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Billet de blog 3 décembre 2014

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A l'époque, les « migrants » c'était nous

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Elle s'appelle Mariapia.

Elle est italienne, réside à Naples.

Elle publie régulièrment des textes sur sa page facebook qui m'ont redonné envie de lire, d'apprendre.

J'ai souhaité partager ce plaisir avec les quelques lecteurs qui se perdent ici en proposant une traduction d'un premier texte.

Leonardo Sciascia, “Il lungo viaggio” da “Il mare color del vino”1

Il y a quarante ans, Leonardo Sciascia écrivait cette histoire d'un groupe de paysans siciliens escroqués par un « scafista »2 sans scrupules. C'était au début des années 70, on ne parlait pas encore d'extracommunautaires, ni ne considérait l'émigration comme un crime.

Il est vrai qu'à l'époque, les « migrants » c'était nous.

<< C'était une nuit qui semblait faite exprès, avec une obscurité comme coagulée, qui pesait presque sur chaque mouvement. Elle suscitait l'épouvante, la respiration de cette bête sauvage qu'était le monde, le bruit de la mer : une respiration qui venait mourir à leur pieds. Ils étaient, avec leurs valises en carton et leurs paquets, sur une partie de plage caillouteuse, protégée par des collines, entre Gela e Licata3 . Arrivés au crépuscule, ils étaient partis à l'aube de leurs villages, des villages de l'intérieur des terres, éloignés de la mer , regroupés au sein des arides territoire des grands propriétaires terriens4.

Pour certains, c'était la première fois qu'ils la voyaient et la pensée de devoir la traverser entièrement était effrayante, depuis cette plage déserte de Sicile, de nuit, jusqu'à une autre plage déserte d'Amérique, de nuit également. Parce que le pacte était celui-ci : « Moi de nuit je vous embarque, avait dit l'homme, une espèce de commis voyageur par le bagout, mais sérieux et honnête par l'allure, et de nuit je vous débarque sur la plage de « Nuioirsi », à deux pas de « Nuovaiorche »… Et ceux d'entre vous qui ont des parents en Amérique, peuvent leur écrire qu'ils les attendent à la gare de « Trenton », douze jours après l'embarquement… Faites le compte vous-même. Bien sur, le jour précis, je ne peux le garantir : supposons qu'il y ait une grosse mer, supposons que les garde-côtes soient en train de surveiller… Un jour de plus ou un jour de moins, ça ne fait rien : l'important est de débarquer en Amérique.>>

 Le long voyage contient les caractéristiques habituelles chez Sciascia : tensions sociales, tranche de vie locale, ironie. il y mélange subtilement les styles roman noir et historique dans un récit d'une - sobriété et d'un rythme - parfaits, empreint d'une « compassion ironique »5 comme l'a écris Giuseppe Traina6. Encore une fois, Sciascia fait preuve d'un usage subtil de la Sicile comme métaphore d’événements historiques qui vont bien au-de là de l’île elle- même. Le protagonistes du récit sont des émigrés intentionnellement anonymes, symboles du peuple sicilien et des masses subalternes plus généralement : dans la tentative de rejoindre l'Amerique, et en particulier Trenton, « Nigiorsi », ils vendent tous leurs biens et se mettent sous la coupe de ce que nous appellerons un « scafista »7, un certain Monsieur Melfa8 , impresario rusé et agressif du trafic humain.

Les émigrants laissent derrière eux une terre définie comme l'«aride territoire des grands propriétaires terriens » , pour rejoindre la terre rêvée, espace d'abondance et de lumière. Le pouvoir des images crées par les récits sur l'Amérique des parents à l'étranger et des émigrés de retour ou en visite donne une tournure inattendue au récit. Durant le voyage, les émigrés entrevoient la terre paradisiaque qu'ils désirent ardemment : depuis l'embarcation les lumière de la ville côtière des États-Unis brillent dans la nuit adoucie par la brise.

 Une fois arrivés, l'ambiance environnante leur apparaît similaire à celle de la maison (les chants des vendeurs ambulants, les dimensions des rues), mais le pouvoir de l'imagination est tellement fort que même les chose qui leur sont familières s'agrandissent ou disparaissent, parce qu'elles sont regardées à travers le filtre dé-familiarisant qui s'adapte à leur idée mythique de l’Amérique.

Même quand ils lisent sur les panneaux indicateurs les noms des villages locaux comme Santa Croce Camerina, même quand ils échangent deux mots en italien avec un habitant du coin au volant d'une FIAT 500 et même quand cet homme les envoie légitimement au diable en réponse à leur demandes d'information sur le chemin pour se rendre à « Trenton », les émigrés nient la réalité des faits. Seulement par ses souvenirs, l'un des leurs se rends compte que Santa Croce Camerina est un petit bourg de la côte sicilienne où son père, bien des années plus tôt avait trouvé un travail durant une bien mauvaise année dans les campagnes de l'intérieur des terres. Ce n'est qu'à ce moment que tous se rendent compte qu'après onze longue journée de navigation, ils ont débarqués en Sicile !

 Dans l'alternance d'espaces réels et imaginaires et dans le paradoxe colossal de l'entremêlement final, Sciascia dénonce ouvertement le trafic humain illégal qui profite de l'ingénuité, non pas congénitale, mais historique, déterminée précisons le bien par la négation de l'accès aux ressources et aux droits des paysans ignorants, dont l'intense sentiment de révolte contre l'injustice du monde fausse une réelle évaluation des choses. La vision poétique d'une Amérique qui finalement est leur propre chez eux, le sens de l'échec final du voyage et du récit de l'exploitation du système patronal sont à la fois des fait spécifiques dans des circonstances historiques, mais aussi les éléments d'une condition universelle au-de là de l'historique, dont la Sicile est justement la métaphore.

 Le long voyage des protagonistes de Sciascia, mutatis mutandis, pourrait en fait être celui des immigrés d'aujourd'hui qui paient des prix énormes pour traverser la Méditerranée dans des conditions risquées, poussés par le besoin et attirés par le moderne Eldorado de l'Europe.

1Leonardo Sciascia,« le long voyage » dans « la mer couleur du vin »,1973

2Littéralement : conducteur de bateau. Le terme « scafista » désigne en Italie les passeurs qui font traverser la Méditerranée et débarquent sur les côtes Italiennes des immigrés clandestins .

3Villages de la côte sud de la Sicile, séparés d'une trentaine de kilomètres

4 L'auteur utilise le terme « feudo » : grand propriétaire terrien despotiques et autoritaires, souvent mafieux, perpétuant le style de relation maître/serf du moyen âge.

5Ici envers les immigrants

6Auteur de : Leonardo Sciascia (Biblioteca degli scrittori) Bruno Mondatori 1999

7Ibid note 2

8Patronyme du passeur

la page Facebook de Mariapia : https://www.facebook.com/mariapia.metallo

remerciements : je maîtrise peu la langue italienne et tiens à remercier particulièrement "Marcello" qui m'a aidé sur quelques points où j'étais en difficulté sur le forum du site "L'Italie à Paris" (http://www.italieaparis.net/) .

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