Prendre l'autoroute et reconnaître l’odeur des usines depuis la rocade.
Faire un détour pour avoir une vision d’ensemble et avoir la sensation de faire du tourisme solidaire et voyeuriste.
Reprendre ses marques dans un no man’s land qui n’appartient à aucun pays ni aucun espace.
Saluer des personnes. Trouver les visages un peu plus usés, tirés, gris que les jours précédents.
Se faire piquer les yeux par les fumées, sentir l’expulsion narguer les personnes. Voir toujours plus de camions de CRS. Se demander s'il peut y en avoir encore plus. Se demander s'il n'y a pas d'autres urgences en France. Se rappeler que Calais est une des villes qui compte le plus de policiers et de CRS par habitant. Eviter la zone délimitée par les cordons de sécurité. Et finir s’en approcher au plus près pour éprouver la réalité.
Voir des CRS insensibles, d’autres fatigués et hagards. Les plaindre et en avoir peur à la fois.
Tenter d’approcher l’Ecole du chemin des Dunes, au milieu du néant. Apprendre que les journalistes peuvent s’y rendre mais pas les enfants. Se demander qui ose assumer une telle décision. Accepter que la zone à expulser est celle qui concentre le plus de projets culturels, artistiques, éducatifs, caritatifs, associatifs et militants. Se demander qui croit encore aux politiques et aux discours de ceux qui prétendent nous représenter.
Détourner le regard des bouches cousues des Iraniens. N’avoir plus la force de croire que ça pourrait changer quelques chose.
Echanger avec M. qui se demande si les CRS le délogeront mardi, mercredi ou jeudi. Comprendre qu’il n’a pas le choix. N’ayant ni les moyens de payer pour aller dans un autre bidonville, ni la force de reconstruire sa vie dans le nord de la jungle, il tentera de passer en Angleterre par tous les moyens.
S’étonner que, malgré l’expulsion du sud, le reste continue à vivre, à se laver, à manger, à dormir, à rire, à survivre, à rêver. Etre rassurer que l’homme soit plus fort que le reste. Etre déçu que les journalistes ne parlent que de ceux qui détruisent et expulsent en oubliant ceux qui avancent.
Apprendre à faire un café à la cardamone et au gingembre. Prendre conscience de la valeur du temps en attendant qu’une casserole boue au feu de bois et prendre conscience de la valeur de l’eau lorsque la cafetière se renverse et qu’il faut tout recommencer. Ne plus entendre les bip-bip des pelleteuses ni des capsules de gaz lacrymogènes lancées. Ne pas pouvoir les oublier pour autant.
Ecouter Céline Dion dans une cabane de femmes Erythréennes sous une icône de la Vierge. Avoir envie de rire aux éclats et de danser avec elles. Pour tout oublier comme elles me l'affirment.
Voir des hommes prier, à genoux, dans la boue. Parce que l’Etat a détruit leur lieu de culte. Avoir envie de s’agenouiller à leurs côtés.
Admirer l’imagination, la patience, l’inventivité et la sagesse des militants, des bénévoles, des citoyens. Voir des noborder partout et nulle part et se demander si finalement ils existent vraiment ou s’il s’agit d’un épouvantail préfectoral.
Rêver de faire un guide culinaire des restaurants et d'inviter une star d’une émission culinaire pour donner à voir autre chose. Se régaler de picalis, d’haricots rouges, de pains chauds, d’épinards au petit pois et de riz pilov aux raisins secs. Se retenir de boire trop de thé mais ne pas explorer les toilettes.
Ecouter la pugnacité de ceux qui déplacent leurs maisons au nord sur des remorques ou à bout de bras. Se demander pourquoi la France ne veut pas accueillir ses jeunes, capables de construire, à partir de rien, des maisons, des restaurants, des salons de coiffures, un quartier et d'avoir le courage encore après tout cela de déplacer des frontières. Se demander pourquoi la France ne comprend pas que ces jeunes sont aussi notre avenir ?
Etre heureux de retrouver des amis et en rencontrer d’autres. Ne pas s’habituer aux confidences, aux larmes, aux rires cyniques et aux sourires absents de ceux et celles qui racontent les noyades, les traversées, les rafiots, les viols et les harcèlements. A chaque histoire, hésiter à partir en courant ou à prendre mes interlocuteurs dans mes bras. Ne faire ni l’un ni l’autre.
Admirer des migrants jouer au cricket sur la zone des 100mètres au pied de la rocade. Avoir envie de les habiller de costumes traditionnels anglais et de grandes chaussettes blanches.
Se souvenir de la jeune H. qui a payé le voyage avec les bijoux de sa mère décédée, qui ment sur son âge pour ne surtout pas être mise à l’abri et ainsi poursuivre son aventure vers une soeur hypothétique dont elle n’a plus de nouvelles depuis 8 ans. Croire avec elle en son rêve impossible et oublier avec elle les traumatismes de la route et du voyage.
Noter quelques mots sur un bloc note.
Boire trop de cafés. Et boire celui de sa voisine qui n’a pas osé le refuser.
Aller dans les environs. Eviter la tension des plus fatigués et l’agressivité de militants isolés. Devoir décliner son identité à des migrants et des bénévoles. Admettre que tout le monde est perdu. Ecouter des histoires toutes plus intimes, absurdes, injustes et pleines d'espérance. Des histoires qui réécrivent l'histoire.
Espérer que Grande Synthe dessine autre chose.
Ne plus différencier le bien du mal. Ne plus avoir d’avis sur rien.
Avoir des nouvelles et savoir que tous les repères sont au mieux démontés et déplacés, au pire détruits, brûlés, écrasés, rasés. Même le Dôme.
Avoir peur d’y retourner et de ne reconnaître rien ni personne.
Avoir peur de ne pas y retourner.
Comprendre que le pire reste à venir. Ou le meilleur.
Et avoir envie d’écouter à nouveau Céline Dion.