C'est la dernière ligne droite de la campagne de financement hivernale de l'Auberge des Migrants.
Pour continuer ses actions auprès des personnes exilées et garantir son indépendance,
l'Auberge a plus que jamais besoin de nous !
Cet hiver, ravivez le foyer de la solidarité !
e.p.
-_-_-_-_-_-_-_-_-

Agrandissement : Illustration 1

Avec l'aimable autorisation de l'Auberge des Migrants
DES JOURNÉES FOLLES ET ORDINAIRES
Notre journée démarre agréablement devant un des lieux les plus charmants de Calais : le commissariat de police. Nous sommes assises dans notre petite Peugeot. Il fait encore nuit, on descend une vitre en faisant grincer la vieille manivelle de la portière pour allumer une cigarette.
Nous attendons de savoir si des expulsions de campements se préparent. Pour cela, il faut observer les véhicules stationnés devant le bâtiment pour repérer des signes : est-ce que les camions de confiscation des affaires personnelles des exilés sont présents ? Y a-t-il des fourgons de CRS ? Est-ce-que le « convoi » d’expulsion se forme ?
Pour l’instant rien ne bouge. Les illuminations de noël criardes qui flashent au fond de la rue au-dessus des voitures de police créent une sensation bizarre.
Un camion de CRS arrive. Puis un deuxième. On a une petite boule de stress qui apparait dans l’estomac, parce qu’on se prépare à suivre l’opération pendant 5 heures. On va devoir documenter tant bien que mal ces fichues expulsions et se coltiner la police qui va nous boucher la vue sur l’opération en se lançant des vannes et s’échangeant des conseils restaus pendant que dans leur dos « la société de nettoyage » saisit les tentes et couvertures de celles et ceux qui vont dormir dehors.
Finalement les 2 véhicules s’en vont. Peut-être que les CRS s’étaient simplement arrêtés pour s’envoyer quelques cafés avec leurs copains de la police nationale.
L’heure tourne. Il n’y aura pas d’expulsion ce matin, on est un peu soulagées. Les exilés auront un peu de répit. Le convoi de la bêtise humaine est en stand-by pour au moins quelques heures car il peut très bien se lancer cette après-midi. En attendant, on va bosser à l’entrepôt sur la collecte de données des jours précédents.
À l’entrepôt il y a un sacré problème de boue. Le parking est devenu un champ de gadoue, les véhicules de distribution s’embourbent les uns après les autres. On essaie d’arranger la situation en dispersant des déchets de bois et de la sciure avec notre chariot élévateur mais il s’embourbe aussi. Ça va être une longue journée. On met un cône de signalisation et on conseille aux bénévoles d’aller se garer ailleurs. Forcément par temps de pluie, nos problèmes de véhicules sont agaçants, mais sont très secondaires quand on les compare à la situation des personnes forcées de vivre dehors.
Nous partons en distribution de bois de chauffage. Sur le chemin on constate que de nouveaux rochers ont été posés par la mairie. L’entrée d’un des lieux de vie est bouchée. La cuve d’eau installée pour les exilés par l’une des associations de l’entrepôt trône quelques mètres derrière. À présent, impossible de la remplir sans se garer au milieu de la chaussée et s’exposer à une amende pour stationnement gênant. Retors.
On est surpris car nous avions entendu que la mairie peinait à financer ces enrochements à répétition et qu’elle ne pouvait, malheureusement pour elle, pas couvrir toute la superficie souhaitée. L’argent magique existe donc, mais il sert uniquement à acheter des cailloux.
Nous arrivons sur le campement où il est prévu de distribuer du bois aujourd’hui. On est obligé de se garer à 300 mètres car un nouveau sens interdit a été installé sur le chemin d’accès. L’autre jour des personnes de l’équipe ne l’ont pas vu et se sont fait verbaliser. On remplit nos brouettes en tentant de mettre au moins 8 sacs de 8 kg dans chacune. Aujourd’hui on doit déposer à peu près 60 sacs ici. Ça va faire pas mal d’allers-retours. Le « campement » est un grand terrain marécageux parsemé des zones boisées.
À quelques mètres des tentes, des travaux sont en cours. Un vague projet de construction force les occupants du lieu à se parquer dans un coin du terrain pour éviter de se retrouver au milieu des engins de chantier. Dans une ville où presque rien de nouveau ne se construit, il est stupéfiant de voir que dès qu’une personne exilée plante une sardine de tente sur un terrain, un bâtiment jaillit du sol…
Beaucoup de personnes dorment encore. Par la force des choses, elles vivent beaucoup la nuit. Nous déposons les sacs à côté des cendres de feux de camp en essayant de ne pas faire trop de bruit. Une personne qui se brosse les dents nous salue de la main. Les chemins sont très boueux, les brouettes s’enfoncent dans la terre comme des charrues. On a peut-être pris trop de sacs d’un coup.
Pour atteindre l’arrière du terrain nous devons traverser un petit cours d’eau, on lance les sacs par-dessus et on passe de l’autre côté en équilibre sur un tronc d’arbre. Ça ne doit pas être évident pour les personnes qui vivent là d’emprunter ce passage en permanence.
On espère que ça l’est encore moins pour les policiers qui viennent quasi quotidiennement les déloger. Imaginer un CRS avec ses kilos d’équipement se vautrant accidentellement dans le fossé nous apporte une joie fugace.
On tombe sur une de ces scènes absurdes dont Calais a le secret : un cheval en peluche trône au milieu de tentes secouées par le vent. Un peu plus loin, un petit groupe nous invite à prendre un café corsé, puis nous repartons vers notre camion. Après quelques remarques désagréables offertes par un employé de la société près de laquelle nous l’avions garé, nous nous mettons en route pour un autre lieu de vie.
Quand nous y arrivons, toutes les tentes sont décalées de quelques dizaines de mètres hors du camp en prévision d’une éventuelle expulsion. La violence de l’État, son mauvais accueil volontaire ont fini par réguler l’organisation du quotidien des exilés. La police se glisse sous la peau et squatte en permanence l’intérieur des cranes.
Les occupants viennent nous aider à décharger, ici le bois est déposé sur une unique pile à leur demande. On nous offre encore un café qui décoiffe.
Sur le chemin retour vers l’entrepôt, heureuse surprise. Les rochers apparus ce matin se sont décalés sous l’action d’une force mystérieuse, les véhicules peuvent de nouveau entrer sur le terrain. Dans quelques jours peut-être, ils seront remis en ligne et figés à jamais dans du béton.
Il y a un embouteillage de poids lourds devant l’entrepôt, le camion de la scierie à qui nous achetons du bois est bloqué par un camion de livraison de couvertures, qui lui-même empêche l’entrée d’un camion de ramassage de déchets. La cloche du repas sonne, on avale en vitesse une assiette du surplus de riz au curry qui sera distribué aujourd’hui avant de se mettre à trier une pile de dons de vêtements. Beaucoup d’affaires d’hiver très utiles qui vont pouvoir être distribuées rapidement et aussi… un pyjama motif tigre ?
On fend des buches, et on remplit des sacs de bois pour le lendemain. Le riz au curry s’agite dans notre gosier. On fait le plein du groupe électrogène pour aller faire de la charge électrique de téléphones cette après-midi et mettre en place une borne WiFi temporaire. Nous allons distribuer un document en plusieurs langues qui recense tous les services de bases accessibles aux personnes exilées de Calais et Grande-Synthe. On va aussi faire un point d’information sur les dernières nouvelles du projet de départs forcés vers le Rwanda par le Royaume-Uni. C’est un vrai sujet d’inquiétude sur les campements, et on essaie de se faire les relais d’informations fiables et vérifiées sur le sujet pour ne pas ajouter à l’angoisse générale.
Bon, le convoi d’expulsion est finalement parti cette après-midi. Les ponts de Calais-centre sont encerclés par les CRS. Trop visibles pour être tolérés par les autorités, l’acharnement est particulièrement fort pour rendre la vie insupportable aux exilés installés en centre-ville. Ici, aucun service de l’État ne va à leur rencontre, sauf celui-ci. Les tentes sont saisies, balancées et tassées à l’arrière d’un camion ce qui les endommage irrémédiablement : arceaux brises, toiles déchirées, etc. Peu importe ce qui se trouve à l’intérieur.
Ils remontent dans leurs vans, s’arrêtent sur le lieu suivant, et l’opération se répète.
Nous sortons notre téléphone pour filmer mais un « périmètre » est créé juste pour nous empêcher d’approcher. Un policier vient coller son torse devant notre objectif. Il allume sans nous le notifier la petite caméra intégrée à son plastron. Évidemment, ni lui ni ses collègues ne portent leur numéro d’identification, ce à quoi ils sont légalement tenus. Quand on le leur signale, on reçoit en général un regard de mépris ou un contrôle d’identité.
Une bénévole à l’accent étranger reçoit une remarque raciste et sexiste. C’est tellement régulier qu’ils doivent surement avoir un module d’entraînement au centre de formation. Pendant ce temps, une personne exilée essaie de récupérer ses affaires embarquées dans le camion malgré sa présence. Peine perdue. Un jogger traverse le périmètre en petites foulées sans réaction des CRS pendant qu’un collègue est en train de faire le tour de notre voiture en espérant y trouver un motif de distribution d’amendes. Les mêmes scènes se rejouent en boucle toute l’après-midi. On essaie de se blinder, mais ça finit par user. Et nous on est juste spectatrices, alors que dire des personnes qui en sont victimes tous les jours…
Nous avons filmé, documenté et compté les saisies, les interactions entre la police et exilés, on rentre au bureau faire un tri des données. On va aussi faire un post sur les réseaux sociaux avec les images de la journée. Pour alerter partout où on peut. Ce n’est pas toujours évident de se rendre compte de l’effet immédiat de notre boulot, mais on fait tout ça pour le long terme, pour avoir suffisamment de preuves pour un jour contraindre l’État à cesser le harcèlement. Cette nuit, on sera peut-être appelées en cas de violence policière.
Et demain, on ira sur les campements pour aller à la rencontre des exilés, créer du lien, leur expliquer notre travail, échanger nos numéros et donner le max d’informations pour les aider à faire face à ce moment de leur vie.
Notre téléphone a sonné toute la journée. Un maraîcher du coin a une tonne de pommes de terre à donner, on va s’organiser pour récupérer tout ça. Une dame appelle pour nous dire qu’elle connait bien le Royaume-Uni et qu’il faut « dire aux migrants qu’il n’y a plus de place et que les falaises s’effritent ». Des étudiants qui étudient le sujet migratoire veulent discuter. Un groupe de scouts veut venir faire du bénévolat l’été prochain. Un journaliste allemand veut parler des décès survenus dans la Manche, c’est toujours dur de maitriser notre colère pour parler de ces drames qui auraient mille fois pu être évités et de ne pas exploser en direct.
La journée se termine pour nous. Quelqu’un a encore oublié d’éteindre la lumière de l’atelier. L’équipe de maraude de nuit d’une autre association de l’entrepôt est en train de charger son Kangoo avant d’aller marauder à la rencontre des personnes tombées à l’eau près des plages pour leur distribuer des vêtements chauds et faire le lien avec les secours.
Une journée folle mais ordinaire à Calais. On a toujours un peu de culpabilité en rentrant chez nous, juste avant de dormir dans un vrai lit. On s’endort avec pas mal de questions. Est-ce qu’on a vraiment aidé aujourd’hui ? Comment changer la donne sur le long terme et ne pas se répéter bêtement à l’infini ? Comment être plus justes dans notre action ? Qu’est-ce qui mettrait fin à ce drame humain à grande échelle ?
Les réponses ne sont pas évidentes. Mais bon. On fait