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Billet de blog 28 juillet 2014

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La Boulangerie

Le visage tourné vers le sol, assis sur ses talons, il attend. Il est jeune, à peine 25 ans. S’il se tenait droit, on dirait de lui que c’est un beau garçon. Une fine moustache proprement taillée souligne la finesse de ses lèvres. Sa peau est légèrement brune.

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Le visage tourné vers le sol, assis sur ses talons, il attend. Il est jeune, à peine 25 ans. S’il se tenait droit, on dirait de lui que c’est un beau garçon. Une fine moustache proprement taillée souligne la finesse de ses lèvres. Sa peau est légèrement brune. Aujourd’hui il a apporté quelques minces cartons pour couper le froid du bitume et un coussin coloré trouvé dans une poubelle. Il se tient devant cette boulangerie tous les jours depuis quelque temps. Quatre mois,  s’il compte bien. Il s’est installé ici sans trop réfléchir. On lui a dit que c’était un quartier généreux, pas très riche mais généreux. Quelqu’un lui a conseillé de descendre à République et de marcher dans cette direction. C’était facile, sur la ligne de métro du bidonville où il habite. Devant la boulangerie, il s’est arrêté. Et il est revenu à cette adresse tous les jours. Il ne connaît aucun autre lieu dans Paris. Juste son bidonville et cette boulangerie. Il pourrait être à Paris, Rome ou Berlin, cela lui est égal. Son seul but est de gagner de l’argent, suffisamment pour en envoyer au pays, le reste lui est indifférent.

Il demande de l’argent, discrètement, toujours aux mêmes visages, aux mêmes personnes. Parfois il remarque quelques nouvelles têtes. Il cherche d’un œil las celui qui donnera une pièce. Un sourire de temps à autre lui réchauffe le cœur et le rassure sur le fait qu’il n’est pas transparent. Parfois il gémit et demande timidement « un euro s’il vous plaît ». Souvent, il n’en a pas la force. Il a le sentiment d’être un paria, alors il pose son gobelet abîmé qu’il a gardé après s’être offert un café au Mac Donald’s. Et il attend, somnolent. Il se souvient du premier jour où il s’est assis pour mendier. Il avait honte, toute sa vie il avait entendu que ce n’était pas l’attitude digne d’un jeune homme. Alors il a bu plusieurs bières, s’est tapi à la porte de la boulangerie et a oublié le regard des passants. L’alcool l’a aidé à tenir ce premier jour. Depuis il s’est habitué.

Il sait qu’il n’est pas très doué pour tendre la main mais il persiste. Il n’a pas trop le choix. Lorsqu’il est arrivé en France, les gens de son entourage lui ont dit qu’il n’y avait pas de travail pour lui. Il a cherché quelques jours, il s’est renseigné sur les marchés, dans les agences d’intérim, auprès des éboueurs et sur les chantiers, mais il n’a obtenu que des refus. Peut-être parce qu’il est plutôt chétif et timide, alors forcément, on ne le remarque guère. Faute de mieux, il s’est installé devant cette boulangerie. Tous les matins, il arrive avant que les habitants du quartier déposent leurs enfants à l’école et que tous les travailleurs s’engouffrent dans le métro. Le soir, il repart vers 18 heures ; ensuite il a remarqué que les personnes sont trop pressées et fatiguées pour laisser tomber une pièce. Chaque jour il gagne des dizaines de centimes et parfois une pièce d’un euro. Mis bout à bout, ça fait une somme. Petite mais toujours plus significative que ce qu’il gagnait au pays en tant qu’ouvrier agricole lorsqu’il trouvait une place. Avant de tenter sa chance en France, il avait accumulé plusieurs mois sans trouver d’emploi. Ces pièces glanées selon le bon vouloir des Parisiens et des touristes, il en a besoin. Il n’a rien, ni minima sociaux, ni allocations, ni économies. Alors ce qu’il gagne, il le garde au chaud et essaye d’en dépenser le moins possible. Il glane ici et là des pommes de terre et récupère du poulet périmé à la sortie des boucheries hallal.Le soir, lorsqu’il a trop faim, il s’arrête à une soupe populaire distribuée à Stalingrad avant de rentrer chez lui. Les habits, il les récupère dans les vestiaires associatifs, il les choisit avec soin, juste assez démodés et usés pour faire mendiant ; il a remarqué que lorsqu’il est bien habillé, les passants ne donnent plus. Les belles chemises, il les garde au chaud, pour les lundis où il ne travaille pas, dans un sac sous son lit, dans la caravane qu’il partage avec son oncle et sa tante. Une vieille caravane pleine de courants d’air et sans roues que son oncle a achetée à un Gitan français pour une bouchée de pain.

Depuis un mois, il a récupéré un chiot qui l’accompagne dans ses journées de mendicité. Il s’est cotisé avec un ami pour l’acheter à un revendeur sous le manteau. Ils se le partagent, chacun ses jours de mendicité avec ce petit compagnon. On lui avait raconté que mendier avec des petits animaux fonctionnait bien. Et c’est vrai. Une vieille femme du quartier qui ne lui a rien donné pendant des semaines lui donne une pièce depuis qu’il a son chien. Elle s’arrête parfois pour gratter la tête de son compagnon et lui déposer une boîte de pâté. La dame qui habite dans l’immeuble haussmannien en face de la boulangerie, au quatrième (il a remarqué en hiver les fenêtres qui s’éclairent lorsqu’elle rentre chez elle), donne un euro lorsqu’elle est accompagnée de son fils ; « pour le chien », précise-t-elle clairement à chaque fois. À croire que les riches s’apitoient plus sur un chien que sur un homme.

Il connaît bien le quartier maintenant. Le boulanger lui offre tous les matins un café et une viennoiserie de la veille. Il a repéré tous les salariés de la petite entreprise du numéro 18, leurs horaires et leurs habitudes alimentaires lorsqu’ils viennent chercher leur déjeuner à la boulangerie. Au-dessus de la boulangerie habite un homme très bien habillé, pressé, pendu à son téléphone quelle que soit l’heure et qui lui dit bonjour tous les matins, rapidement, presque en courant. Il a donné une pièce une fois, lorsqu’il était accompagné d’une jolie femme. Face à la boulangerie vit un jeune couple dont la jeune femme lui dit bonsoir timidement le soir, lorsqu’elle rentre de sa journée ; il a remarqué qu’il ne la voyait jamais le matin, elle doit partir avant qu’il ne s’installe devant la boulangerie. Il répond, toujours discrètement, par peur de déranger. De temps à autre, une mère de famille de l’immeuble mitoyen à la boulangerie dépose près de lui une veste ou un pull que son mari n’utilise plus a-t-il cru comprendre. Un autre voisin lui laisse parfois un sandwich ou une boîte de conserve. Il accepte poliment ; il préfèrerait de l’argent mais c’est toujours un geste. Il le sait. Un jour, une vieille femme ridée et très bien maquillée s’est arrêtée à ses côtés et lui a parlé. Elle lui a tendu un papier écrit dans sa langue où étaient proposés des cours de français. Il a souri, a remercié mais ne s’y est jamais rendu. Il ne voit pas l’intérêt d’apprendre le français alors qu’il rêve de repartir chez lui. Il n’a jamais revu cette jolie femme âgée qui, pour une fois, avait pris le temps de lui parler, d’égal à égal.

Dès qu’il a une somme raisonnable, il la confie à quelqu’un de confiance qui rentre au village ou l’envoie par Western Union. Il rentre au pays le moins souvent possible, pour les fêtes religieuses, les naissances et les décès. Il a laissé sa femme là-bas et ses deux enfants. Tout l’argent qu’il gagne, il le met de côté car il est destiné à réparer la maison qu’il a héritée de son père. Une maison, c’est un bien grand mot pour quatre murs et un toit qui tiennent à peine debout. Le sol est en terre battue. Mais c’est mieux que rien. Il n’est pas le plus pauvre de son village, il connaît de l’autre côté du fleuve des familles qui vivent sous la tente, à côté de ruines innommables. Lui a eu la possibilité de partir, il en avait la force et a pu emprunter à des connaissances de quoi payer le minibus. Le trajet n’est pas si cher, mais représentait une petite fortune pour ses proches. Aujourd’hui sa femme, ses sœurs et ses frères comptent sur l’argent qu’il reçoit devant la boulangerie pour restaurer la maison familiale. Lorsqu’il a trop froid ou que la honte de mendier pèse trop lourd sur ses épaules, il pense à eux. Il sait que la vie est encore plus dure là-bas, au pays. Il ne doit pas les décevoir. Lors de son dernier voyage, il a pu acheter des briques et un cadre de fenêtre qu’il a entreposés sous une grande bâche en attendant de commencer les travaux.

Tout ce qu’il gagne, il le dépense pour la maison. Pourquoi faire des économies ? Il n’en a jamais fait et ne connaît personne dans son entourage qui ait déjà épargné. À quoi bon accumuler ? S’il n’avait pas de maison, comme son oncle et sa tante, il dépenserait tout son argent. On ne vit qu’une fois et aujourd’hui a plus de valeur que demain, car demain est un inconnu trop incertain pour garder quelques pièces de côté.

Lorsqu’il mendie, il s’autorise à imaginer la maison de ses rêves. Il s’inspire de ce qu’il aperçoit lorsqu’il lève la tête vers les fenêtres des immeubles bourgeois, mais surtout des images vues dans les magazines, à la télévision et les publicités. Il n’est pas naïf, il sait qu’il ne pourra jamais s’offrir tout ce qu’il imagine. Il épargne ses centimes, ses euros et se laisse porter par ses rêves. S’il pouvait au moins installer un sol propre comme une dalle de béton, un robinet dans la cour et raccorder sa maison à l’électricité, il serait fier !

Un matin il n’est pas venu. Il ne s’est pas installé sur son carton devant la vitrine de bonbons et de pains aux chocolats. Il a fallu plusieurs jours avant que les voisins s’en rendent compte. Un jour, la voisine d’en face a demandé au boulanger s’il savait pourquoi le jeune homme n’était plus là. Le boulanger n’en savait rien. « Un soir, il a emporté ses affaires, nous a salué. Le lendemain il n’est pas revenu. »  Une grand-mère qui achetait une demi-baguette s’est mêlée à la conversation : «  Il avait l’air gentil. » La conversation s’est poursuivie sur le trottoir : « Il disait bonjour, discrètement », « il était toujours propre, bien tenu », « il était discret et semblait apprécier les croissants », « je crois qu’il venait de Bulgarie ? » « Non, je crois qu’il était Roumain », « croyez-vous qu’il avait une famille ? » ...

Pendant des mois, cette voisine et cette grand-mère du cinquième étage n’avaient jamais adressé la parole au jeune homme, et soudain son absence les mettait mal à l’aise, les interpellait dans leur quotidien. Elles auraient aimé en savoir plus sur sa vie, les raisons de sa mendicité, tous les jours, devant la boulangerie. Elles auraient aimé au moins lui demander son prénom.

Extrait du livre Micha, Elena et les autres, d'Evangeline Masson Diez, Editions Lacurne, paru en novembre 2011

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