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Billet de blog 18 octobre 2015

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Sur l'état de l'école publique

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je tenais à faire connaître un discours prononcé par un professeur de lettres, à l'occasion de son départ en retraite. Je le présente comme un témoignage sur l'état actuel de l'école publique. 

Sur l’état de l’école publique

  Premier constat

Le collège unique est inacceptable . En quarante ans, celui-ci aura massacré des centaines de milliers d’enfants et littéralement détruit notre enseignement secondaire et supérieur. Le seul qui puisse y voir quelque avantage est bien sûr le gestionnaire. Un moule unique, sans redoublements, avec des ersatz d’examens, est encore ce qui coûte le moins cher, puisqu’on ne peut se débarrasser totalement de cette institution devenue désormais presque nulle, institution que l’on nomme par ailleurs stupidement “Education nationale”, comme si l’on pouvait confondre instruction et éducation !

Deuxième constat

Il y a maintenant  plus de quinze ans, les professeurs du collège “Desrousseaux” de la ville d’Armentières où j’enseignais alors, en grève contre la réforme Allègre,  décidèrent d’écrire une lettre ouverte  au ministre de l’Education Nationale et au recteur de l’Académie de Lille. Ne recevant aucune réponse, pas même un avis de bonne réception, ils décidèrent, cette fois, de faire connaître cette lettre au rédacteur en chef du journal “Le Monde”.

Voici quelques extraits des justifications que nous donnions à notre envoi, en date du 27 mai 1999.

« Il peut vous paraître étonnant que nous vous envoyions la lettre ouverte  ci-jointe, écrite par les professeurs grévistes de notre collège le 15 mars. Mais il était évident que ce qui se passait dans les Balkans occultait le reste de l’actualité. Si dure que soit cette guerre, nous pouvons déclarer qu’un des problèmes essentiels de nos sociétés, peut-être même le problème fondamental, n’est toujours pas résolu, loin s’en faut: celui de l’éducation et de l’instruction des enfants. Qui ne sait qu’un peuple dépourvu de l’une et de l’autre demeure l’hôte idéal de tous les fascismes, de tous les terrorismes, bref de l’obscurantisme.

Nous pensons qu’aucune démocratie n’existe vraiment , et les grecs l’avaient déjà compris, sans l’apprentissage des comportements élémentaires, des savoirs fondamentaux et d’un esprit critique.

(…)

Les réformes de Monsieur Allègre relèvent davantage de l’imposture que de la volonté réelle  de placer enfin l’épanouissement de l’homme au coeur  de l’institution scolaire. Il s’agit encore une fois , quoi qu’on en dise, de gérer des masses, de s’occuper de rentabilité, d’argent. Un tel monde ne peut  que générer la violence et l’ennui. Nous le voyons aujourd’hui, nous le verrons demain encore.

(…) Nos propositions sont celles de professeurs qui pratiquent depuis parfois de très nombreuses années et qui n’ont eu besoin ni de directeurs  de conscience pédagogiques, ni du dernier philosophe ou sociologue patenté, estampillé par le ministère ou certains media, pour réfléchir aux problèmes de l’école actuelle. Ils ont notamment constaté que ces derniers existent le plus souvent parce qu’ils ont été introduits artificiellement dans l’école laïque et républicaine.

Pourquoi avoir systématiquement détruit, depuis trente ans maintenant, certaines formes d’apprentissage de la lecture et de l’écriture qui avaient fait leur preuve depuis un siècle?

Pourquoi avoir systématiquement fait disparaître toutes les filières après l’école primaire, obligeant des enfants, qui n’ont pas tous le même rythme scolaire, à  subir le moule monstrueux du collège unique, alors que les rapports alarmistes s’entassaient , année après année, sur les bureaux de chaque nouveau ministère? Et qu’on ait au moins la décence  de ne pas nous présenter l’hétérogénéité comme le remède enfin trouvé. Qu’on prenne enfin en compte nos propositions. »

A la fin de cette lettre, nous précisions qu’au bout de deux mois, ni le ministre, Monsieur Claude Allègre, ni le recteur de l’académie de Lille, Monsieur Fortier n’avaient répondu et qu’il en était de même   depuis un an quant à ce que nous avions écrit à propos des problèmes liés à l’école primaire. 

Nous précisions enfin que nous nous en remettions  à la conscience du journaliste  pour que les gens “sachent ce que pensent et ce que veulent des femmes et des hommes qui transmettent les savoirs à leurs enfants.”

La seule réponse fut le silence.

Parlez, discutez, débattez, réclamez, manifestez, tempêtez, vous n’aurez en retour que le silence.

Troisième constat

L’institution, parce que devenue nulle, absorbe toutes les rages, toutes les colères, toutes les luttes. En quarante ans  d’enseignement, j’aurai vu  se déployer  ce monstre d’indifférence.

Faut-il pour autant renoncer à ce métier, qui s’exerce maintenant  dans une école où règne l’imposture?

C’est peut-être ce que l’on nous demande secrètement. Qu’il nous suffise de “faire semblant”! Et tant pis si  se lever chaque matin devient une souffrance!

Si nous refusons de nous nier comme passeurs de savoir, il faut alors bien avoir en tête  les nombreux ennemis des savoirs que tout professeur exigeant avec lui-même comme avec ses élèves doit affronter quotidiennement.

Le laxisme

Le ludique à tout crin

Le scientisme béat

Les démagogues

Les imposteurs

Les impostures

L’hétérogénéité  systématique

Les élèves surnotés

Le mépris de plus en pus affiché pour la maîtrise, écrite et orale, de la langue française

Le nivellement par le bas, qui conduit à transformer le brevet des collèges et le baccalauréat en caricatures d’examens

Les conseils de classe qui ne sont plus décisionnaires, désormais simples chambres d’enregistrement  pour le passage dans la classe dite supérieure

L’idéologie égalitariste

L’idéologie pédagogiste et ses doctrinaires ( songeons à ce qu’est devenu, par exemple, le corps des inspecteurs  des lettres - quelle dérision! - classiques et modernes )

Le lobby pathétique des parents, qui croient aider leurs enfants en décidant de leur orientation  dans l’école (mais peut-on bien sûr encore parler d’école?) à la place  des professeurs ( mais dans quelle mesure sommes-nous encore des professeurs?)

La lâcheté et l’indifférence, mainte fois constatées lors des conseils de classe notamment

La totale incompétence des politiques et des technocrates

Les discours successifs sur l’école des philosophes, sociologues et psychologues patentés, qui n’ont jamais mis les pieds dans une classe, sinon très épisodiquement

L’inculture et l’illettrisme entretenus de la plupart des élèves

Le pragmatisme néolibéral

L’immaturité grandissante des élèves de collège et de lycée, d’où des problèmes  récurrents d’indiscipline, d’irrespect et de paresse.

Naturellement, bêtise, indifférence pour les savoirs et sordides calculs financiers se sont associés  depuis longtemps pour faire en sorte que cette liste ne soit  pas exhaustive.

Éthique et spiritualité

“Ils ont oublié  de les faire sages.”

Montaigne

“Que le fanatisme idéologique devienne le péché originel.”

George Steiner

Je pense qu’il faut, coûte que coûte, continuer  à faire passer les savoirs, même si ces turpitudes, ces stupidités nous donnent  tant de raisons de désespérer .

Transmettre présuppose que nous voulons tout de même croire que la vie vaut la peine d’être vécue. C’est ici que je rejoindrai la poétesse  polonaise Wislawa Szymborska qui, lorsque lui fut remis le prix Nobel de littérature, expliqua, a contrario de L’Ecclésiaste, que tout était toujours nouveau sous le soleil  car ce monde demeure  malgré tout étonnant. Et dans cet adjectif, il y a pour moi les idées de perfectionnements moral intellectuel et artistique

Aussi devons-nous nous tourner vers ce qui a déserté nos sociétés: l’éthique et la spiritualité. L’éthique,  parce que nous ne pouvons plus traiter la nature et l’homme lui-même comme de simples objets de consommation , sous peine d’ailleurs de nous éliminer nous-mêmes. La spiritualité, parce que nous devons d’urgence, dans un monde où le ciel s’est vidé de ses dieux, réapprendre à penser et à agir sinon en athées, du moins en agnostiques, à partir de l’intraitable question posée par le philosophe Wilhelm Leibniz: “Pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien?”. Elles sont encore très secrètes, les voies qui nous rendront de nouveau présents au monde. C’est, je crois, à la poésie de les faire naître, tandis que la science ne cesse d’ouvrir des horizons nouveaux.

Dans un monde, enfin libéré des dogmes, retrouver la force du regard premier dont parlait Novalis, c’est-à-dire toujours étonné.

Marc Soulier

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