On le sait, partout dans le monde l'année 68 a fait des siennes. Chine, Russie, Tchécoslovaquie, Italie, mais aussi Allemagne et France. Pour autant, de notre côté du Rhin, quand il s'agit de parler de 68, on pense pavés, plages, interdiction et gendarmes. En Allemagne, si cette réalité n'est pas forcément inconnue, elle est largement évincée par les événements allemands. Revue croisée de 68, in Frankreich und in Deutschland.
Nous avions les pavés, ils avaient les Krawallen. Nous avions Althusser, ils avaient Adorno. Nous avions Cohn-Bendit, ils avaient... Cohn-Bendit. La France et l'Allemagne, chacun de leur côté, ont vécu 68, la révolte étudiante et les combats de rue. Mais l'Allemagne ne connaît pas le 68 de la France, autant que la France ne connait pas le 68 de l'Allemagne.
Il faut dire que les deux mouvements, bien que liés par l'année durant laquelle ils se déroulent, ont autant de points communs que de différences. Au rang des similarités, on note les cris des étudiants, le bruit - cause des Krawallen de la Leopoldstrasse à Munich ou émanant des tourne-disques des étudiants français - et les prises de position des politiques de gauche pour une autre forme de gouvernement.
Daniel Cohn-Bendit, en Allemagne comme en France, devient Dany le Rouge. Démocratie des conseils - la fameuse Rätedemokratie - est la seule expression qu'il a à la bouche, sa solution à tous les problèmes politiques d'alors. Aujourd'hui, il est membre d'un parlement, et non des moindres. No comment.
68, sous les pavés la plage et direction la Sorbonne. Affrontements urbains pour étudiants en mal d'action, ou bien tout simplement - et c'est plus probable - en pleine revendication. En Allemagne, on joue de la guitare à Munich, ce qui ne plaît absolument pas aux habitants de la bonne cité bavarroise. Résultat : les Krawallen, quatre jours complets de manifestations au coeur de la ville du sud du pays. Sacrée réaction. En matière de politique, le coup déclencheur de 68 en Allemagne, c'est assurément la visite du Shah à Berlin-Ouest en... 1967. Manifestations et révoltes sont de nouveau à l'ordre du jour puisque la personnalité du shah est déjà très critiquée. Sauf que, ce jour-là, un étudiant allemand, Benno Ohnesorg, se fait tuer par les forces de l'ordre, dans des circonstances assez troubles. Sacrée réaction.
68, libération sexuelle et ouverture de l'esprit. En France, ça se fait sans se dire, ou du moins pas avant que Bertolucci ne se plonge dedans, en 2003, avec Innocent - The Dreamers. Ou bien encore, quand ça se dit, c'est pour se rassurer, se dire que 68 a bien été le temps de la libération sexuelle, alors qu'on sait qu'elle s'est véritablement produite quelques années plus tard. En Allemagne, on se met à poil dans la Kommune 1, une espèce de gigantesque collocation ouverte aux quatre vents et qui perdurera pendant deux ans. Rainer Langhans enflammera, à poil aussi, les chantres du "faites l'amour, pas la guerre". Aujourd'hui, il raconte qu'il n'a pas changé. A part ses quelques rides en plus et sa peau plus flasque.
Une des grandes différences entre 68 en France et en Allemagne, c'est Rudi Dutschke. L'étudiant sociologue marxiste, le leader incontesté de la mouvance étudiante outre-Rhin. Dutschke est celui qui met dans le viseur de tous les protestataires allemands Axel Springer et son groupe de presse, dont le fleuron, la Bildzeitung, tire à boulets groupés sur les manifestants. Dutschke, par ailleurs, est aussi l'un des membres fondateurs de Die Grünen, parti politique implanté et reconnu. Bien plus que les Verts français. Car c'est sûrement là la plus grande différence entre France et Allemagne en 68 : les conséquences politiques de l'année sont bien plus importantes outre-Rhin. A l'heure actuelle, Alain Geismar ou Jacques Sauvageot sont aussi discrets que Dutschke. Sauf que Dutschke est mort.
Autre chose que les Allemands ont, en 68, mais que nous n'avons pas, nous Français : la Rote Armee Fraktion. Heureusement d'ailleurs, même si dix ans plus tard, les activistes d'Action Directe tentent eux aussi la revendication armée. Et quand Andreas Baader et Ulrike Meinhof se lancent dans le terrorisme, ça fait mal. Bien plus mal que les pavés des étudiants français. Officiellement, d'ailleurs, la RAF n'a cessé d'exister qu'en 1998.
Mais, en France comme en Allemagne, 68 lance un nouveau mouvement. Salutaire ou pas, c'est une autre question. En 68 en tout cas, l'Allemagne a déjà une grande coalition à sa tête, celle de Kiesinger - avec assez peu de réussite, mais juste ce qu'il faut pour calmer les foules. Pour le pouvoir français, en 68, on lutte surtout contre la chienlit.
En 2008, la grosse Koalition de Merkel commence à grincer. Et en France, on lutte contre la chienlit. Quand on vous disait que France et Allemagne étaient vraiment différents...
Cédric Lang-Roth