Malgré ce que l'on peut croire, les migrants ne sont pas un phénomène récent pour Lampedusa. Ils font partis de l'histoire de l'île depuis des années, même si ce n'est pas un sujet au quotidien. Les unes des journaux des dernières années ont porté préjudice à l'île en la réduisant à un point d'arrivée pour les milliers de migrants qui tentent leur chance en Europe tous les ans. Le tourisme a ralenti en 2010, après les révolutions arabes. Sans touriste, l’île est vouée à une mort lente. Heureusement il reprend doucement.
L'accueil fait partie de la culture de Lampedusa. C'est ainsi. C'est la “lampe” au milieu de la mer Méditerranée ; sa géographie entre l'Italie, la Tunisie et la Libye a dessiné son histoire.
Abou, Amin et leurs amis visaient l'Europe via l’Italie, sans savoir qu'ils arriveraient à Lampedusa. Ils viennent de Côte d'Ivoire, du Soudan, de Somalie et d'Erythrée. Adossés à la balustrade qui surplombe le port, ils essaient de se souvenir par où ils sont arrivés. Dans leur rafiot, ils n'avaient qu'une boussole pour s’orienter.
Deux plus jeunes nous rejoignent. L'un deux me confie que son frère l'attend à Nice. Le visage fermé, les yeux épuisés, il s’asseoit à l'écart avec son ami. Je n’ose lui parler de la manière dont sont traités les mineurs entre Vintimille et Menton. Il en a déjà trop vu pour ses 14 ans.
Amin, bel homme d'une vingtaine d'années, se raconte. “La France c'est un rêve d'enfant. C'est comme ça.” Il a quitté son pays il y a un an, a connu, comme tous, la prison et les violences de l'enfer libyen, les marchés où il a été vendu comme une marchandise au plus offrant, les jours de travail où il a été payé les jours de chance. “Parfois on te paie, parfois on ne te paie pas. Mais tu dois toujours dire merci. Parfois on te paie avec du pain et du fromage et tu dois dire merci. Même quand on t’insulte, tu dois dire merci.” Les hommes et les femmes noires sont les esclaves modernes d’un pays aux portes de l'Europe à qui on envisage de confier les clés de notre politique migratoire.
“ La traversée je l'ai entrepris en accord avec moi-même. Rien ne pouvait être pire que la Libye. On est parti à 18 heures, on était peut-être 100 ou 150. Il y avait des femmes et des enfants.” Amin n'a pas envie de se rappeler. En Libye, il avait un ennemi : l'autre ; sur la mer il était face à lui-même avec ses compagnons de fortune. “On a tous perdu espoir. On allait nulle part. On ne savait plus où on était.” il a vu la mort en face. Et puis un bateau est arrivé, il ne sait plus comment il était. Et ils ont été déposé au port de Lampedusa. Tous sont arrivés sains et saufs. Cet été, 3000 personnes périront lors de la traversée de la Méditerranée.
Maintenant Amin attend. Alors que les touristes remontent de la plage, lui ne s'imagine pas se baigner ou se détendre. “ Ce n'est pas le moment. Le chemin n’est pas fini.”
Son but ? “Seul Dieu sait où je dois aller." Mais il rêve de Paris, “voir la tour Eiffel, me prendre en photo devant pour dire ça y est. Si je ne vois pas la tour Eiffel, ça veut dire que je ne suis pas arrivé.” Après il a entendu dire qu'il devait aller au “château”, c'est à dire Château Rouge, pour retrouver les siens dans ce que les autres appellent la petite Afrique.
Pour Amin comme pour les habitants de l'île, Lampedusa est un leurre. Un mirage qui porte les stigmates de leurs histoires. Les unes des journaux qui titrent Lampedusa cachent le reste. L'île cache le cimetière marin que la France et l’Europe créent dans la mer Méditerranée avec une politique migratoire absurde et violente.
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