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Billet de blog 8 septembre 2014

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Les illusions des Stoica (Roumanie, Craiova)

Quelques jours en Roumanie à la rencontre des familles qui vivent entre ici et là-bas, entre la région parisienne et la Roumanie. Des rencontres et des repas partagés avec des migrants saisonniers ou définitives. Avec certains qui rêvent de partir, d'autres qui aimeraient rester chez eux et certains qui sont revenus définitivement.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce matin encore, nous ne savions pas où dormir, nous avions un numéro et une proposition : “Venez à Craiova, arrêtez vous devant un grand bâtiment et appelez moi”. 2 heures après nous étions dans un restaurant typique à écouter les chants populaires de Stefan et Lamaïtsa, 4 heures plus tard ils nous laissaient leur chambre, leur salle de bain et nous confiaient leurs filles avec une confiance aveugle.

En vivant avec eux, nous découvrons le quotidien d’une famille de la classe moyenne, propriétaire de son appartement 4 pièces fonctionnel dans un bloc comme il en existe des milliers en Europe de l'est, et Lamaïtsa nous gave des plats traditionnels par peur de mal nous recevoir.

En vivant avec eux, je partage leurs désillusions sur la Roumanie et leurs rêves de nouvelle vie qu’ils déposent en toute confiance. “Nous allons vendre notre appartement et partir vivre près de Londres avec nos filles et nos économies. Nous allons faire de la sous location pour des Roumains, ça marche bien il paraît. Vous en pensez quoi ?” Ils y croient. Je ne veux pas les décourager. Devrais je leur rappeler qu’ils ne parlent pas anglais, que le prix de l’immobilier est astronomique dans la banlieue londonienne, que leurs filles sont à l’université ici et qu’ils n’auront pas les moyens de leurs payer des études là bas… non. Je me tais, souris “ce ne sera pas facile…” De toutes les manières, ils ont pris leurs décisions. Stefan a essayé la France, il a joué du violon dans le métro. Il a tenu seulement quelques semaines. Trop de tension pour trop peu de gain. L’Angleterre sera différente. C’est sûr. Rien ne les attend en Roumanie. Ni eux, ni leurs filles. L’aînée Lena, 22 ans, les suivra par respect. La seconde Roxana, 18 ans, suivrait n’importe qui n’importe où pour fuir ce pays qu’elle maudit. Et c'est ainsi que ce projet rassemble filles et parents malgré la différence de génération et d’aspirations. Pour Stefan, il n’a plus rien à gagner, juste s’oublier pour que ses filles puissent vivre. Pour Lena et Roxana, elles attendent le départ comme une seconde naissance. Comme si en attendant, elles s’interdisaient de vivre au-delà du bloc d’habitations dégradé où elles habitent. La Roumanie, cette famille l’aime mais de loin. Ecœurés par la corruption fantasmée ou réelle, par le tout pouvoir des euros et le mépris offert aux intellectuels, tous les quatre ne vivent pourtant pas trop mal au quotidien,  font des études, travaillent trois soirs sur quatre, mangent à leur faim et partent deux semaines tous les étés chez les grands-parents à 45km de chez eux. Mais depuis trois ans ils brûlent leurs économies avec la promesse de n’avoir ni retraite ni allocation. Si le présent n’est pas trop dur, l’avenir leur fait peur. Au rythme de la crise, ils n’auront plus de ressources dans deux ans. Et en tant qu’artistes, ils savent qu’ils ne revivront plus les années de gloire des années 2000, post-adhésion européenne où le soir, dans le restaurant, l’argent coulait à flot. Et surtout, ils ne supportent plus l’absence de respect, de l’autre, de son voisin, de son employé ou du travail. “Tout n’est que business, tout s’achète.” Roxana résume avec ses mots, “la vie ici c’est de la merde”. Et le fait d’avoir croisé le rappeur connu de Roumanie dans le parc cet après-midi ne changera rien. Son père ajoute “le taxi est près : soit on le prend, soit on le rate. Mais il n’attendra pas et ne reviendra pas.” Ils ont tous les quatre décidés de le prendre.

Mon avis ne compte pas, je ne pourrais jamais partager cette force irrationnelle qui les pousse dans ce projet absurde.

En réalité leur but n’est pas d’arriver en Angleterre mais de partir.

N’importe où.

La seule chose qui compte : quitter la Roumanie et imaginer que cela résoudra toutes les difficultés.

Roumanie. Craiova.

Avril 2014

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