Sous le regard aimant et sévère de la grande tour mère, virevoltent des tissus, des cuivres et des hommes. Certains, dans leur digne langueur, la tête haute, traversent en linge blanc. D’autres s’affairent à ranger des mystères végétaux et le soleil commence sa cuisson. Des volets de fer s’ouvrent sur des cascades de choses à vendre. Passent les yeux des femmes voilées qui voient sans regarder la peau nue des visages et des jambes. Là-bas, près des oranges, flottent des cheveux noirs. Des hommes charrètent leurs trésors de grenades et de figues. Une main se tend et des pièces passent d’une poche à une âme. Dans cette vie du quotidien, comme des spectres utiles, les touristes, dans un confort joufflu, protègent leurs billets exotiques. Partout s’allument des sourires qui disent pudiquement le labeur et la peine... la plainte n’habite pas cette contrée...
Comme un âne frôle une aile métallique, résonne un bruit sec et furtif, l’âne s’arrête comme la corde se tend, tenue par une main humaine puis va son chemin, indifférent. Des parfums tentent de voiler les odeurs et dans ce monde des sens, la lutte semble éternelle. Restent à quelque endroit les fantômes des banquets de la veille, banquets ou les viandes se colorent sur des flaques de braises et s’allient au flamboiement des épices.
Vous êtes harangués par des voix, par des mains, par des yeux, invités à toucher, à entrer. Ce qui s’offre est à vendre...Et serpente dans l’air une mélopée de flûte qu’un tambour accompagne. Des volutes sonores s’insinuent sous les tentes, glissent sur le thé, semblent s’enfuir de cuir en cuivre pour habiller de musique ce marché du dimanche. Et les palmiers s’ennuient dans leur jarre de pierre. Jemmaa el fna un matin de septembre, qu’importe quel matin, qu’importe quel septembre... Vous pensez contempler cette place mais elle vous regarde sous l’œil aimant et sévère de la grande tour mère...
la place respectant son rite d’endormissement, allonge sur ses pavés des brancards désossés. Elle chante encore dans un souffle haletant sa rengaine métallique. Les voix des sirènes marchandes se font moins envoûtantes, les reliefs des agapes grimpent dans leur charrette. S’élèvent vers les cieux des dômes de squelettes, d’arêtes, d’écorces et de peaux tandis qu’au sol reposent des pavés de cartons. Des habitants ont fui vers leur autre demeure et quelques-uns demeurent autour d’une guitare. C’est lendemain de bataille, les chats, comme avant les rapaces, commencent leur repas au milieu du doux fracas des bancs qui se replient. Errent encore des ombres familières, leurs pas fatigués les ramènent au Riad, des mains fermes tirent sur les rênes des ânes. Le sommeil arrive dans sa longue djellaba, il prend dans ses bras des corps harassés et les dépose dans leur Dar. Là-bas, au bas d’une porte millénaire, un homme s’est endormi, la tête reposant sur un bras, les jambes ramassées sur le cœur. Il n’a pas froid, il n’a plus faim, il dort ignorant les yeux qui le croisent. Rêve t’il? On ne peut pas le dire! A quoi peut-on rêver quand on dort sur la pierre? A son Csar, à une échoppe au sein d’un souk, à un coffre de cireur, à un tapis, à une soupe. Le Roi, de son regard figé, semble couver le peuple qui se retire. Bientôt, et pour quelques instants, la place sera calme alors que déjà se préparent les fureurs enivrantes du matin...