Le 24 avril paraît en Europe le livre de Notker Wolf intitulé "C'est le moment du changement : "La durabilité - pour un avenir meilleur". Je partage avec vous l'interview à Rome par le magazine Stern de ce moine bénédictin. Elle rejoint la réflexion "Quelle est l'alternative au capitalisme ?" et A contre-courant - La croissance à tout prix ? Des chefs d'entreprise la refusent... En voici la traduction.
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Bonjour, vous étiez récemment en Inde, en Afrique du Sud. Qu'avez-vous observé lors de vos voyages?
Le monde semble avoir perdu son point d'équilibre. De manière imagée, on pourrait dire que nous sommes sur une autoroute qui mène à la destruction de nos ressources et fonçons à toute allure, au lieu de prendre la première sortie, faire demi-tour et réfléchir à notre mode de vie.
Est-ce vraiment si grave ?
En une seule génération, nous avons fait basculer le monde: par notre style de vie excessif, par l'exploitation inconsidérée des ressources, par un endettement sans limite.
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En Allemagne, le chômage est bas, les salaires augmentent, l'économie est en plein boom. Beaucoup de gens pensent qu'ils vont très bien.
Je vois des gens qui ne manquent de rien, ils veulent de plus en plus et ne sortent pas des sentiers battus.
Que voulez-vous dire ?
Tous ceux qui s'énervent parce que le prix de l'essence augmente avant la période de congés et achètent tout de même des voitures qui émettent beaucoup de CO2. Tous ceux qui achètent des oeufs bon marché provenant d'élevage "en batterie", mais sont choqués lorsqu'ils voient la souffrance de ces poules qui finissent par en crever
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Et que voyez-vous, vous, hors des sentiers battus ?
Je vois des gens qui consomment comme des fous. Et je vois des gens qui en souffrent. Beaucoup de gens sont heureux de pouvoir acheter de l'alimentation, des vêtements et des ordinateurs bon marché. Mais qui pense aux conditions dans lesquelles ces biens de consommation ont été produits dans les pays les plus pauvres ? Qui pense aux conditions de travail et de vie misérables de millions de femmes et d'enfants ? Nous profitons sans gêne de la misère de ces êtres humains aux salaires les plus bas. Cette avidité se retrouve aussi chez les primates, disent les biologistes du comportement. C'est notre héritage animalier. Mais nous avons aussi une capacité à penser logiquement, la raison, qui nous dit qu'il existe des valeurs supérieures à celle qu'est la consommation.
Est-ce que vous ne réduisez pas les choses de manière simpliste ? Ne donnez-vous pas la faute au consommateur jamais rassasié des pays riches ?
La pulsion de l'égoïsme est dans tout être humain. A Nairobi, dans le bidonville de la vallée de Mathare, les gens sont tout aussi avides que nous. Il y existe des hiérarchies qui s'exploitent les unes les autres. Mais notre devise: "Le principal, c'est que j'aille bien" est particulièrement fort chez nous. Notre société est composée de citoyens responsables, en colère, qui défendent leurs privilèges comme dans un chateau-fort, contre le reste du monde. Nous recherchons le bonheur et pensons à tort le trouver dans la consommation. Nous exploitons les ressources naturelles par notre consommation effrénée, comme si demain n'existait pas.
Vous êtes dur...
Je ressens souvent une colère intérieure. Je ne veux pas condamner, mais mettre à jour, démasquer. Il est grand temps. Nous voyons certes les réfugiés économiques miséreux qui arrivent dans des bateaux surchargés. Mais nous les voyons depuis notre paquebot cinq étoiles, que nous ne souhaitons partager avec eux que s'ils font partie du personnel.
Mais tout le monde n'est pas ainsi. Beaucoup de gens sentent que la situation ne peut pas durer et se terminer bien.
C'est déjà un début. Mais il ne faut pas croire que le monde va changer sans la prise de responsabilité de chacun. Il n'y a pas de darwinisme dans l'évolution de notre morale. Nous ne devons pas des gens meilleurs de génération en génération.
Cela signifie-t-il qu'il faut toujours recommencer à zéro ?
Tout être humain a besoin d'une éducation culturelle et morale. Chaque génération doit se réapproprier sa morale et sa liberté.
Comme dans le mouvement des "indignés" ou "occupy" ?
Les gens qui sont dans les tentes du mouvement "occupy" dans le monde entier ont toute ma sympathie. Le parti des Pirates également en Allemagne. Mais sans une structure claire et des personnes charismatiques, de tels mouvement n'ont aucune chance sur la durée.
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Le monde est montré dans ses moindres recoins par la TV et Internet. Nous voyons la misère et la destruction en temps réel. Les gens ne commencent-ils pas à réfléchir ?
Je crains que non. Ou bien avez-vous le sentiment que nous sommes en train de devenir des "citoyens responsables" prêts à accepter des désavantages pour nos semblables là-bas qui ont besoin d'aide ? Beaucoup de gens ne trouvent accès à la réalité que par l'intermédiaire des médias. Leur rapport à la faim dans le monde a pris un caractère folklorique.
Que proposez-vous ? Que tous vivent comme des moines - modestes et pieux ?
Non, je ne suis pas un rêveur. Il s'agit de redécouvrir "l'économie sociale de marché" qui a été le système qui a le mieux fonctionné jusqu'à présent. Nous avons oublié d'ajouter à ce système les répercussions écologiques, l'exploitation de la nature par l'homme, les montagnes de déchets. Je suis pour le système de l'économie de marché éco-sociale.
Comment cela pourrait-il fonctionner ?
Je ne suis pas un révolutionnaire. L'économie de marché éco-sociale repose sur le principe de la propriété, de la performance et de la responsabilité. Mais elle comporte aussi des règles claires qui conduisent à un équilibre social. Cela signifie que les biens produits sont partagés de manière équitable, pour parvenir à un consensus durable dans la société. En outre, la protection de la nature est ancré comme objectif - comme condition sine qua non de notre survie.
Si ce concept était mis en oeuvre, comment irait le monde ?
L'un des principaux objectifs de cette régulation serait par exemple de mettre un terme à l'ineptie des transports mondiaux pour parvenir à un bénéfice maximum. Nous envoyons en Tanzanie par exemple des poulets, élevés en batterie de masse, puis congelés et y ruinons le marché local des agriculteurs. C'est absurde. Si on prenait honnêtement en compte les coûts sociaux et écologiques, une telle ineptie ne serait plus rentable.
Poursuivons le rêve...
Rêvez avec moi. Beaucoup de choses fonctionnent si on le veut vraiment. Nous l'avons vu lors du tournant énergétique. La Chancelière a décidé après Fukushima: "Nous arrêtons l'énergie nucléaire". Et elle s'est arrêtée. Il était grand temps. Non pas que je craigne l'insécurité des réacteurs nucléaires, mais parce qu'il n'existe nulle part au monde une solution pour l'élimination des déchets radioactifs. Les Allemands ont accepté des dimanches sans voitures, même l'interdiction de fumer dans les restaurants. C'est a posteriori que l'on remarque les bienfaits de telles décisions.
Alors expliquez-moi comment Lidl et Aldi doivent changer dans cette économie de marché éco-sociale. Nous avons vu ici, dans votre propre maison, certains Bénédictins acheter en super-marché.
Nos étudiants achètent à Rome chez Lidl, parce qu'ils y trouvent des choses qui ne sont pas ailleurs, par exemple la bière blanche de Bavière. Mais pour revenir aux réalités : Dans le cas idéal, ne seraient offertes à l'achat que des marchandises négociées de manière éthique et produites écologiquement.
Plus de fraises à Noël ?
Je ne l'exclurais pas. On soutient peut-être en les important les pays qui les produisent. Mais nous ne devrions pas rechercher à tout avoir tout le temps, car cela signifie une perte de la joie de vivre. Nous avons par exemple mangé de la salade d'hiver comme autrefois, et le 21 mars nous étions heureux de pouvoir manger la première salade verte. Cette joie est aussi une valeur.
Dans une économie de marché ainsi régulée, les prix augmenteraient. C'est ça que vous voulez ?
Les prix augmenteraient parce que la vraie valeur de la marchandise serait demandée et intégrerait la juste rémunération des agriculteurs. L'augmentation des prix apporterait cependant un avantage : je ne pourrais plus me permettre certaines choses. Mais je pourrais par contre redécouvrir des produits qui resteraient bon marché. Les produits régionaux par exemple. En Italie le mouvement "Slow Food" grandit, il encourage une telle évolution.
Dans de nombreuses familles, cette nouvelle économie entraînerait des disputes incessantes. Les parents devraient constamment expliquer aux enfants pourquoi il n'y a plus telle ou telle chose à la maison. Comment faire entrer ce "bonheur" dans les familles ?
De quel bonheur parlez-vous ? Consommer ne rend pas heureux.
Les enfants le voient autrement.
Certainement, les enfants vont râler. Ils sont facilement influençables par la pub à la télé et par la pression du groupe. Quand Nike sort un nouveau modèle, ils veulent l'avoir. En attendant l'avion à Rome, je suis toujours étonné de constater que tous portent des vêtements neufs. Je me demande ce qu'il y a aussi dans les armoires ou ce qui est jeté. Mais, celui qui veut élever ses enfants vers la liberté ne devrait pas craindre ces "discussions". Les familles ne devraient pas devenir des communautés de consommation, les parents devraient trouver leur bonheur dans le fait que leurs enfants deviennent des gens heureux.
A quoi devrait renoncer une famille moyenne ?
Les statistiques montrent que chaque personne au cours de sa vie a, en moyenne, 15.000 objets dont il ne se sert pas. Il pourrait fort bien vivre avec 200 objets. Il est donc possible de se séparer et tous ces objets et de les donner aux organisations sociales.
Que dit-on à son fils en pleine puberté qui veut absolument avoir de nouvelles chaussures ?
Dites-lui : ne te laisse pas influencer. Tu es une personnalité. Et s'ils se foutent de toi dans la cour d'école, dis-leur : "Vous êtes tous dépendants des propagandistes" .
Il va regarder bizarrement ses parents
Je ne le crois pas. Il les comprendra sûrement mieux qu'ils ne le pensent. S'ils arrivent à affirmer cette "conscience de soi" dans la jeunesse, ils ne se laisseront pas asservir par la psychologie publicitaire.
Un autre exemple: "Cette année on passe les vacances dans notre pays, pas à la plage de Mallorca". Est-ce possible ?
Oui, bien sûr.
Ou bien: "Nous gardons la voiture jusqu'à ce que le service technique nous en sépare"
Pourquoi pas ? J'ai gardé mon Audi pendant 14 ans. Aucun problème.
Cela ressemble à des conseils d'hier.
Vous trouvez ? Alors je vais faire un petit tour de pédagogie avec vous. Il paraît que la Chancelière Angela Merkel a dit un jour qu'il serait bien de mettre les enfants au jardin d'enfants à l'âge de 1 an et demi pour qu'ils apprennent - attention ! - l'économie. Eh bé ! N'est-ce pas horrible ? Apprendre l'économie, certes, mais avant ils faudrait qu'ils deviennent des êtres humains à part entière. La ministre de l'Education Annette Schawan a déclaré récemment que la culture était plus importante que la formation - que la formation du caractère devait avoir priorité.
Donc Platon au lieu de la Playstation (console de jeux) ?
Vous me comprenez ! Parce qu'on apprend à raisonner à la lecture de Platon dans son dialogue avec Socrates, et on apprend à remettre en cause la pensée unique. Sinon, on a des robots qui ne savent marcher que dans une seule direction programmée par d'autres. L'objectif de la civilisation, de la culture, doit être la perception de sa propre liberté et de sa propre responsabilité.
Pourquoi nous est-il difficile de renoncer à consommer ?
Nous les Bénédictins renonçons à une grande partie de la consommation pour trouver la liberté en nous. Le renoncement n'a un sens que s'il amène plus de liberté. Il ne doit pas entraîner une diminution de la qualité de la vie. Faire le ménage dans les armoires, recommencer à marcher à pied au lieu de prendre la voiture - ce n'est que lorsqu'on le fait que l'on constate que cela fait du bien.
Ce n'est donc pas l'ascèse ?
La non-dépendance des biens matériels est un bonheur qu'il serait bien de découvrir. Renoncer rend heureux, essayez donc.
Certains se sentent heureux de s'acheter une nouvelle voiture tous les deux ans. Comme pour dire: "Regardez, j'ai réussi".
C'est la vantardise d'un petit garçon dépendant des autres.
Vous donnez des conférences sur le management. Votre message a-t-il une résonance ?
J'essaie d'aiguiser la conscience des valeurs pour qu'ils trouvent un vrai équilibre entre le fair-play et le rendement. Ils découvrent que l'argent rend dépendant comme l'alcool ou les autres drogues, ils comprennent que la pulsion de posséder a le même effet dans leur vie et qu'ils deviennent des êtes humains à part entière s'ils canalisent cette pulsion. Lorsqu'un chat est rassasié, il arrête de manger. Les êtres humains ont la capacité de dépasser les limites de la satiété. C'est notre problème.
Donc les pulsions des chefs d'entreprise qui demandent le plus de bénéfice possible sont plus proches du règne animal que les vôtres ?
Je ne le formulerais pas ainsi. Je dirais plutôt que cette forme d'avidité est infantile.
Les infantiles sont donc au pouvoir ?
Toute entreprise doit dégager des bénéfices pour pouvoir créer de l'emploi. "Eco-social" ne signifie pas interdire les bénéfices. C'est poser la question : Combien ? 10, 25 ou même 30 %. Le pire c'est quand le rendement est obtenu par la spéculation et plus par la production de biens.
Croyez-vous sérieusement que les manager ont la possibilité de changer de voie et d'améliorer le monde ?
Les PME familiales où je suis souvent invité à parler semblent avoir compris le message. J'ai une grande confiance. On y discute encore en famille de manière intense de morale dans l'économie. On disait jusqu'à présent : "Si les riches vont bien, c'est toute la population qui va bien." Cette règle n'est plus valable, depuis qu'un gouffre s'est créé entre riches et pauvres. C'est pourquoi les managers ont besoin d'une nouvelle prise de conscience sociale globale qui va au-delà de l'équité face à leurs employés.
Le PDG de Volkswagen, Winterkorn, a gagné l'an dernier 17 millions d'Euros - un montant jamais atteint. Lui manque-t-il une conscience sociale ?
Je ne le connais pas. Mias c'est trop d'argent pour une seule personne. Celui qui réussit doit être récompensé. Je n'ai aucun problème - s'il conduit son entreprise vers la durabilité et le respect de l'environnement. Les PDG sont souvent trop poussés par le stress pour réfléchir à lâcher les rennes. Cette question se pose souvent à eux quand ils se voient arriver en fin de vie. Ils créent alors des fondations pour soutenir l'art ou autres - malheureusement pour se rendre "éternels".
Dans l'entreprise, on ne laisse pas beaucoup de temps aux salariés pour "lâcher les rennes". Bien au contraire, le travail n'a plus de limites, grâce à inernet, aux smarphones.
Malheureusement. Je connais beaucoup de cas de "burn-out". L'être humain a besoin d'un certain rythme de vie, sinon il chute. Les horaires de travail flexible, cela semble bien, comme si c'était fait pour le bien des salariés. En fait, c'est pour augmenter l'efficacité et c'est l'être humain qui est perdant.
Vous prêchez dans le désert.
Vraiment ? Je ne suis pas aussi pessimiste. Beaucoup de jeunes familles planifient une vie plus modeste, écologique et consciente. Ils ont beaucoup d'idéalisme et de solidarité. La société est heureusement renouvelée par le bas, par ces jeunes gens.
La vie du cloître de SantAnselmo entraîne beaucoup de retraite pour la méditation. Comment les gens qui vient à l'extérieur peuvent-ils s'arrêter ainsi pour penser dans leur vie de tous les jours ?
En s'octroyant une limite de vitesse. Chaque être humain devrait ralentir le matin et le soir. Le matin, dès le lever pour embrasser la journée qui vient en pensée. Le soir la même chose : passer la journée en revue. Puis on peut de nouveau rire et le stress s'envole.
Et en famille ?
Le soir, tout simplement éteindre la télé et parler ensemble pendant une heure. Comment va mon compagnon, ma compagne ? Comment vont les enfants ? Que s'est-il passé pendant la journée ? Au début, cela semble étrange. Mais c'est dans la conversation créative que se montre le bonheur de vivre ensemble. Ou bien sortir se promener le soir pendant une heure, faire de la musique, peindre, bricoler.
Difficile à l'ère des consoles de jeux et d'internet.
Le "renoncement" doit toujours avoir pour objectif d'augmenter ma liberté pour que je me sente mieux. Cela ne sert à rien de ne manger que la moitié à table parce que quelqu'un souffre de famine en Afrique. Cela ne change absolument rien. Ceux qui agissent de manière éco-sociale ne sont pas de détestables "redresseurs de torts" mais des gens qui avancent les yeux ouverts, en toute sérénité. La liberté est une chose merveilleuse. Etre libre de toute oppression et de toute tutelle. La philosophie classique dit : "La liberté, c'est la capacité à faire le bien et ne pas faire le mal. " Tout en préservant le monde de demain pour les générations futures. Et les citoyens de la planète devons contribuer à compenser l'incapacité de nombreux de nos politiques en intervenant dans la vie publique.
Quelles instances morales trouvent encore grâce à vos yeux ?
Nous avons la constitution, dans laquelle sont ancrés les droits de l'Homme.
Quel est votre respect de l'environnement vous qui voyagez souvent en avion ?
J'avoue que j'en suis dépendant. Mais c'est pour répandre cette vision de la vie.