d’artificialisation du monde qui caractérise désormais le mode de production capitaliste. Quiconque a voyagé en Israël n’a pu qu’être frappé par le fait que le « retour » sur une terre décrétée ancestrale (dont les Juifs auraient été « exilés », d’un exil non métaphorique ou spirituel, mais historique et matériel) ne peut se réaliser que dans la forme d’un nettoyage du territoire de tout ce qui reflète son histoire millénaire, inscrivant dans le paysage et dans l’architecture des villes les signes de la civilisation arabo-musulmane (et accessoirement romaine, chrétienne, ottomane) : il faut y substituer un environnement « moderne » (non pas tellement « juif » d’ailleurs, car une telle culture n’existe pas en tant que telle, ou elle ne pourrait que renvoyer à la tradition des « ghettos » qui fait l’objet d’un refoulement méprisant) conçu et réalisé ex nihilo[26].
Le sionisme « réel » (celui qui est mis en œuvre pratiquement dans la fabrication de la nation israélienne et de son territoire) est si peu assuré, en réalité, du lien essentiel qu’il entretiendrait avec la terre de Palestine, qu’il lui faut systématiquement détruire tout ce qu’elle porte et qu’elle a en quelque sorte engendré, afin d’y implanter les marques ostentatoires d’une propriété fictive. Cette tendance prend des formes particulièrement brutales dans la construction des colonies fortifiées et des routes réservées qui quadrillent la Cisjordanie. À Gaza, où se combinent l’ethnocide, l’historicide et le domicide ou urbicide[27], on parvient au stade ultime où même la trace des traces doit disparaître.
Après les immeubles, les universités et les mosquées, les cimetières sont arasés sous l’action des bombes de 1000 kilos et des bulldozers géants. Mais à ce point la tendance historique du sionisme vient directement s’insérer dans le programme du capitalisme post-industriel (que j’ai appelé ailleurs capitalisme absolu) : un capitalisme financier extractiviste qui met en œuvre les ressources de la technologie révolutionnée par l’Intelligence Artificielle et l’usage des matériaux de synthèse pour déterritorialiser complètement l’habitat humain, en « inventant » des villes du futur qui ne se relient à aucun passé, dans lesquelles le comportement des individus est entièrement régi par la circulation de l’argent, le télétravail et la consommation préconditionnée.
Un capitalisme, il importe de le noter aussi, dans lequel la destruction de l’environnement n’est pas seulement une « externalité négative », mais une méthode de production. Gaza City (ou quel que soit le nom qu’on lui donnera, si le projet Trump-Netanyahu se réalise) ne sera à cet égard que le double parfait de Dubaï ou de Shenzhen. À ceci près que le sol complètement artificialisé y sera hanté par le fantôme des dizaines de milliers de cadavres qu’il recouvre.
Mais suivant ta suggestion je voudrais aussi explorer un peu la nature de la combinaison entre militarisme, technologie et géopolitique dans cette « économie du génocide » que tes formulations obligent à regarder en face. Je fais entièrement confiance à Francesca Albanese (confirmée par beaucoup d’autres sources, dont des économistes sérieux comme Yanis Varoufakis et Thomas Piketty[28]) pour démontrer l’étroitesse de ces liens d’échange, d’intérêt réciproque et de stratégie qui sont intensifiés par la « guerre » à Gaza (depuis la mise en place du véritable pont aérien de munitions américaines décidé par le Président Biden, et jamais interrompu malgré les protestations et la révélation progressive de l’ampleur des moyens de destructions – plus de 10 fois Hiroshima ! – et du nombre des victimes).
Il me semble que le sens de cet énorme phénomène (géopolitique, géoéconomique) doit être commenté à la fois au niveau de son insertion dans une nouvelle « géométrie de l’impérialisme » dont nous cherchons à décrire la configuration[29], et au niveau de la place qu’il confère à la transformation d’Israël en un impérialisme local à prétention hégémonique, au travers de Gaza et des autres opérations qui le prolongent dans toute la région : Liban, Syrie, Iran, péninsule arabique.
L’impérialisme d’aujourd’hui (qui porte en ce sens à l’extrême la tendance à la militarisation du capitalisme déjà inscrite dans sa définition par les classiques) ne se sépare pas d’une course aux armements qui, elle-même, s’accompagne d’une révolution technologique (ou d’une série de révolutions technologiques) dans la conception et le mode d’utilisation des armes et débouche irrésistiblement sur leur utilisation. Je suis ici plus que jamais la leçon du grand historien Edward Thompson dans sa théorie de l’exterminisme[30] : l’accumulation des armes (depuis les armes « individuelles » jusqu’aux armes « de destruction massive », dans un continuum qui, d’ailleurs, fait intervenir les mêmes chaînes de fabrication, de financement et de commercialisation) n’est pas un moyen de défense contre les risques de guerre, c’est fondamentalement et sur le long terme un facteur d’intensification de ces risques, qui ne peut déboucher que sur des conflits armés. Les armes doivent servir pour être produites en masse, perfectionnées, continument remplacées, dans un « secteur » de l’économie qui est devenu une composante structurelle de la reproduction du capital.
C’est ce qu’il faut se dire en observant aussi bien les gigantesques défilés militaires convoqués par Trump et Xi Jin Ping que l’augmentation des capacités productives de drones et de missiles en Russie, en Iran ou en Turquie, ou l’adoption de nouveaux programmes d’armement en Europe. [31] Et le fait est que le monde de la course aux armements (parfois baptisée « keynésianisme militaire ») est le même que celui dans lequel, sous nos yeux, se multiplient depuis quelques années les conflits meurtriers de « haute » ou de « basse » intensité (une différence souvent très ténue) dans lesquels sont impliquées directement ou « par proxy » les grandes puissances militaires ou économiques. Parmi ces conflits figurent plusieurs processus génocidaires : je citais plus haut le Soudan, mais il faudrait ajouter le Myanmar, le Congo, et plusieurs autres processus d’élimination d’un « peuple » ou d’une « communauté » en tant que telle (dont celle des « errants » noyés en Méditerranée, cette partie mobile de l’humanité éliminée au jour le jour comme indésirable[32]).
Bien entendu chaque guerre, chaque massacre, chaque extermination a ses causes spécifiques, qui plongent leurs racines dans une histoire singulière (et notamment dans une figure déterminée de la construction nationale ou coloniale, et des résistances qu’elle suscite, comme on le voit en Ukraine aussi bien qu’en Palestine). Elle ne procède pas simplement du fait que les armements accumulés de part et d’autre d’une frontière (ou d’une super-frontière) ont atteint la « masse critique ». Il faut un matériau idéologique inflammable et une situation d’impasse ou de déséquilibre politique qui pousse le « souverain » (c’est-à-dire l’État) à recourir à « d’autres moyens » (comme la Russie pour préserver son empire après l’effondrement du système soviétique).
Mais cette surdétermination n’oblitère pas l’effet général de la tendance à la militarisation des économies et des sociétés constitutive de l’impérialisme. Elle vient plutôt l’intensifier en des points et à des moments déterminés. Elle précipite la formation de ce que j’appellerai volontiers des « États-bandits » (comme on avait parlé naguère d’États-voyous, rogue states), à la fois producteurs d’armements et fauteurs de leur utilisation massive. Leur caractéristique cependant est que, loin de se trouver mis « au ban de la société » (internationale) des autres États, ils sont plutôt assidûment recherchés comme partenaires et comme fournisseurs. Israël est clairement l’un d’eux (symétrique de la Corée du Nord à l’autre bout du monde ?). Ses liens technologiques et financiers avec différents pays qui, du coup, ne peuvent aller « trop loin » dans la critique de la politique israélienne, même quand elle représente un danger pour leur diplomatie ou crée des problèmes d’opinion publique intérieure, sont un aspect crucial de la « géométrie de l’impérialisme » dans la période actuelle.
Tu as raison de citer l’Europe à cet égard (y compris la France : seule l’Espagne de Pedro Sanchez semble disposée à couper le cordon). Mais je crois utile de préciser que ces liens ne se laissent pas enfermer dans un espace « occidental » : le Brésil exporte de l’acier à usage militaire vers Israël, et la Chine est un grand acheteur d’armes israéliennes à haute technologie et de programmes de cybersécurité. Ce qui, parmi d’autres calculs stratégiques ou diplomatiques (la Chine ne souhaite pas de comparaisons avec sa propre politique au Tibet ou au Xinjiang), pourrait expliquer la modération des réactions chinoises à propos de l’offensive antipalestinienne après le 7 octobre 2023[33]. Rien de nouveau en un sens : toute l’histoire de l’impérialisme est faite à la fois de collusions et d’affrontements entre les « camps ».
Il y a un aspect du problème cependant qui exige de se référer à « l’Occident », à condition de prendre conscience que sa définition évolue et que la place occupée par Israël dans sa constitution est sans doute en train de changer profondément. Je suis tenté de parler d’une inversion des rapports de dépendance. Même si la représentation d’Israël comme « colonie commune » des puissances occidentales et par conséquent du sionisme comme simple instrument de la volonté de puissance de l’Occident au Moyen-Orient constitue une fiction simplificatrice de l’histoire réelle, il reste que sur trois quarts de siècle maintenant les puissances « occidentales » réunies dans une seule alliance militaire et tendanciellement intégrées (avant tout par la puissance du dollar) dans un « libre marché » sous hégémonie américaine ont apporté un soutien constant au développement d’Israël, à sa diplomatie, à son projet colonial, même au prix de « remontrances » à propos de ses méthodes ou de « médiations » pour entretenir la perspective d’une solution du conflit avec les Palestiniens. Israël a été leur tête de pont au Moyen-Orient.
Or cette situation sous nos yeux s’inverse. D’une part l’alliance des nations « occidentales » (Europe et Amérique) est non seulement fragilisée mais promise à l’éclatement : non par l’avènement d’une puissance européenne autonome, mais par l’évolution des États-Unis vers une posture strictement nationaliste, et par voie de conséquence ouverte à tous les renversements d’alliances, que manifeste la présidence Trump.
D’autre part les nouvelles coalitions d’intérêts caractéristiques du rapport des forces et de la distribution des « camps » dans l’espace impérialiste actuel ne coïncident plus avec les géographies traditionnelles de la démarcation entre l’Occident et l’Orient. La plus significative, c’est la stratégie esquissée depuis les « Accords d’Abraham » (2020), à laquelle l’Arabie Saoudite envisageait manifestement de se rallier à la veille du 7 octobre 2023. Il s’agit (ou il s’agissait) de constituer une triple alliance dans laquelle l’Europe ne joue plus aucun rôle fondamental, mais dont les piliers seraient la puissance militaire américaine, la finance des États pétroliers du Golfe, et la technologie israélienne étroitement imbriquées les unes dans les autres. C’est ce qui me conduit à proposer – dans un mode hypothétique et interrogatif – à la fois que l’Occident cesse de coïncider avec l’espace de « l’homme blanc occidental », et qu’Israël est passé du statut de protégé à celui de cheville ouvrière. À la limite, on pourrait dire : ce n’est plus l’Occident qui soutient Israël, c’est Israël qui tient l’Occident.
Mais ces hypothèses appellent aussitôt une précaution, qui est de taille : non seulement la « triple alliance occidentale » est exposée à toute sorte de chausse-trapes politiques, grevée de « contradictions » internes et externes, mais elle est directement menacée par les effets de la politique israélienne elle-même, à travers les réactions de l’opinion publique dans le monde arabe et au-delà, que les gouvernements ne peuvent pas complètement ignorer et qui seront exploitées par les « outsiders » de l’alliance, qu’elle a marginalisés ou déclassés. La question est ouverte à mes yeux de savoir si et quand le triple effet du génocide, de l’annexion de la Cisjordanie et de l’extension des opérations militaires israéliennes à travers tout le Moyen-Orient, mènera au capotage de cette refondation impérialiste. Mais je dois dire aussi que je ne suis nullement convaincu que les États arabes concernés soient prêts à y renoncer. Leur soutien à la Palestine a toujours été relatif et intéressé.
Pour finir, cependant, en tant que nous sommes les héritiers et les porteurs d’une histoire européenne millénaire et pourtant brûlante d’actualité, partagée avec le Sud de la Méditerranée dont Gaza est aujourd’hui l’épicentre, nous devons nous demander quelle « nouvelle alliance » pourrait être conclue (non pas sur le terrain économique ou diplomatique, en tout cas pas exclusivement, mais sur le terrain moral et politique), pour que ce ne soit pas, comme tu l’écris, la « fin de la Méditerranée », et du même coup de l’Europe. Depuis les Croisades jusqu’à l’Expédition d’Égypte, depuis la construction du Canal de Suez jusqu’à l’implantation des communautés sionistes en Palestine, à travers l’avancée et le recul de l’Islam en Europe, la colonisation et la décolonisation, le rapport avec l’Autre arabe et turc, musulman ou laïque, est constitutif de l’identité européenne, irriguant sa culture, affectant chacune des nations qui la composent à des degrés divers mais n’en laissant aucune à l’écart, et donc partie prenante de son avenir.
Il est fréquemment vécu sur un mode conflictuel et inégalitaire (notamment en raison de la tension qui caractérise la coexistence des monothéismes religieux et qui dérive aujourd’hui en islamophobie de masse, mais aussi en anti-occidentalisme et en antisémitisme). Mais pas exclusivement, ni sans retournements de situation qui laissent des traces profondes dans la culture et dans la conscience politique des citoyens européens. Sans compter que, par l’effet des déplacements de population et des migrations, toute une partie de ceux-ci sont en même temps des Européens et des Orientaux ou des Maghrébins.
Si l’Europe se contente d’assister passivement à la destruction de Gaza, ou si pire encore elle y prend part par sa complicité avec la politique israélienne ou l’aide indirecte qu’elle lui apporte, la conséquence ne sera pas seulement le développement d’un immense ressentiment et d’une haine « héréditaire » entre les populations du Nord et du Sud de la Méditerranée, ce sera la dissolution de celle-ci comme espace de civilisation dans le champ des « exterminismes » mondiaux, et l’enfoncement de l’Europe dans la division, la culpabilité et le déni de sa propre histoire.
Il faut donc, pour éviter cette « fin » commune, que l’Europe s’engage aussi vite et aussi résolument que possible, dans le combat pour la survie et la liberté de la Palestine. Je reviens à ce que je disais plus haut : une solidarité de masse avec les Palestiniens en danger de mort est la condition de leur émergence hors du dilemme de l’anéantissement ou de l’autodestruction. C’est aussi la condition (une des conditions…) de notre renaissance politique et de notre survie comme ensemble historique. Mais il faut pour cela qu’elle se développe en privilégiant la rencontre des citoyens des deux rives. Global Sumud Flottilla (la « flottille pour la liberté » qui tente d’atteindre Gaza) nous montre la voie.
LS : Dans ce jeu d’alliances ou de recompositions je voudrais discuter d’un autre bloc qui se constitue peut-être autour d’Israël. Au-delà du rapport historique avec les démocraties occidentales, est-il possible de dire qu’une véritable internationale fasciste et suprémaciste se coagule autour de la politique génocidaire d’Israël ? Elle irait de Trump et Milei à Meloni en passant par Le Pen et Orban. Ce qui se passe en Israël ne met-il pas en évidence une dérive autoritaire des démocraties libérales, qui reposent sur le refoulement du colonialisme et des luttes contre celui-ci ? Nous sommes frappés par le rôle des intellectuels, des médias, même démocratiques, dans le « soutien » à cette opération. Edward Said a écrit des pages qui demeurent importantes pour éclairer le rôle des intellectuels au service de la politique d’Israël.
EB : En ce qui concerne le rôle des media et celui des intellectuels (que je ne confonds pas, même s’ils ne peuvent pas travailler les uns sans les autres – une situation qui est en train d’évoluer radicalement sous l’effet de la révolution informatique), Edward Said en effet a dit l’essentiel. Ce que je retiens de lui en particulier concerne la nécessité vitale de soustraire les organes de la grande presse écrite et audiovisuelle au pouvoir combiné des conglomérats financiers, des lobbys politiques et des féodalités universitaires, et d’autre part – à un niveau plus profond – le rôle joué dans la formation et la consolidation des « évidences » idéologiques (comme l’équivalence de l’antisionisme et de l’antisémitisme) par des communautés d’interprétation qui forgent des codes de représentation de l’histoire en même temps qu’elles imposent certaines voix au détriment des autres, qui ne « parlent pas « (c’est-à-dire ne sont pas audibles). Ce qui signifie que certains sujets n’ont jamais le droit de se représenter eux-mêmes comme acteurs historiques (ce qui continue d’être le cas pour une très grande partie de l’humanité du « Sud », malgré les ruptures intervenues dans la domination du « grand récit » eurocentrique et orientaliste).[34]
Il arrive qu’elles ne puissent pas même se présenter comme victimes, ou seulement au prix de scandales et de sacrifices gigantesques. On peut considérer que la levée de ces deux obstacles à la manifestation de la vérité constitue un aspect crucial d’une politique de « démocratisation de la démocratie », ou si l’on veut de libération de la démocratie libérale par rapport à ses propres limitations institutionnelles.
Mais ceci constitue aussi un moment de l’affrontement avec ce que tu appelles une « dérive autoritaire », et qui dans la conjoncture actuelle communique avec la poussée de plus en plus insistante d’une politique de type fasciste. La démocratie n’est pas un état ou un régime stable, c’est un équilibre mouvant entre plus de démocratie et moins de démocratie. Qui n’avance pas constamment recule plus ou moins loin en matière de libertés et d’égalité, donc de justice.
Je vois comme toi la poussée du fascisme dans nos États de capitalisme « libéral » (puis néo-libéral, puis « national-autoritaire »[35]). Un des signes les moins discutables réside dans l’officialisation des politiques racistes (visant les immigrés, les minorités ethno-religieuses, en particulier, chez nous, les communautés arabo-musulmanes). Un autre est constitué par la revanche agressive du virilisme misogyne et homophobe, dont il ne serait pas très difficile de montrer le lien avec la tendance à la militarisation du capitalisme, dont j’ai parlé plus haut. Ce qui conduit enfin à l’émergence d’un nationalisme violemment xénophobe, pour qui le « corps » de la nation, fondé sur la descendance et la communauté de valeurs (religieuses, familiales, patriotiques), doit être préservé de toute contamination étrangère, voire épuré des dissidents et des anormaux qu’il contient. Tout ceci rentre dans la définition de ce que tu appelles le suprémacisme (sous-entendu : blanc), à ceci près que les mêmes tendances sont portées dans des contextes culturels et « raciaux » complètement différents par des groupes incompatibles entre eux : il n’est que de voir l’Inde de Modi…
Je crois donc à la réalité de la menace fasciste, à la poussée de forces fascistes partout dans le monde (à laquelle l’arrivée de Trump au pouvoir donne un terrible coup d’accélérateur, et qui sont arrivées au gouvernement en Israël par d’autres voies), mais je ne crois pas à l’émergence d’une « internationale fasciste », du moins dans un sens fort du terme, ce qui supposerait un plan de gouvernement du monde, une coordination des mouvements et des directions politiques nationales.
Des rudiments d’une telle coordination existent, c’est vrai (par exemple quand Poutine subventionne les extrêmes droites en Europe, ou quand l’administration Trump soutient l’AfD en Allemagne, ou tente d’empêcher le Brésil de juger Bolsonaro pour sa tentative de renversement des élections, semblable à la sienne), mais ils sont incompatibles entre eux et contrecarrés par l’effet des conflits inter-impérialistes. Ce qui avait rendu possible la formation d’une internationale fasciste dans les années 20 à 40 du siècle dernier, c’est qu’il existait… une internationale communiste, dont elle se voulait l’antagoniste, une révolution dont elle organisait la contre-révolution. Il n’y a pas d’équivalent de cette configuration « ami-ennemi » aujourd’hui.
La tentative du régime israélien pour instituer le Palestinien, lui-même identifié au terroriste sous le nom de « Hamas », en ennemi du genre humain, ne peut en tenir lieu. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les processus de fascisation de l’État et de la politique s’influencent et s’encouragent les uns les autres à travers le monde, qu’ils correspondent à une même nécessité de briser les mouvements populaires, et que le soutien au génocide israélien, sous la forme d’une dénonciation et d’une répression généralisée de l’antisionisme comme « antisémitisme », est une des pierres de touche de la collaboration et de l’alignement à distance avec le nouveau régime américain. Ce qui, soit dit également, est une catastrophe pour la lutte contre l’antisémitisme véritable, celui qui prolonge les discriminations du passé et que font resurgir, à l’occasion, les identifications et les ressentiments que la politique israélienne encourage.
D’où je conclus aussi – et c’est peut-être sur cet aspect pratique des choses que nous devrions nous entendre – que la révolte contre le génocide et tout ce qui l’accompagne ou l’a rendu possible doit bien, en effet, occuper une place centrale dans notre résistance au fascisme montant, à côté d’autres « causes » tout aussi universelles et tout aussi tragiques, révélatrices de l’évolution des régimes contemporains (parmi lesquelles, comme tu sais, je range pour ma part la cause des réfugiés et des migrants, autres damnés de la terre du capitalisme absolu). Elles ne sont pas incompatibles entre elles, c’est le moins qu’on puisse dire.
LS : Je voudrais terminer cette conversation en t’invitant à discuter d’une autre question lancinante : que reste-t-il du judaïsme après le génocide au vu de ce qui se passe à Gaza, mais aussi dans les territoires occupés de Cisjordanie ? Je te pose cette question car j’ai remarqué que tu t’es déclaré « juif » dans tes prises de positions les plus récentes contre le génocide à Gaza, alors que cette question était restée, me semble-t-il, en arrière-plan dans ton engagement historique aux côtés de la Palestine. Je pense à cet article : https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-2/memorandum-sur-le-genocide-en-cours-a-gaza-et-ses-implications-concernant-israel-et-la-palestine Pourquoi, dans ces circonstances terribles, as-tu été amené à te déclarer « juif » (entre autres) ?
EB : Je me suis déclaré « juif » (en même temps qu’intellectuel et communiste) dans l’article que tu cites, et dans quelques autres occasions (pétitions, déclarations), pour trois raisons que je résumerai ainsi sans m’étendre (il faudra peut-être le faire dans une autre occasion).
La première, c’est que j’intervenais dans le cadre d’une conférence organisée en Afrique du Sud (sur le fond des débats suscités par sa décision de poursuivre Israël devant la Cour de Justice Internationale) par des universitaires juifs qui estimaient que le 7 octobre avait entraîné une attaque généralisée contre le droit à l’existence de l’État d’Israël et une censure intellectuelle contre les « nuances » dans l’examen du conflit israélo-palestinien. Ce qui, par contrecoup, avait amené différentes organisations de solidarité avec la cause palestinienne (dont BDS) à dénoncer cette conférence comme un « blanchissement du génocide[36] ».
En maintenant ma participation à la conférence et en tentant d’y faire valoir ma position sur la réalité du génocide et ses conséquences morales et politiques, je tenais à ce qu’elle apparaisse en même temps comme une illustration du devoir qu’ont aujourd’hui les Juifs du monde entier de se désolidariser de la politique israélienne et de renforcer le combat des Palestiniens. Mais cette démonstration a d’autant plus de poids qu’elle est effectuée « de l’intérieur », comme d’un Juif parlant à des Juifs, et à tous ceux qu’ils veulent convaincre. J’estimais en avoir le droit en tant que descendant direct d’une victime de la Shoah, mon grand-père mort à Auschwitz après avoir été arrêté par la police de Vichy l’année même de ma naissance. Dans une controverse ultérieure, j’ai été amené à préciser qu’à mes yeux, dans les conditions historiques du 21ème siècle, une telle descendance (dont je ne m’étais jamais autorisé, mais que je n’ai pas non plus de raisons de cacher) constitue un titre de « judéité » aussi valable que le fait d’avoir été élevé dans la lecture de la Torah et du Talmud ou d’appartenir à une communauté religieuse et d’en accomplir les rituels.
Ma deuxième raison est une généralisation de la précédente. La revendication du « nom juif » (comme dit Milner, condensant dans cette expression qu’il a inventée la référence au patronyme avec le signe d’existence d’une tradition transmise par les générations du « peuple juif[37] ») me semble avoir aujourd’hui une fonction stratégique, non pas au sens d’une petite opération de clivage entre des « camps » au sein du judaïsme (quelle que soit l’extension qu’on donne à cette appartenance), mais au sens d’une prise de position historique par rapport à l’utilisation qui est faite du nom juif par une politique (et une institution) étatique déterminée.
C’est donc une opération performative, qui n’a pas de signification dans l’absolu, mais seulement en fonction de ses modalités et de son contexte. Le geste admirable à mes yeux auquel je me référerai ici (toute proportion gardée) est celui de l’ancien président de la Knesset, Avram Burg, qui vient de demander officiellement à l’administration israélienne de lui retirer la qualification de « juif », dès lors que celle-ci est devenue en Israël (en vertu de la décision constitutionnelle votée en 2018) une marque de l’appartenance au « peuple des maîtres », qui les distingue de leurs sujets et les protège contre un sort semblable au leur.
Avram Burg, vivant et parlant en Israël, ne veut pas qu’on le considère comme un Juif par temps de génocide – un génocide légitimé par la « défense du peuple juif ». Vivant et parlant hors d’Israël, mais dans le contexte du débat sur la valeur et la fonction du sionisme dont notre propre avenir politique dépend essentiellement, je me proclame « juif » pour me solidariser avec tous les juifs du monde qui s’opposent au colonialisme israélien en protestant contre la façon dont il s’approprie la représentation des juifs en général, et pour contribuer avec les moyens dont je dispose à faire voir l’importance et la dignité de leur combat.
En même temps je prends bien soin de préciser que cette proclamation renvoie à une judéité symbolique et non pas à un judaïsme religieux ou communautaire (avec lequel je n’ai aucun lien). Et je souligne que cette « appartenance » symbolique est non exclusive (par rapport à toute sorte d’autres, éventuellement « contraires »), ce qui d’ailleurs est un bon critère de distinction entre « judéité » et « judaïsme » [38].
Tous les Juifs au sens du judaïsme le sont probablement aussi au sens de la judéité, mais il va de soi que tous les Juifs au sens de la judéité ne le sont pas au sens du judaïsme. Je préfère donc me dire « juif » plutôt que de dire que je suis « un Juif ». Et je préfère dire qu’il s’agit d’appellation plutôt que d’être (de même qu’Avram Burg, pour les mêmes raisons historiques mais depuis un autre lieu politico-culturel, revendique l’appellation « non-Juif » sans cesser pour autant d’être celui qu’il a été).
Enfin, montant encore d’un cran dans l’ordre des revendications symboliques, je me dis « juif » parce que je suis bouleversé à l’idée que les significations morales et même religieuses, et par voie de conséquence philosophiques, portées dans l’histoire par la judéité – depuis la parole des Prophètes d’Israël jusqu’au discours de ces renégats ou hérétiques dont s’est nourrie ma formation intellectuelle (Montaigne, Spinoza, Marx, Rosa Luxemburg, Freud, Kafka, Benjamin, Arendt, Simone Weil, Derrida qui fut mon professeur) – pourraient désormais se trouver associées, pour longtemps et même pour toujours, non plus à la résistance aux persécutions et à la quête de l’autonomie intellectuelle, à l’impératif de moralité et de justice et à la discussion de ses moyens (dont la révolution), mais à l’oppression et à l’extermination d’un autre peuple sous l’invocation de ce « nom ».
Je pense que l’honneur du nom Juif doit être défendu contre cette infamie, et qu’une révolte doit s’exprimer. Elle a une portée universelle, comme la judéité elle-même, mais il faut lui donner toute sa force en parlant à la première personne, car il s’agit d’une conviction intérieure et d’une interpellation adressée à d’autres. C’est ce que j’essaye de faire. Merci de m’y avoir aidé.
*
[1] A paraître dans la revue K – revue transeuropéenne de philosophie et arts https://www.peren-revues.fr/revue-k/ Entretien réalisé par Luca Salza entre le 8 et le 13 septembre 2025. Reproduction avec l’aimable autorisation de la revue.
[2] Voir Idith Zertal : La Nation et la mort : la Shoah dans le discours et la politique d’Israël, Paris, Éditions La Découverte, 2008. Voir également les déclarations et articles d’Avram Burg, par exemple « La révolution sioniste est morte », Le Monde », 11 septembre 2011).
[3] Dont Mathieu Potte-Bonneville vient de rappeler la pertinence à propos précisément de Gaza : Nier la presse à Gaza – sur un propos de Raphaël Enthoven, in « AOC », 2 septembre 2025, https://aoc.media/opinion/ 2025/09/01/nier-la-presse-a-gaza-sur-un-propos-de-raphael-enthoven/
[4] M. Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’Éclat, 2001.
[5] H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, New York, 1951. La première traduction française (1972-1973) démembrait le livre et faisait disparaître la partie centrale sur l’Impérialisme, publiée séparément en 1982. Les trois sont désormais réunies dans l’édition de la Collection Quarto Gallimard qui inclut aussi Eichmann à Jérusalem (2002).
[6] Voir en particulier Mark Mazower : Hitler’s Empire – Nazi Rule in Occupied Europe, London, Penguin, 2013.
[7] La version la mieux documentée et la plus nuancée à la fois est celle de Rachid Khalidi : The Hundred Years’ War on Palestine. A History of Settler Colonial Conquest and Resistance, London, Profile Books, 2020. Il faut lire aussi les livres d’Elias Sanbar, dont Figures du Palestinien (Folio Gallimard 2004) et La Palestine expliquée à tout le monde (nouvelle édition, Seuil 2025).
[8] Voir mon essai : Dieu ne restera pas muet : sionisme, messianisme, nationalisme, in Histoire interminable. D’un siècle l’autre, Paris, Éditions La Découverte, 2020.
[9] S. Sand, interviewé par D. Conil, Vous voulez vraiment que je parle de ça ?, revue en ligne délibéré, 21 avril 2019, https://delibere.fr/shlomo-sand-voulez-vraiment-parle-de-ca/
[10] Voir les positions défendues par Anoush Ganjipour dans sa controverse avec Milner : Parler sans détours, Lettres sur Israël et la Palestine, Paris, Éditions du Cerf, 2025. Également « Les États arabes et la question palestinienne », Association France-Palestine Solidarité, octobre 2024 : https://www.france-palestine.org/Les-Etats-arabes-et-la-question-palestinienne
[11] Je saisis l’occasion de signaler le texte publié par Roland Schaer : Palestine : deux peuples, un pays, in « TQR », 18 août 2025, https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-6/deux-peuples-un-pays , qui commente longuement les idées de Buber (partisan d’une solution binationale et opposé à la fondation d’Israël comme « Etat juif »).
[12] E. Levinas, Être juif, suivi d’une Lettre à Maurice Blanchot, Paris, Rivages Poche 2015, p. 56 sq.
[13] E. Levinas, L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Éditions de Minuit 1982, p. 195 sq.
[14] J. Derrida, Abraham, l’autre, in Le dernier des Juifs, Paris, Galilée, 2014, p. 89. Voir mon article Derrida d’un Autre l’autre, in « Éthique, politique, religions », Politiques de Derrida, n°12, 1/2018.
[15] Shlomo Sand , dans Comment le peuple juif fut inventé (trad. fr. Fayard 2008), dont il est certainement possible de discuter les sources et l’argumentation, a bien « déconstruit » cette fiction.
[16] Cette construction est le ressort de l’identification de l’antisionisme à l’antisémitisme, qui nourrit dans de nombreux pays la répression des manifestations de soutien au peuple palestinien. On se souvient du dicton : « Tout homme a deux patries, la sienne et puis la France ». On aurait pu dire la même chose de l’Union soviétique dans la propagande communiste (et d’ailleurs on l’a sans doute fait).
[17] Je reçois ces jours-ci, en tant que vieux participant au Comité international du Freedom Theater de Jénine, une lettre de son directeur Mustafa Sheta, tout juste sorti de prison, qui nous informe que le Théâtre a survécu à l’assaut de Tsahal contre le camp de réfugiés de Jénine, et va reprendre les représentations de son spectacle inaugural – Animal Farm d’Orwell – envers et contre tout. Et il y a des dizaines d’exemples de ce genre.
[18] É. Balibar, Palestine à la mort, in « Mediapart », 21 octobre 2023/
[19] Voir mon essai : L’échec des révolutions ?, in L. Bantigny et al., Une histoire globale des révolutions, Paris, Éditions La Découverte, 2023.
[20] La réalité des faits de cruauté perpétrés le 7 octobre 2023 par les combattants du Hamas (et d’autres organisations, ainsi que des Gazaouis sortis de l’enclave à la suite de l’effraction des commandos) est l’objet d’une controverse qui ne se termine pas. Ils ont été systématiquement grossis par la propagande d’Etat israélienne, qui refuse de communiquer ses preuves (notamment parce qu’elles documentent la faillite de son armée et de ses services de renseignement dans la protection des kibboutzim), mais elles font aussi l’objet d’une dénégation de la part d’une partie de l’opinion des pays arabes et des soutiens de la cause palestinienne, en dépit des revendications diffusées en temps réel par certains membres des commandos (on lit que les Israéliens ont mitraillé leurs propres citoyens pour pouvoir charger le Hamas…). Voir le point de vue d’Elias Sanbar dans La Palestine expliquée à tout le monde, cit., p. 109.
[21] E. Said, Israël, Palestine : l’égalité ou rien, traduit de l’anglais par Dominique Eddé et Éric Hazan, Paris, La Fabrique éditions, 1999.
[22] Voir Ariella Azoulay et Adi Ophir, The One-State Condition. Occupation and Democracy in Israel/Palestine, Stanford Studies in Middle Eastern and Islamic Societies and Cultures, 2012.
[23] E. Said, op. cit., p. 160.
[24] R. Khalidi, op. cit. p. 255.
[25] Bien plus que le Canada, dont Trump fait miroiter l’annexion, on a pu dire qu’Israël constituait le « 51e état » des États-Unis – formule revendiquée par les commentateurs américains eux-mêmes : D. G. Nes, Israel—The 51st State ?, in « The New York Times », 5 juin 1971, https://www.nytimes.com/1971/06/05/archives/israel-the-51st-state.html
[26] Ayant passé deux ans en tant que « coopérant militaire » en Algérie aussitôt après son indépendance, je n’ai pu qu’être frappé par la similitude de ce « modernisme constructeur » (et d’abord destructeur) avec celui qu’y avait déployé le colonialisme français. À quelques exceptions près, l’Algérie (très différente en cela des autres « protectorats » d’Afrique du Nord) est un pays dont le colonisateur a systématiquement effacé l’histoire urbaine et monumentale pour implanter partout des villes dont beaucoup ne sont pas autre chose que des « camps » à la romaine construits en dur. Cette recréation du territoire au détriment de la mémoire correspondait à la fois à une stratégie d’appropriation et à une idéologie de modernisation que la colonie libérait de toute « condition » et dont le saint-simonisme constituait le cadre intellectuel : voir Mohamed Amer-Meziane, Des Empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, Paris, Éditions La Découverte, 2021.
[27] Voir : Al Jazeera par J. Salhani, Génocide, urbicide, domicide : comment parler de la guerre d’Israël contre Gaza ?, in « Mediapart », 3 juillet 2024 ; V. Faure, L’urbicide, ou « la volonté politique de destruction de la ville », in « Le Monde », 17 avril 2024.
[28] Top Economists Back Francesca Albanese’s Report on the ‘Economy of Genocide’ in Gaza, in « Zeteo », 7 juillet, 2025, https://zeteo.com/p/exclusive-top-economists-back-francesca
[29] J’emprunte l’expression à Giovanni Arrighi : The Geometry of Imperialism. The limits of Hobson’s Paradigm (1978), Revised Edition, Verso Editions 1983. Voir É. Balibar, Géométries de l’impérialisme au XXIe siècle, Edward Saïd Memorial Lecture 2024, tr. fr. in « AOC », 25 et 26 novembre 2024.
[30] E. Thompson, L’Exterminisme : armement nucléaire et pacifisme, Paris, PUF, 1983.
[31] Voir G. Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique éditions, 2013.
[32] J’ai soutenu notamment cette thèse-limite dans « Pour un droit international de l’hospitalité », in É. Balibar, Cosmopolitique. Des frontières à l’espèce humaine, Paris, Éditions La Découverte, 2022, chap. 12.
[33] Voir l’article de Promise Li : China and Israel Have a Long History of Cooperating in Repression, in « Jacobin », 21 octobre 2023, https://jacobin.com/2023/10/china-israel-repression-military-trade-palestine-technology
[34] Voir mon étude Guerre et traduction : Derrida, Said, Lyotard, in Cosmopolitique, ouvr. cit., chap. 10.
[35] Le concept de « national-capitalisme autoritaire » est proposé par Pierre-Yves Hénin et Ahmet Insel, Le national-capitalisme autoritaire : une menace pour la démocratie, Éditions Essais & Cie (2021).
[36] Voir les attendus de ma déclaration (« Memorandum ») dans la version anglaise publiée sur le site « Philosophy World Democracy » : https://www.philosophy-world-democracy.org/articles-1/the-genocide-in-gaza-and-its-consequences-for-the-israeli-palestinian-conflict
[37] Voir Jean-Claude Milner : Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003.
[38] Dans Le dernier des Juifs, op. cit., Derrida développe d’intéressantes considérations sur la différence entre judéité et judaïsme, inspirées par Yosef Yerushalmi commentant le Moïse de Freud (voir en particulier p. 76 et suiv.).