Connaître Nadia c’est voyager dans l’histoire folle d’une Union morte il y a quinze ans. Son arbre généalogique nous emmène aux confins des cartes de l’URSS. Son père biélorusse et sa mère russe d’origine tatar se sont rencontrés en Crimée un été et se sont installés au Kazakhstan dans les années 70. Nadia vient d’un milieu simple. Son père a réussi en 1991 en devenant le présentateur emblématique d’une chaîne de télévision privée. Bien que délicate et menue, Nadia nous gave comme des oies. Curieuse de tout, cette jeune fille éduquée a été reçue à la bourse Soros. Résultat, dans quelques mois, elle ira étudier à Strasbourg. Je l’aide à compléter son dossier d’inscription. Au détour de la case « nationalité », je lis « Russe ». Je lui explique qu’en France la notion de nationalité est différente et que pour l’Etat français elle est Kazakhe. Furieuse, elle me rétorque :
- Ce n’est pas vrai. Je ne suis pas Kazakhe. La preuve, je ne sais même pas parler kazakh !
Nadia me rappelle Natacha une jeune femme croisée à Bichkek près de l’avenue Erkindik. Non loin des balançoires où les faciès des enfants aux pommettes hautes ou aux cheveux blonds paraissaient être les derniers témoins des déportations massives coréennes, allemandes ou tatares de l’époque soviétique, Natacha nous avait rapidement raconté sa vie. Ses amis, comme la majorité des russophones avaient quitté le pays après 1991. Elle était resté au Kirghizstan mais ne s’y sentait plus chez elle. Quand nous l’avions rencontrée elle rêvait de partir, mais pour aller où ? La Russie, elle y était allée avant l’indépendance lorsque les billets d’avion étaient bon marché. Elle y a encore une grand-mère à Ekaterinbourg et un cousin à Moscou. Mais se sentirait-elle chez elle à Moscou ?
- Pourquoi quitter Bichkek alors que j’ai grandi et étudié dans cette ville et que je m’y marierai sûrement ? Mes amies qui sont rentrées en Russie me disent dans leurs lettres et au téléphone combien la vie est dure là-bas.
Russe au Kirghizstan et Kirghize en Russie, Natacha nous avait avoué se sentir de nulle part. Combien sont-ils ces Nadia et ces Natacha, jeunes adultes déracinés de l’ex-URSS perdus entre leurs papiers, leur culture et leurs origines à n’être ni d’ici ni de là-bas ?
in Les petits enfants de Lénine d'Evangeline Masson Diez, éditions Alta Plana, paru en octobre 2008