Le vide et le néant
Le premier documentaire réalisé par le catalan Albert Serra (Pacifiction (2022), Liberté (2019)) nous fait suivre, dans une superbe boucle sordide, le quotidien du matador Andrés Roca Rey, starlette des réseaux sociaux, chez qui la conscience n'est que vaine apparence.
Roca Rey n'est pas le vide, car derrière ses yeux vitreux, dans son regard d'après-massacre, entouré de sa petite cour de chiots glapissants immatures bien qu'adultes, dans le luxe froid de son mini-bus aux vitres fumées, il n'existe aucune dimension, aucune richesse de l'espace ou le moindre volume d'âme. Andrés Roca Rey n'est pas dans la matérialité du vide qui pourrait le rattacher à un semblant de réalité. Il est dans le néant, cette "idée destructrice d'elle-même" comme l'explique Bergson.
Le post-adolescent qui joue à la mort comme il jouerait aux jeux-vidéos en se reluquant dans un miroir grossissant, constamment se souciant de son image et de ce qu'elle renvoie, fait penser à Patrick Bateman se faisant l'amour à lui-même dans une glace alors qu'il copule avec sa prochaine victime : il est des bains qui ne lavent pas, ne purifient pas, salissent l'individu plus encore.
Comique dans son tragique ritualisé
Andrés Roca Rey a basculé dans le néant, il est le "rien absolu", déjà inatteignable et absurde, une imposture. Comme les zombies de Jarmusch dans The Dead Don't Die (2019), qui viennent et reviennent, il semble échapper au trépas à répétition après les attaques des taureaux luttant pour leur vie, contre celui qu'ils sentent comme menace lâche. Empalé contre les murs de bois de l'arène en toc, chassé à coup de cornes, la marionnette survit car elle est déjà le néant, elle est déjà morte de l'intérieur. Comique dans son tragique ritualisé comme justification alors qu'il ne s'aperçoit pas que le public le manipule, qu'il est à la merci du spectateur qui n'a cure de son destin personnel.
Engoncé dans ses habits trop étroits, érotisé, fesses moulées, cuisses fines et chaussons aux pieds, castrat sur sable sans mélodie mais voix rauque pour se styliser, Roca Rey nous échappe comme il échappe à l'animal emprisonné dans un destin injuste. L'éphèbe est huileux, il glisse entre les doigts et les cornes avec son teint de cire, de peau qui se nécrose corrida après corrida, poupée d'antan que trimballaient les fillettes pour s'amuser, désarticulée et vouée à l'abandon dans un coffre à jouets poussiéreux au fond d'un grenier.
On se lasse vite des figurines, on les abandonne après le jeu, elles ne sont pas sérieuses, elles sont l'anti-vie, on grandit. Les vêtements sont beaux mais voilà bien le seul art qui reste en mémoire.
L'ouvrier dans un abattoir
Torsions de dos au ralenti, insultes infamantes criées contre un taureau royal, petits pas de paon en piètre parade ne forment pas un art.
L'ouvrier d'usine qui bouche des tubes de dentifrice comme un robot, en blouse blanche, n'est pas un artiste bien que la répétition du geste à l'infini entraîne une capacité et qu'une dextérité réelle subvienne avec le temps.
L'ouvrier dans un abattoir qui tue des vaches et maltraite leurs carcasses à la chaîne, en uniforme blanc ou bleu, dans le renouvellement quotidien de son horreur, du sang déversé, la maîtrise du geste de mort, n'est pas un artiste. On les cache d'ailleurs, car notre société ne veut pas et ne peut pas affronter ce mal frontalement.
Andrés Roca Rey, dans sa maigre arène et à sa sortie dans son van, quand il porte une blouse bleue de salle d'opération, n'est pas autre. Il est identique. Banal. Infime ouvrier d'abattoir à qui l'on a fait croire qu'il était Dieu et l'a cru. Lors d'une interview sur Instagram en date du 28 février, le chiffre abominable de 1500 taureaux assassinés sort de la bouche de l'histrion brutal.
L'art en justification
Il a été décidé autrefois par une poignée de puissants d'autoriser publiquement des hécatombes d'êtres vivants, sentiants, et de sortir le promoteur de mort des quatre murs de l'équarrissoir pour le faire vociférer, marionnette tenue par des fils, tournoyer derrière le vernis de l'art en justification, mais rien n'y fait, nous n'y croyons pas.
Derrière les pompons du costume de carnaval, derrière les injures à la nature et à l'animal courageux, la laque du laquais se fissure vite et la vérité paraît. Le pantin du néant s'agite mais il est dans un abîme insondable, il se noie dans son océan de cruauté sans réaliser qu'il est déjà loin, happé par le gouffre noir sous le sable sous ses propres souliers.