Depuis que je suis né, je considère toujours ce qu’il y a de meilleur. Au début de ma vie, c’était un réflexe, ce qu’on appelle « le caractère » sans doute. Passent les années qui m’amènent à l’âge de raison, âge incongru s’il en est, indatable et mouvant d’un être à l’autre. A cet âge donc, je dus substituer au caractère (cet ensemble gazeux) une pensée. En somme, passer du reptilien au conscient, de l’informe à l’élaboré. Comme chacun d’entre nous, j’ai choisi ce qui me faisait le moins mal: convaincre et me convaincre en retour que le beau l’emporte toujours sur le laid, que ce laid n’existe pas, penser en Candide avec la « rage de soutenir que tout va bien quand tout mal ». Voir l’éclaircie au cœur de l’orage, l’accalmie dans la tempête, la paix dans la guerre, la guérison dans la maladie, l’amour dans la discorde, le repos dans le labeur, l’apaisement dans la peine, le fruit dans la ronce, le rejet dans l’arbre tombé, la nouvelle demeure dans les fumeroles de l’incendiée, la réconciliation dans la dispute, la justice dans l’injuste, le légitime dans l’illégal, l’Olivier dans la cendre, le foyer dans l’enfant égaré, la présence dans l’absence, la satiété dans la faim, les gens dans le peuple, la liberté dans l’oppression, la joie dans la tristesse, la clarté dans l’ombre, le rayon dans la brume, la bonté dans le méchant, la libéralité dans l’usure, le courage dans le couard, l’espérance dans le suicidaire, le mouvement dans l’immobile et l’immobile dans l’affairé, l’humain dans le migrant, l’homme dans le noir, le gris, le jaune, le rouge, l’écru; l’écope dans la barque percée, le talent dans l’incapable, la force dans la faiblesse, l’endurance dans la fragilité, le charme dans la dysharmonie, l’utilité dans l’insigne, le souvenir dans la perte, l’avenir dans la prunelle des vieux et la sagesse dans les jeunes regards, le réparé dans l’abimé et le pouvoir dans l’impotent, la bonne intention dans l’erreur, le sourire dans la grimace et l’éternité dans chaque fin...
Mais, au jour ou j’écris ces lignes, le doute vient me prendre parfois. Je reste ferme sur mes fondements et sens pourtant le bruit étouffé de quelque chose qui se fend. Dans ce moment nouveau, j’écoute et regarde. Comme toujours, le beau le dispute au sordide et des orchestres réinventés répondent aux discours. Les méprisés d’hier deviennent essentiels et nous attendons d’être sauvés du naufrage par ceux (actuels et descendants) qui ont troué la coque. Il se dégage de cette fresque, un nombre important d’utiles dessinant, en contrepoint et sans le vouloir, la multitude des inutiles. J’écoute et je regarde la fin annoncée d’un monde sans terre comme un arbre sans sève. Mais ensuite, quel autre monde? Je redoute, comme beaucoup, que ce confinement confine les colères, sœurs des haines. Un monde s’écroule, soit, ce n’est pas le premier, mais par quel monde le remplacer? Je n’ai pas de réponse, j’ai des craintes, celles qu’émerge la lie des nations, que l’autorité remplace le droit, la force la raison. Tout est réuni : des vies par millions soufflées dans l’indifférence, des Ubu dans tant d’Etats et d’autres qui attendent, tapis et patients. Des puissants prétendus s’échappe « un bruit d’illusion sèche », et des humains se meurent. Alors que vagit une belle espérance, que des applaudissements claquent à heure régulière, que tant de mains se tendent vers des mains hier inconnues, que nous sommes prêts, me semble-t-il, pour une grande aventure, la bise glaciale de la loi du marché et des raisons d’Etat souffle et mord. On entend les mots d’un dictionnaire qu’on croyait fermé : dans l’évocation de l’Europe rêvée serpente aujourd’hui la souveraineté. Cela n’a pas de sens, ce concept sent l’armoire fermée, la naphtaline, sur son col arrogant regardez le dépôt blanchâtre du moisi. « Il est temps de rallumer les étoiles » écrivait Appolinaire au début du siècle passé, mais qui sont ces étoiles et ou les trouver dans le noir? Chez toi! Et quand tu les auras trouvées, rallume-les et offre-les.
Cette lettre n’a pas été écrite du haut d’une chaire, ni d’une illustre estrade, d’un siège de député, sur le cuir d’un maroquin. Elle est comme un meuble, une chanson, une danse, une musique, une sculpture, un champs de blé ou de maïs, une aquarelle, des heures offertes à une cause...C’est une pensée solitaire cherchant une oreille, les mots d’un humain pour d’autres humains, très simplement, très humblement.