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Billet de blog 18 septembre 2014

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2 semaines pour revivre (Roumanie, Craiova)

Quelques jours en Roumanie à la rencontre des familles qui vivent entre ici et là-bas, entre la région parisienne et la Roumanie. Des rencontres et des repas partagés avec des migrants saisonniers ou définitives. Avec certains qui rêvent de partir, d'autres qui aimeraient rester chez eux et certains qui sont revenus définitivement.

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Adela ne quitte pas la cuisine. Elle s’active. Dès qu’elle passe dans la salle à manger, c’est pour déposer un met sur la table que Danciu présente : des mitch, de la mamaliga, du fromage, du saucisson, de la salade de bœuf, des poissons fris, des salmaleh, des snitzel, du pain… Doucement, nous mangeons pour être sûrs de ne pas être resservis. Gênés, nous ne savons pendant combien de temps vont ils devoir se serrer la ceinture pour nous avoir offert un tel festin.

Danciu a tenu à nous inviter à déjeuner à la demande de F. que nous connaissons depuis trois ans en France. Mr F., sa femme et ses trois filles ont vécu beaucoup de galères en France avant d’avoir accès à un appart-hôtel grâce au Samu social. En formation rémunéré d’agent de sécurité pour lui depuis la fin de la période transitoire, sa femme travaille dans une cantine scolaire et ses filles suivent une scolarité normale. Ils reviennent de loin ; ils ont tout connu : bidonvilles, hôtels en grande banlieue, hébergement infesté de puces et de poux, violences des voisins de chambres… Par respect pour son meilleur ami, Danciu dresse la plus belle table pour nous faire honneur. « F. m’a dit que vous l’aviez aidé. Ça suffit pour moi. Quand il a emménagé dans l’appart, il m’a appelé. Il pleurait. J’entendais sa femme derrière crier : y’a même de la vaisselle. Ni lui ni moi ne pourrons vous rendre ce que vous avez fait pour lui. Et ce que vous faites pour F., c’est comme si vous le faisiez pour moi. Donc mangez. » Sans aucune jalousie à l’égard de son ami d’enfance, Danciu nous regarde nous lécher les doigts.

Autour de nous sa maison ne paie pas de mine dans ce quartier mélangé loin du centre de Craiova. Malgré des fondations bien construites, les fenêtres des chambres ont été refaites récemment, mais celle de la cuisine et du salon laissent passer d’énormes courants d’air. Le robinet de la cuisine n’est pas raccordé à l’eau municipale, l’eau du puits dans la rue est l’unique point d’alimentation. «  Ne buvez pas trop, nous a-t-il prévenu en début de repas, car nous n’avons pas de toilette ». Danciu a pourtant eu de belles années. Soudeur dans la compagnie nationale ferroviaire, il arrondissait ses fins de moins comme batteur dans un groupe qui animait les mariages. Après 20 ans de bons et loyaux services à la compagnie nationale, il s’est retrouvé au chômage. Il avait 38 ans. La crise s’est alors abattue sur la Roumanie, les synthétiseurs ont remplacé les batteries et les machines les soudeurs non diplômés. Danciu ne l’était pas. N’arrivant pas à avoir des enfants avec Adela, sa seconde épouse, pâtissière de formation, ils ont commencé à consulter des médecins plus charlatans que spécialistes de la fécondité. Les médecins leurs ont promis monts et merveilles contre des billets. Au début, ils ont investis un peu. Puis toutes leurs économies avant de commencer à emprunter de l’argent à des amis. Finalement, sans le sou et sans moyen de rembourser, ils ont cessé de consulter, ont prié et Adi, 6 ans aujourd’hui, est arrivé. Un miracle. Le seul dans la vie de Danciu.

Alors, pour tenir et rembourser les emprunts, avec son accordéon, il a tenté sa chance à Paris. La première fois, il s’est dit que ça ne durerait pas longtemps, quelques semaines voire quelques mois, juste le temps de se refaire. Après 3 premiers mois, il est rentré chez lui. Dans sa petite bicoque de 3 pièces sans eau courante ni toilette ni électricité. Et il a dû reparti. Ca fait plus de 5 ans qu’il fait des allers retours. « 3 mois en France pour gagner de l’argent, 2 semaines en Roumanie pour … » Danciu s’arrête de parler « … revivre ». Sa voix tremble. « 2 semaines ici recharger les batteries et évacuer le stress. » Toujours le même trajet : le train pour Bucarest, l’avion pour Beauvais puis du covoiturage jusqu’à Paris. Et la même chose dans l’autre sens. Il n’a jamais songé à venir avec Adi et Adela. « J’ai vu la vie de F., j’ai vu les platz. Je ne pourrais pas. Et en même temps je ne peux plus la vie en Roumanie et les allers retours. Si je pouvais être sûr qu’Adi puisse aller à l’école en France et qu’on obtienne un hébergement comme F. je viendrais. … Vous croyez que je dois venir ? » Je lui réponds, émue “L’appart hôtel de F., c’est mon miracle à moi, en 8 ans sur les platz, c’est très rare … »

Adela n’a rien dit. En prenant congé, elle nous serre les mains avec émotion, les yeux humides.

 Roumanie. Craiova.

Avril 2014

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