Fabio est serveur. Il a travaillé 5 ans au Centre des migrants. Il a tout fait : les entretiens de pré-admission, les arrivées au port, les épaves à secourir. Il a vu les hommes, les femmes, les enfants, les nourrissons arrivés épuisés après parfois 7 jours de traversée. Il a vu les corps rongés par le sel et par le soleil, les blessures par balles des hommes pris pour cible par les passeurs et l’armée libyenne, les peaux écorchés vives, les larmes des rescapés et les sourires des miraculés, il a aussi vu les corps. De ceux qui n’ont pas survécu à la traversée de l’enfer. Aujourd'hui il est serveur car il n’en pouvait plus. Il sert les touristes italiens qui lui disent qu'il faudrait laisser mourir en mer ces étrangers, les touristes italiens qui ne veulent que bronzer et se détendre, les touristes italiens qui l’admirent et l’encouragent. Il sert les gars de Frontex, de la Croix Rouge, de Save the children, les noborder d’Askavusa ou les huiles de Misericordia. Et il s'arrête pour parler avec les migrants qu'il croise à la nuit tombée via Roma. “On parle des migrants de Lampedusa mais aujourd'hui c'est calme. En 2011 on avait des milliers de migrants dans la rue et sur les rochers. Aujourd'hui, ils sont secourus, emmenés dans le centre et ils repartent sans qu'on les voit.”
De l'autre côté de la ville, Nino est le père de tous les migrants. Cheveux blancs, petites lunettes sur le nez, ça pourrait être un grand père tranquille. Il tient une petit boutique musée au bout de via Roma. Une boutique avec de la musique classique, des vieilles photos qui retracent l'histoire de l'île. Les jeunes viennent par le bouche à oreille à la boutique de celui qu'ils appellent PapaNino. Ils peuvent y consulter Facebook et apprendre quelques mots d’italien. Nino leur donne des vêtements quand ils en ont besoin et des cigarettes. Nino fait ça, comme ça. Et ne veut pas qu'on lui pose de questions.
Jean Mermoz et Abou attendent leur tour sur un banc. Tous deux originaires de Côte d’Ivoire, ils sont arrivés à Lampedusa il y a 3 semaines. Ils ne savent pas quand ils vont partir. “Normalement on devrait rester 72 heures, le temps qu’ils prennent nos empreintes et qu'ils nous envoient en Sicile ou sur le continent. Mais on ne sait pas quand on va partir. Les départs sont les lundis et les mercredis.” Ils sont venus à la boutique en suivant des amis. Normalement ils n’ont pas le droit de sortir du centre hotspot mais un passage existe derrière, il suffit de se glisser et de sauter la barrière, “le premier jour on a suivi, c'est pas si compliqué.” Tout le monde sait que ça se faufile même si l'entrée officielle est gardée par des hommes armés. Les policiers et les salariés des associations qui encadrent le camp les saluent en ville alors que l’armée les raccompagne, les faisant marcher devant leurs voitures. La nuit, lorsque les patrouilles se font plus rares, les hommes sortent et errent en ville dans un parc derrière l’église, sur le parvis de l’église pour profiter du wifi de la paroisse et vers la boutique de Nino. Si on n’aperçoit que quelques silhouettes la journée, dès 21 heures ce sont des dizaines d’hommes qui se retrouvent, silencieusement. Calmes, dans l’ombre, assis sur des bancs, ils regardent la ville vivre. Les deux Lampedusa ne doivent pas se faire face. Ils le savent.
Jean Mermoz est grand, musclé et d’un noir ébène. Abou, mineur, est plus discret. Jean Mermoz parle pour eux deux. Il raconte leur vie sans attendre les questions, comme s’il voulait que les gens sachent. À tout prix. Comme pour partager ses cauchemars. Il parle d'une voix monocorde. “Ici c’est mille fois mieux que la Libye. Même si la nourriture est dégueulasse et qu'on dort neuf par chambres et qu'on ne fait qu'attendre. En Libye, c'est l’enfer. La police libyenne, c'est le diable.”
Jean Mermoz et Abou ont quitté leur famille il y a 9 mois. “Nous on voulait aller au Maroc pour travailler. La voiture qui devait nous emmener nous a déposés quelque part. On ne savait pas où on était. Quand on posait des questions, on se faisait taper. Quand on s’asseyait, on se faisait taper.” Jean Mermoz et Abou viennent d'arriver en Libye. “Tout de suite la police nous a arrêté et nous a mis en prison. En prison ils te tapent tout le temps et ils te mettent des fils électriques pour t’électrocuter. Devant nous, ils ont mis de l'électricité à une femme enceinte qui est morte, à nos pieds. Ils appellent ta famille et ils demandent qu'ils paient 400000 francs CFA. Nos familles ne pouvaient pas payer. On est arrivé à trois et notre pote est mort là bas. Ils ont tapé plus fort le jour où ils ont su que sa famille ne payerait pas. On est resté 5 mois en prison. Un jour un arabe a payé pour nous faire sortir. On est sorti et on a travaillé pour lui, pendant 4 mois, pour rembourser. Et puis un matin on a eu un bon repas et on s'est endormi. On s'est réveillé on était sur un bateau au milieu de la mer. Ils ont dû nous droguer car on ne s'est rendu compte de rien.” Une manière efficace de se débarrasser d’eux sans laisser de trace.
Un navire italien intercepte leur embarcation et les dépose à Lampedusa, direction le camp, à quelques kilomètres dans les terres.
La suite ? Jean Mermoz et Abou n'en savent trop rien. Ils hésitent même s’ils demandent des renseignements sur les papiers en France. Parce que, “maintenant qu'on est là, l'objectif c'est Paris.” Ni Jean Mermoz ni Abou n’ont entendu parler de Vintimille, Menton ou La Chapelle. Ils ne savent pas comment ils poursuivront leur voyage ni de quoi ils vivront. Mais ils parlent parfaitement francais et Jean Mermoz a une tante à Paris. Comme la preuve, s'il en fallait encore que l'appel d'air est un mythe. Ils avancent comme ils peuvent à la recherche d'une vie meilleure.
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