Abdoula* a 17 ans.
Je l'ai rencontré il y a trois semaines à une permanence d'une association autour d'un café partagé.
Il m'a expliqué qu'il venait de la Guinée Conakry, avait traversé trois autres pays jusqu'à la méditerranée de l'autre côté de l'afrique (7000 km), traversé des déserts accroché avec d'autres en grappe sur des 4x4 roulant à tombeau ouvert : on l'avait prévenu, celui qui lâche prise tombe et meurt, le bolide ne s'arrêtera pas, le bolide ne s'est pas arrêté.
Il m'a dit d'autres choses, plus terribles les unes que les autres : pourquoi il est parti, comment durant l'exode ils sont rançonnés, exploités, certains réduits à l'esclavage.
Il ne m'a pas parlé de la traversée de la méditerranée.
De l'Italie il garde le souvenir reconnaissant de ceux qui l'ont soutenu, aidé et accueilli parmi eux. Il n'avait pas pour objectif de venir en France mais il a été « largué » par un dernier passeur dans Paris.
Après trois jours et deux nuits dans la rue sans manger il a été présenté à un association qui l'a adressé au service d'aide sociale chargé des mineurs étrangers isolés.
Puis il est arrivé ici, en Picardie.
Depuis cette première rencontre, je restais sur une interrogation sans réponse : la chose la plus essentielle pour lui était son sentiment de fierté, il n'avait que ce mot à la bouche quand il parlait de lui.
Hier il n'est pas venu à la permanence « café » de l'association, j'ai appris qu'il avait intégré le lycée professionnel auquel il aspirait depuis qu'il avait passé des tests de niveau.
Il doit être encore plus fier de lui.
*Le prénom a été changé
Ce soir j'ai lu un petit texte d'Erri de Luca qui m'a donné l'envie d'écrire ce billet,
je vous en propose une traduction.
Nous avons aimé l'Odyssée, Moby Dick, Robinson Crusoé, les voyages de Sindbad et de Conrad, nous avons été du côté des corsaires et des révolutionnaires.
Qu'est-ce donc qui nous fait défaut pour ne pas être avec les acrobates d'aujourd'hui, les sauteurs de barbelés et de déserts, entassés pendant le voyage dans les chambres à gaz des cales, dans des chambres froides, dans des containers, attachés aux essieux des camions ?
Qu'est-ce qui nous manque pour un applaudissement sincère, un café « corretto » à celui qui portant son père sur son épaule et son fils dans ses bras, les a emmenés depuis la ville de Troie, vidée par les flammes ?
Bénit soit le voyage qui vous amène, la mer rouge qui vous laisse sortir, l'honneur que vous nous faites en frappant à la fenêtre.
Erri De Luca