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Billet de blog 27 mars 2016

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Calais : faire des listes #3

Depuis que je vais à Calais, je ne sais quoi penser. Je ne sais quoi raconter. Alors je fais des listes. Des listes pour me souvenir. Des listes de visages, de prénoms, d’images, d’odeur.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Y retourner.

Ne pas avoir besoin de faire un détour et prendre la sortie directement depuis l’autoroute. S’en étonner.

Remarquer le bitume lisse du Chemin des Dunes. S’en réjouir pour les riverains et les enjoliveurs de ma voiture.

Penser que c’est une conséquence de l’expulsion. Ne plus s’en réjouir.

Retrouver la jungle.

Traverser le sud. Ne pas savoir où poser ses yeux. Deviner des sacs plastiques flottant, des traces d’incendie, des vélos dépecés, des vêtements traînant dans la boue et la poussière. Ne voir qu’un champ de bataille sans vainqueur ni ennemi. Un champ de guerre avec trop de victimes. Se dire que le néant est pire que la survie.

Retrouver l’Eglise mais ne pas la reconnaître sans ses ouailles.

Retrouver une école vide et une librairie délaissée.

Se rappeler les restaurants, les salons de coiffures, les hammams, les enfants à vélo zigzaguant entre les adultes, les odeurs de pains et le bruit des générateurs, les visages des militants, des bénévoles, la blancheur du dôme et la cheminée pointue du centre juridique de l’Appel des 800. Se rappeler la vie, les cris, les rires, les larmes, les sourires.

Retenir ses larmes.

Regarder ailleurs, vers le nord pour se dire que tout n’est pas perdu. S’y jeter.

Admirer la ténacité des migrants qui construisent, réparent, déménagent, reconstruisent. Sans savoir combien de temps ça tiendra.

Découvrir les nouveaux Champs Elysées pleins de promesse et de défi.

Remarquez que la largeur des rues a rétréci.

Fumer trop.

Trouver un nouveau restaurant, le trouver moins propre et moins bon que ses habitués du sud. Se rappeler que les autres n’existent plus. Se dire qu’il est aussi bon. Se dire que la différence n’est que le souvenir du regret et de l’absence.

Ne plus reconnaître les rues mais trouver de nouveaux repères. Imprimer visuellement les rues, les drapeaux, les quartiers.

Percevoir que peu de migrants sont partis en CAO ou ailleurs, que la majorité s’est déplacée au nord. Voir que la densité augmente les tensions. Qu’elle interdit l’intimité indispensable à la vie entre soi et impose une proximité inhumaine à autant de communautés et de religions. Que favoriser les tensions, c’est favoriser les bagarres.

Comprendre que cette expulsion n’est qu’un jeu de dupes et que les migrants ne sont que des pions.

Boire des verres avec des CRS et découvrir leur métier, l’absurdité de leurs missions à Calais, la force de leur obéissance et du respect de l’ordre. Les écouter souhaiter les mêmes choses aux migrants que moi et opposer les mêmes absurdités à nos dirigeants. Découvrir que certains connaissant la jungle et certains migrants mieux que moi. En maudire d’autres qui menacent d’emmener ma traductrice en centre de rétention. Se rappeler que derrière l’uniforme, il y a des êtres humains.

Rencontrer les Calaisiens. Plaindre les propriétaires qui ont investi leurs économies dans un petit pavillon qui est dorénavant entourer de grillages. Ecouter certaines femmes craindre pour leurs filles et d’autres se réjouir des mariages mixtes de leurs soeurs. Parler avec tous de la jungle mais surtout du reste.

Retrouver Y. qui semble plus fatigué que la dernière fois malgré sa cabane mieux isolée et équipée. Ne pas retrouver M. alors que pour une fois j’avais pensé à la poudre de gingembre. Apprendre qu’A. a pu passer en Hollande, ne pas vouloir savoir à quel prix. Découvrir que personne n’a vu W. depuis 2 semaines. Espérer avec ses amis qu’il est en Angleterre et craindre qu’il ne soit en prison ou pire. Revoir une vidéo de lui où il sourit. Apprendre enfin la recette du café des migrants made in Greece. Reconnaître des visages et apprendre de nouveaux prénoms. S’émouvoir que S. ne demande qu’un paquet de cigarettes en carton pour ma prochaine visite, mais vide si ça m’arrange, pour pouvoir stocker les cigarettes qu’il achète dans des tubes de papier d'aluminium dans la jungle. Etre effrayée par l’angoisse de M., 14 ans, qui cherche comment recevoir un virement bancaire de 200€ avant lundi malgré le pont de Pâques pour payer les passeurs qui le pressent. L’entendre dire “c’est ma dernière chance”, ne pas vouloir savoir ce que ça signifie.

Rencontrer S. brindille de jeune fille qui a quitté ses parents à 13 ans pour fuir un mariage forcée. Comprendre à ces mains crispées ce qui a pu se passer à certaines étapes du voyage. Pleurer avec elle quand elle avoue ne pouvoir donner de ses nouvelles à ses parents et que c’est le plus dur.

Se prendre d’affection pour H. toute fine malgré ses 5 mois de grossesse et regarder ses yeux qui brillent en ouvrant un sac d’un don de vêtements rose et violet pour les jumelles qu’elle couve. S’interdire d’imaginer qu’elle puisse accoucher ici.

Se prendre d’amitié pour I. et A. deux mineurs syriens qui ont fuit Daesh autant que le gouvernement pour pouvoir étudier, juste étudier, n’importe où en attendant que les choses se calment. Admirer leur calme, leur sérénité, leur sourire et leur complicité. Apprendre qu’ils ont mis 25 jours à venir et qu’ils sont bloqués depuis 7 mois. Craindre qu’ils perdent leurs espoirs et leur patience.

Se dire à bientôt sans savoir s’ils seront présents la prochaine fois. Avoir envie de les revoir pour approfondir une relation. Espérer ne jamais les revoir. Sourire à ces formes d’amitié hors norme où ne pas se revoir est positif. Savoir que le temps joue contre nous. En 30 minutes, on partage ce qu’on construit en plusieurs semaines ailleurs. Comprendre qu’ici, à Calais, chaque nuit est une promesse de nouvelle vie et de mort.

Se réjouir de voir la jungle survivre. Se rassurer d’avoir à nouveau ses repères.

Se dire que c’est à chaque fois plus dur de revenir.

Admettre que c’est encore plus dur de repartir.

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