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Chère Madame,
Il n’est peut-être pas nécessaire de me présenter sauf à vous rappeler que nous nous étions rencontrés en mai 2003, à Hiva Oa, pour le centenaire de la mort de Paul Gauguin. Pour le "Centre d’interprétation", j’avais réalisé un travail pionnier – en chromiste expert – avec des Reproductions numériques artistiques (RNA), en taille réelle, des peintures originales. Ces ‘re-productions’, peut-être vous en souvenez-vous, incarnaient une tentative de se rapprocher au plus près des nuances et finesses de la perception humaine.
Je reviens des salles Mollien et je ne suis probablement pas le seul à constater un décalage entre les possibilités dont le plus 'grand musée du monde' pourrait disposer afin de réaliser scientifiquement des reproductions haute-fidélité, grandeur nature, des Delacroix, et le pauvre sous-chromo qui est livré en pâture aux visiteurs. Dans Grande Galerie, vous exprimez une politique et un souci : prendre tout « le temps pour lire les cartels, pour admirer, pour s’interroger ». Et que trouvons-nous, salle Mollien, pour servir La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix ? Sur un dispositif amovible d’une largeur de 80cm, une ‘repro’ de 48,5 x 63,5cm. Un témoignage de piètre exigence sensible et qualité, sur fond blanc (à un cinquième du format de l’original). Or les visiteurs du Louvre et les nombreux touristes qui prennent en photo la reproduction de La Liberté n’ont droit qu’à des indications fort sommaires : « Ce tableau fait l’objet d’une restauration » [...] « nous vous remercions pour votre compréhension ». Cette dernière formule, sorte de ‘circulez il n’y a rien à voir’, clôt le débat et laisse le visiteur seul avec son audio-guide devant une mauvaise image d’un des plus importants chefs-d’œuvre du musée du Louvre, icône de l’histoire de la Peinture : La Barricade, – mobile profond... gloire intangible par la couleur d’un clair-obscur aérien à la française. Le principe même de la promotion de cette impression laser selon les responsables de la Conservation peinture est injurieux dans le dérisoire. – Pour 22€, n’est-ce pas se moquer du public ?
– M. Côme Fabre écrit, dans Grande Galerie : «La Liberté guidant le peuple est certainement l’œuvre la plus connue et reproduite de Delacroix ». Effectivement, il existe toute une gamme de reproductions qui va du noir & blanc au chromo-sursaturé (à la boutique du Louvre par exemple). Dès lors, comment ne pas s’étonner que le musée du Louvre ne prenne pas le soin d’exposer un état de référence impeccable en grand format ? Et puisqu’il y a une multitude d’images non étalonnées qui circulent, même dans les catalogues officiels, tout comme dans les boutiques au Louvre, un état exemplaire paraît s’imposer comme une nécessité éthique pour permettre une juste appréciation. – M. Fabre affirme « qu’il n’était plus possible ces dernières années d’apprécier l’équilibre originel de son coloris ». Ce qui justifie l’intervention est donc l’état de présentation et non de conservation. Mais y a-t-il eu volonté de mettre en place, préalablement à un tel choix, déjà par un éclairage équivalent à la lumière du jour de la salle, la possibilité d’apprécier le coloris réel ? Non, si j’en juge par la variété d’une même carnation dans les différentes salles du musée du Louvre. En l’occurrence les salles Mollien ont une dominante qui grise les teintes... – Le conservateur en charge des Delacroix assure que, depuis la dernière restauration (en 1949) « Les nombreux vernis accumulés [...] altèrent beaucoup l’aspect des couleurs et influencent [influent ?] sur la perception du tableau ». Or il me souvient qu’une campagne de vernissage systématique des grands formats des salles Mollien fut réalisée en 1985 et 1987. Rappelons aussi qu’après le ‘taggage’ au Louvre-Lens (8 février 2013), un bichonnage a dû pouvoir alléger déjà les vernis surajoutés. – M. Fabre évoque « la réalité macabre » et révolutionnaire d’un tel chef-d’œuvre et soutient que « l’écran sombre et jaunâtre à travers lequel nous voyons cette peinture aujourd’hui accentue peut-être exagérément la tonalité de l’ensemble. » Il estime « qu’il est temps de faire remonter les couleurs de Delacroix à la surface de notre regard et de rendre justice à la magie de sa touche ». Présentée dans des termes si positifs, qui ne souscrirait à une telle entreprise ?
Or Eugène Delacroix, qui a cultivé dans son œuvre le thème éminemment romantique de l’obscurité comme lumière du monde , en interdépendance formelle et glorieuse, est fondamentalement hostile à l’interventionnisme des musées. Voilà comment il l’exprime dans une Lettre à Dutilleux du 8 août 1858 : – « l’aspect des tableaux [dévernis] a quelque chose de métallique et de monotone, à cause de l’aspect uniformément sombre des parties ombrées […] La coloration jaune des vernis accumulés par le temps, qui s’étendait également aux clairs, mettait une sorte de liaison entre ces clairs et ces ombres. »
Pour conclure, lors du retour en salle de La Mort de Sardanapale, nous avons vu, d’abord, une petite ‘repro’ de La Liberté (même pas plane), sourde et comme désaturée. – En quel honneur ? Puis s’y est substituée sur le support amovible, une réimpression sans beaucoup plus de qualités sensibles. Quelle audace d’oser une ‘métamorphose’ de tels chefs-d’œuvre – dont nous ne sommes pas les propriétaires, mais seulement les dépositaires et les transmetteurs – sans préalablement montrer aux côtés des originaux une réplique numérique conforme à ceux-ci ! Eugène Delacroix doit s’en retourner dans sa tombe.
Veuillez croire, chère Madame la Présidente-Directrice du Louvre, en mon meilleur souvenir,
Etienne TROUVERS
Artiste visuel, peintre, homme de l’Aripa
1er février 2024
P-S. – La question est donc posée : quelle ambition réelle anime Le Louvre ? Ce désir de « faire remonter les couleurs » rend-il hommage à la vérité de l’œuvre, à ses qualités proprement visuelles, ou bien n’est-il qu’une façon démagogique de sacrifier à une mode, de satisfaire aux goûts supposés du public – je dis bien supposés, car la plupart des amateurs ont une sensibilité beaucoup plus fine et clairvoyante que ne l’imaginent les conservateurs-restaurateurs. Avec ces derniers, aucune discussion ne semble possible : « l’héritage de la beauté du monde », selon la formule d’André Malraux, n’est plus entre les mains du peuple qui est son détenteur légitime mais d’une poignée d’experts qui décident de tout et ne laissent jamais pénétrer quiconque – et surtout pas des artistes vivants – dans le huis clos de leur « entre-soi ».
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Liens annexes :
– DELACROIX - L'inquiétude est vive : https://bit.ly/etienne-trouvers-DELACROIX-Linquietude-est-vive
– Considérations sur le drapeau : https://www.etienne-trouvers.com/blog/considerations-sur-le-drapeau.html
– ARIPA 1er dossier de presse : https://bit.ly/etienne-trouvers-ARIPA-premier-dossier-de-presse
– Centre français de la Couleur (Cern-CFC) https://centrefrancaisdelacouleur.fr/actualite/linquietude-est-grande/
– Restauration - Georges de La Tour : https://bit.ly/etienne-trouvers-georges-de-la-tour