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Billet de blog 25 juin 2024

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Quelques souvenirs du Front

Il y a quelques années, j’ai coréalisé un film documentaire sur le parcours de Bastien, alors jeune militant du FN d’Amiens investi dans la campagne présidentielle de 2017 (La Cravate, É. Chaillou et M. Théry, 2020). Aujourd’hui des élections cruciales se profilent et ravivent quelques souvenirs et réflexions.

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Il y a quelques années, j’ai coréalisé un film documentaire (visible sur Mediapart) sur le parcours de Bastien, alors jeune militant du FN d’Amiens investi dans la campagne présidentielle de 2017 (La Cravate, É. Chaillou & M. Théry, 2020). Aujourd’hui des élections cruciales se profilent et ravivent quelques souvenirs et réflexions.

Je dois avouer que je suis parti filmer le Front National avec dégoût. Lors de mon premier jour de tournage sur un meeting en Picardie, je refusai la tasse de café que me tendait un cadre local alors que j’en avais envie, ne voulant rien devoir à un parti honni. Il m’offrait ce café avec simplicité, sans arrière-pensée apparente et ça m'a rendu perplexe. J’ai pris conscience du biais dans mon rapport à l’autre que la diabolisation du FN avait conditionné chez moi. Mon attitude était grotesque. J’assimilais les individus et les idées qui les gouvernent. Cette tasse de café m’a vacciné pour la suite : tout en restant sur mes gardes, conscient du rôle de porte-voix que nous pourrions endosser à notre insu en exposant aussi largement un militant d’extrême-droite, tâchant aussi de ne pas oublier qu'on pose le point de vue depuis sa propre situation sociale, j’ai décidé de ne plus rejeter ceux qui soutiennent le parti xénophobe, mais d’essayer d’entendre avec le plus de sincérité possible ce qu’ils cherchaient à exprimer au-delà des saillies violentes.

Une campagne électorale est par nature incertaine et celle-ci réservait son lot de surprises. Nous étions guidés par un principe formel et une simple question : pourquoi Bastien s’est-il engagé au Front National, à seize ans ?
Nous avons choisi de ne suivre qu’un seul militant pour pouvoir le sonder le plus finement possible, autant que l’autorise un tournage documentaire, mais comme nous l’avons approché pour sa fonction, membre du FN, et non pour lui-même, il apparaît aussi comme un représentant symbolique, au risque d’en tirer des conclusions erronées. La durée, la narration, le dispositif cinématographique embarrassent la rigueur analytique. Il ne faut pas chercher dans notre film une lecture sociologique poussée, Bastien ne représente que lui-même. Cependant, en discutant avec ses camarades de lutte, en écoutant des témoignages médiatiques, je réalise la chance que nous avons eue de tomber sur lui dans notre exploration, car sur quelques points, Bastien peut parler pour les autres.

En ce moment, je crois entendre tout haut la pensée des sympathisants quand on leur rabâche que le RN, c’est le mal. "Cause toujours, mon bonhomme, tu verras bien le 7 juillet". Le vote, c’est l’occasion de la revanche. J’ai aperçu ce même sentiment sur le visage de Bastien quand il racontait sa détresse d’adolescent qui s’est ensuite mue en fierté : celle d’appartenir à un groupe skinhead qui faisait peur à ceux qu’il nomme les "bien-pensants" ou les "élites". Il entendait par là je crois ceux qui sont incapables d’éprouver ce que lui a ressenti – le rejet social, la honte – puisqu’ils sont intégrés au "système" et le façonnent. Lycéen, il visait surtout ses profs, mais sa galerie des monstres s'est étoffée quand il a rejoint le FN.
On peut presque, si on met de côté la violence inhérente et avec toutes les pincettes nécessaires, considérer le passage de Bastien aux skinheads comme une réaction de dignité. J’entends par là qu’il voulait se défaire de l’image de looser que des personnes bien établies lui renvoyaient. Il voulait cesser de se rabaisser. Ce n’est pas la précarité qui a poussé Bastien vers l’extrême droite – sa famille n’a aucune difficulté financière – ce qui l’a déterminé, et pour longtemps, c’est sa mise au ban des gens respectables.

Le vote RN a procédé de la même analogie : des millions de citoyens qu’on englobe dans la catégorie floue et impropre des classes populaires se sentent mis sur la touche de la vie économique et culturelle du pays, se sentent manipulés ou trahis par ceux qui remportent les joutes électorales et qui les oublient sitôt leur bulletins dépouillés, et puis pestiférés parce qu’ils ont osé adhérer à un parti décrié. Comme les skinheads avec Bastien, toute la violence et le danger antidémocratique que porte le RN est négligé par ses sympathisants parce qu’ils ont le sentiment d’y être accueillis et entendus quand ils se sentent délaissés.

On commence à voter RN pour crier qu’on existe et qu’on est digne d’intérêt, on persiste par orgueil et désir de revanche. La diabolisation ne fait plus que renforcer les convictions de ses électeurs historiques. Affirmer RN = nazis est maintenant un moyen pour pousser des gens vers l’extrême droite ou les y maintenir.

Le FN-RN a d’abord prospéré dans les zones économiquement sinistrées, souvent en territoire rural. Usines fermées, fermes disparues, commerces vidés. les villages dorment quand les grandes villes sont tournées vers l’international. Mais qu’on ne se trompe pas. Ce n’est pas directement le manque d’argent ou d’occupations qui favorisent le vote d’extrême droite. C’est le sentiment d’abandon. Où sont les lieux de rassemblement du quotidien s’il n’y a plus de cafés, de petits commerces, de marchés, de guichets ? Quand on doit aller dans des entrepôts gigantesques dépersonnalisés en périphérie urbaine ? Qu’on se sent excentré ? Le FN-RN l’a bien compris. Il comble un vide en proposant d’être le lieu de convergence des âmes tourmentées et esseulées. Il organise avant tout ses meetings comme des moments de retrouvailles et de réjouissance. Son nouveau nom a d’ailleurs effacé le combat pour prôner la communion. Et le Front a changé de bord.

Quelques vagues de covid après la sortie de La Cravate, j’ai le sentiment d’un nouveau palier. On ne peut plus condamner le RN parce que ses résultats électoraux sont trop hauts, que des médias d’envergure déroulent le tapis rouge voire assument franchement leur accointance idéologique. Le RN a acquis trop de postes à responsabilité pour être considéré comme incendiaire ou anti-système. Il dicte même le jeu politique. Un point de bascule a été atteint. Désormais perçu comme respectable, il peut atteindre massivement des foyers moins précaires, moins enragés, mais tout aussi insatisfaits. Comme ceux qui sentent que le modèle pavillon-bagnole-boulot-supermarché ne tient plus ses promesses de bonheur ; comme ceux qui pensent qu’ils vivront moins bien que leur parents, parce que l’inflation menace, qu’il faut sacrifier le superflu pour l’essentiel. La peur de la misère, l’absence de perspective voire d’imagination font douter ceux qui condamnaient autrefois l’extrême-droite. Eux non plus ne voient plus le danger, les angoisses sont bien plus fortes que la raison.

Le RN est le grand inquisiteur de l’identité, question légitime en ces temps de village-monde, mais il ne parvient pas à répondre à cette vaste question que par des caricatures racistes et sexistes. C'est que l’extrême-droite porte en soi une idéologie de repli, de rejet de l'autre. Celui qui en est atteint s’enferme. La pensée de « l’homme du peuple » est organique et souple mais s'il vend son âme à quelques fanatiques qui serinent un prêt-à-penser simpliste et fallacieux, son imaginaire se sclérose petit à petit, la vie se filtre en bleu-blanc-rouge.
Il faut bien distinguer au RN les dirigeants, les militants et les électeurs, et j’insiste sur cette distinction parce que l’amalgame est fréquent et entraîne de graves erreurs d’appréciation.
Les électeurs sont très nombreux, ils sont révoltés.
Les militants sont de plus en plus nombreux, ils sont endoctrinés.
Les dirigeants sont peu nombreux mais ils sont très dangereux. Ils flattent les bas-instincts pour prendre le pouvoir et une fois établi, s’appliqueront à saper méthodiquement les bases démocratiques. C’est l’utilisation de la juste colère de millions de gens par un groupe réduit de personnes résolument hostiles à la liberté, l’égalité et la solidarité qui m’est abjecte par dessus tout. L’électeur du RN n’est pas raciste en soi, on le rend raciste et haineux. On lui promet une revanche sociale illusoire, habilement orchestrée par les dirigeants contre des épouvantails : l’Étranger, l’Homosexuel, la Féministe, l’Écologiste, le Transgenre... censés saper la figure-refuge mythique et parfaitement illusoire du bon Français.

Il n’y a pas si longtemps, le mot politique était presque devenu un gros mot. Nos élus ont laissé croire aux citoyens qu’ils s’occupaient de tout. Nous payons aujourd’hui une jachère trop longue. Je crois par dessus tout à l’émancipation des esprits car j’ai foi en la capacité des humains à s’organiser. C’est tout le contraire que promet l’extrême-droite dans sa culture du chef suprême autoritaire, sa hiérarchisation des cultures, et sa mythologie guerrière. Les états totalitaires nous en font l’étalage chaque jour.

Des politiciens inconséquents sont aussi responsables d’un agacement funeste. Ils ont joué avec le “réflexe citoyen”. Et au lieu de prendre le problème à bras le corps, au lieu de chercher des solutions politiques pour enrayer le phénomène, ils l’ont utilisé avec le cynisme le plus dégueulasse. À force de ne présenter à des fins purement électoralistes qu’un choix binaire (« moi ou le chaos ») tout en parvenant à se faire détester d’un nombre grandissant de citoyens, Emmanuel Macron n’a fait que renforcer le Rassemblement National. Pire : il précipite à présent le pays dans une élection majeure issue d’un calcul mesquin et secret très hasardeux, ne laissant ni le temps de la préparation pour les postulants, ni celui du débat des idées pour les votants. Il agit sous une allure savante avec brutalité et un désintérêt évident pour ceux qui n’entrent pas dans sa quête d’une gloire personnelle de plus en plus sourde à l’intérêt général. Son propre camp est abasourdi. Un profil si narcissique à un poste si puissant, c’est du pain béni pour un parti contestataire qui rassemble les malheureux en disant « personne ne s’occupera de vous, sauf nous », et pourtant, s’il en est la quintessence, notre président actuel ne fait que prolonger ce qu’on faisait avant lui. Il ne fallait pas laisser les métastases s’étendre. Cela fait plus de vingt ans qu’il fallait agir. La sonnette d’alarme a été tirée par plus de 4 millions de votants le 21 avril 2002 et la classe politique dirigeante a globalement été infoutue de travailler le dossier.

Comment guérir du sentiment de désespoir ou de déclassement les habitants des territoires où le RN prospère ? Comment stopper le repli sur soi ? Les réponses requièrent le temps long. Malheureusement la sélection naturelle du cheptel politique de notre époque d’hyper-connectivité a privilégié les visions à très courte vue façonnées à coup de sondages et d’échéances électorales. Tweets, punchlines, solutions miracles par des actes législatifs clinquants. À quand un travail de fond ?
Bastien méprisé à treize ans dans un cadre scolaire, puis ostracisé suite à un coup de folie en a tiré une rage indéfectible. Cette passion amplifiée et cristallisée ensuite dans une idéologie néo-nazie, je l’ai pourtant sentie se dégonfler petit à petit à force de le fréquenter et il m’apparait beaucoup moins fanatique qu’au début. J’y vois une explication très simple : nous nous sommes intéressés à lui au point d’en faire un héros et nous lui avons offert l’occasion de revenir sur un événement fondateur avec suffisamment d’espace pour exposer son point de vue. Nous n’avons pas caché à Bastien nos idées politiques, nous ne nous sommes pas masqués auprès des militants de sa section pour hameçonner des dérapages racistes prévisibles. Nous entretenions avec lui une relation de confiance qui perdure encore aujourd'hui.
J’arrête le parallèle forcément limité entre un individu et une foule innombrable sur ce simple constat : notre nation est infestée par l’extrême-droite. Le poison s’est installé dans les esprits les plus désespérés, s'est propagé et peut contaminer par mimétisme tout électeur insatisfait. Il faudrait du temps pour agir mais il parait presque vain de parler traitement et guérison à quelques jours d’une élection qui ressemble à un coup de dés.

L’Histoire ne se répète jamais de la même manière, mais on y puise quand même d’étranges similitudes. Histoire d’un Allemand (souvenirs 1914-1933) de Sebastian Haffner a été mon livre de chevet pendant toute l’écriture du film. C’est un témoignage exceptionnel. Écrit en 1939, il peint l’atmosphère de Allemagne pendant les années 1920 et 1930. Il entremêle une observation fine des évolutions de la vie politique et quotidienne pour explorer les causes inconscientes de la montée insidieuse du parti national-socialiste au sein de la société allemande, de groupuscule violent à parti plébiscité et finalement porté au pouvoir.
Haffner se définit comme un Allemand moyen, amateur de culture et de conversations qui n’avait pas « d’opinion politiques définies » et du mal à se décider « s’il était de droite ou de gauche ». En tant que magistrat, il assistera médusé aux premières intimidations des Nazis et à la mise au pas du système judiciaire. La fin est troublante : Haffner avoue des moments de joyeuse camaraderie aux Jeunesses Hitlériennes qu’il a été contraint d’intégrer, mais il fuit finalement l’Allemagne en 1938 grâce à sa clairvoyance exceptionnelle et son humanisme enraciné.
Extrait, en 1932 : « Aucun des partis politiques existants ne m’attiraient particulièrement, si grand que fût le choix. [...] J’avais dès cette époque l’habitude de me forger avec le nez mes rares convictions inébranlables. En ce qui concerne les nazis, mon nez n’hésita pas. Il était inutile de se fatiguer à parler pour savoir lesquels de leurs prétendus buts et intentions valaient une discussion […] étant donné l’odeur qu’exhalait l’ensemble. Les nazis étaient des ennemis, des ennemis pour moi-même et pour tout ce qui m’était cher ».

Ça pue aujourd’hui en France. Puissent les dés tomber du bon côté le 7 juillet, il y aura alors, peut-être, une toute petite marge de manœuvre pour s’atteler à l’impérieuse priorité de qui aime la démocratie et la liberté.

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