Aujourd’hui marque un tragique anniversaire, celui de l’étudiante kurde iranienne Mahsa Amini, assassinée par la police des mœurs de la République Islamique après l’avoir battue et arrêtée pour « port de vêtements inappropriés ». Si en Iran, cette date marque aussi l’embrasement du pays, l’annonce du décès ayant provoqué de nombreuses manifestations, réprimées dans la violence et le sang (537 manifestant·e·s tué·e·s et 307 exécuté·e·s de mi-septembre à Avril 2023), elle marque en France la poursuite par la droite de sa déroute intellectuelle. L’occasion était trop belle pour ne pas la saisir : les courageuses – elles le sont – femmes iraniennes luttant pour leur liberté sont devenues le symbole inattaquable de la lutte pour l’interdiction du port du voile en France. Cette prolifique année commença alors pour la droite avec des commentaires donnés à chaud mettant sur la même échelle le port du voile à Téhéran et celui à Paris, pour reprendre une curieuse comparaison du Sénateur Claude Malhuret, et se clôture presque à temps par la chasse aux abayas dans les établissements scolaires. Il convient de revenir sur la raison de qualifier cette assimilation de déroute intellectuelle, de faire la chronique de cette – énième – errance droitière.
Le discours réactionnaire fait preuve de nombreux paradoxes et incohérences - c’en est sa signature - qui semblent découler d’une tendance à refuser la réflexion complexe en construisant une pensée à partir des premières observations et des premiers lieux communs qui viennent à l’esprit, encouragée par l’info en continu, l’utilisation faite des réseaux sociaux et d’autres phénomènes encore.. Il est en effet difficile de concevoir une réflexion construite en se refusant à ce point de contextualiser des situations différentes avant de pouvoir, ou non, les faire converger. L’Iran présente plusieurs spécificités qu’il est impossible d’ignorer pour formuler des remarques sur le sujet. Les plus simples figurent dans les mots mêmes, dès lors que l’Islam auquel adhèrent les fidèles est distinct, majoritairement sunnite en France - comme dans le reste du monde, sauf précisément… - chiite en Iran.
Le voile n’y revêt pas la même signification, il faudra le préciser, mais il peut être introduit par la différence d’appellation, Tchador, traditionnel, en Iran et 3ijâb, religieux. D’où la pertinence de s’interroger quant aux conséquences de cette distinction, et de comprendre la manière dont ces objets politiques s’inscrivent dans les rapports sociaux qui structurent les organisations sociales. Car c’est une chose de soutenir la liberté de se vêtir dans une théocratie autoritaire (qui organise des élections présidentielles, ce qui seul suffit à la qualification de démocratique d’un régime politique d’après nombre de macronistes. Mais ce ne peut être le cas dans une pensée de gauche et il est inutile de jouer sur cette particularité, qu’il est toutefois amusant de relever) qui institutionnalise l’inégalité de genre dont l’obligation du port du voile est une manifestation. C’en est une autre de soutenir la restriction de la liberté, entre autres, vestimentaire dans une démocratie laïque.
C’est pourquoi il convient de revenir rapidement sur l’histoire du port du tchador pour en comprendre l’insignifiance vis-à-vis du débat qui a lieu en France. Le port du tchador fut avant tout volontaire - bien que de nombreuses femmes s’y opposèrent déjà - lors de la révolution afin de symboliser l’opposition au régime du Chah, qui imposait un modèle laïque occidental à une société qui n’était pas encore sécularisée et organisait structurellement l’inégalité, pas seulement de genre bien que c’en soit une dimension importante. L’obligation s’est donc substituée à l’interdiction et le désenchantement de la révolution dû au gouvernement autoritaire du clergé chiite a ainsi participé à accélérer la sécularisation de la société iranienne, au point qu’elle puisse être qualifiée dès les années 90 de “post-islamiste” (!!). C’est dans ce contexte que prend place la révolution féministe, dont les actrices ne ressentent plus rien d’autre à l’égard de leur foulard que la matérialisation de leur oppression ainsi représentée. De même que le port représentait un acte de contestation au régime autoritaire et d’adhésion à l’espoir d’une société socialiste voire “islamo-socialiste” portées par les penseurs de la Révolution, écrasé par Khomeini, son mal port, pratique courante intégrée aux usages féminins pour déjouer son sens religieux et qui a motivé l'arrestation de Mahsa Amini, ainsi que sa destruction représentent l’opposition au régime autoritaire en place et à sa police des moeurs.
À priori, donc, la comparaison avec la France semble curieuse. Il convient, encore, de rappeler que la laïcité telle que consacrée en France par la loi de 1905, consiste essentiellement en la liberté de religion, de conscience et de manifestation de son appartenance religieuse. En ce sens, la question de la solubilité du 3ijâb au sein de la laïcité est insensée, puisque c’est précisément cette dernière qui lui permet d’exister dans l’espace public (la neutralité ne s’impose que dans la sphère publique, en tant que lieu d’exercice de l’action de l’État et ne s’appliquant donc en aucun cas, exception faite de l’école depuis 2004, aux citoyens usagers donc non agents du service public). La confusion provient des distinctions entre sphère publique, espace public, sphère privée et espace privé qui, aussi claires qu'elles soient, ne peuvent l’être lorsqu’elles ne sont pas même exposées.
C’est pour cela que le débat porte, en renfort, sur la problématique de l’égalité entre les hommes et les femmes. Mais c’est là un nouveau cabinet des absurdités. Le tchador revêt une portée inégalitaire en genre en ce que, imposé par l’Etat, il matérialise d’abord et surtout l’emprise totalitaire du pouvoir souverain sur les corps féminins et qu’il sert la symbolisation de l’infériorité des femmes par rapport aux hommes. L’Etat français, en ce qu’il consacre les libertés de conscience et de religion, et sa séparation vis à vis des Églises, est défendu d’interférer dans les affaires religieuses, mais aussi de juger de la qualité du discernement de ses sujets lorsqu’il s’agit de femmes musulmanes portant le voile. Dans une démocratie, la diversité morale, donc religieuse corrélativement, est une caractéristique structurante et permanente. En conséquence, il est normal que cette diversité dispose d’un espace public d’expression, structurant et permanent, pour qu’elle existe réellement. Une démocratie ne relègue pas à l’intime l’expression formalisée de la liberté de conscience. Il semble ainsi qu’il devienne possible de distinguer d’une part la laïcité que Jean Baubérot qualifie d’identitaire ou républicaine, dont la place médiatique a écrasé les six autres conceptions dont celle triomphante en 1905, et d’autre part une laïcité démocratique. Mais il n’a été répondu en ce sens que partiellement à la question de la volonté de traiter le voile au regard de l’égalité de genre, dès lors que ne sont pas abordées les motivations derrière la dynamique qui semble à l’oeuvre dans la transition d’une laïcité séparatiste (1905) vers la laïcité républicaine. Sans grand suspense, la Cour appelle Néocolonialix, Partiarchix et leur fidèle compagnon de route Racix.
La droite réactionnaire incarne dans le cadre de ce débat tout le paradoxe de la société française contemporaine d’être consciente de la réalité des violences sexistes et sexuelles, bien que le dernier rapport du HCE inquiète en ce qui concerne la conscience de ce que sont ces violences au delà d’un syntagme, sans en tirer de conséquences pour les responsables. Et dans l’entreprise de cette inaction, la focalisation sur l’habit et le corps de la femme musulmane joue le rôle d’un écran de fumée idéal, en ce qu’il sert la négation de l’existence du patriarcat en France. La désubjectivisation de la femme musulmane relève en effet d’un vieux réflexe colonial invitant à sauver la femme arabe. La sauver d’elle même, de sa conscience viciée, mais surtout et pour cela de son versant masculin, objet d’autant de fantasmes, l’homme musulman. Non qu’il faille faire des hommes la cible principale de cette oppression, mais il convient d’avoir en tête les nombreux discours associant exclusivement ou quasi exclusivement les violences sexistes et sexuelles aux personnes issues de l’immigration. En construisant cette altérité - et il convient d’insister sur le terme de construction - la droite décale la source de l’oppression des femmes vers des critères raciaux: lorsque la femme française est victime de violences sexistes, le responsable est l’”autre”, homme arabe et musulman. Le voilement de la femme musulmane serait un symbole matériel de cette oppression qu’elle subirait, de surcroit, au sein du foyer. C’est bien sûr nier toute la science produite à ce sujet, ainsi que toutes les statistiques montrant que les causes de ces violences se situent très loin de ces considérations, mais le réel n’intéresse pas la réaction. Au contraire, puisque le but de cette distorsion permet de nier l’existence du patriarcat, substituant aux causes sociales, économiques, politiques et de genre des violences la seule explication raciale fondamentalement raciste et le comparant à celui manifeste (par opposition à intégré, comme en France) de la République Islamique d’Iran.
Une fois tout cela énoncé, il convient d’en définir l’objectif. Pointer l’incohérence et l’impertinence de la droite réactionnaire n’en fera pas changer ses partisans, qui n’ont pas et ne prévoient pas de calquer leur vision de la politique sur le réel. En revanche, il est facile de remarquer comme chaque errance droitière, dès lors qu’elle est accompagnée par l’appui de la presse grand public, est souvent suivie par la gauche, qui court derrière. L’intérêt se situe donc plutôt du côté de ceux que des années de matraquage médiatique et politique ont poussé à croire qu’ils pouvaient associer une structure de pensée de gauche et racisme, souverainisme, sexisme, ou opposition de principe au port du voile ou à quelconque pensée progressiste qui “parlerait trop fort” (pour qui Casey avait des mots très justes au début de son entretien pour YARD). Nulle aspiration en l’espèce à dénoncer une “fausse” conscience, ce fut précisément l’objet de la critique de cette pratique par la droite qui y nie liberté de penser et liberté même d’être en ce que l’adhésion à l’interdiction du port du voile est animée d’une négation de la liberté de disposer de son corps et de sa personne pour la femme musulmane qui est alors réduite à un féminisme obsolète, déjà dépassé pour la femme blanche - lequel il faut encore dépasser. Non. En revanche, il convient de se concentrer sur l’oppression et sur ses causes, de la considérer au regard des rapports sociaux dans lesquels elle prend place, ce que la pensée en réaction ne permet pas et ce à quoi elle n’aspire pas, au risque si l’un la suit de se perdre dans la même confusion. Car la gauche se construisant par négativité, son but est précisément de lutter contre l'oppression et de la faire disparaître. Ses négations, conservations et perpétuations sont laissées de l’autre côté de la rivière. Pour cette raison, féminisme et antiracisme sont indissociables et ne peuvent être placés en contradiction.
En conséquence, adhérer à la prétendue opposition entre femmes luttant pour leur liberté en Iran et femmes défendant la leur en France contribue à la négation d’un contrat social patriarcal, à la construction de l’altérité et à l’acceptation d’une supériorité civilisationnelle véhiculée par le néocolonialisme dont elle est imprégnée. Car il semble finalement que le soutien des femmes iraniennes n’apparaisse à droite non comme une fin mais comme un moyen, servant d’autres objectifs dans un contexte national différent. En conséquence, si ce soutien permet de s’en prendre aux femmes musulmanes (rappelons qu’il s’agisse d’un choix - ce qui doit être la considération présumée - ou que le port du voile soit imposé, il n’y a aucunement lieu de désigner celle qui le porte comme coupable, ni de la faire payer de ce dont elle serait alors coupable), ainsi qu’à leur versant masculin, il peut par la suite, comme ça a été le cas, servir d’outil de relativisation pour toute autre lutte ayant lieu en France. Ce fut le cas notamment pour les retraites, desquelles la défense était une ingratitude et une insulte faite aux femmes luttant “vraiment”, pour des droits qui importent vraiment. Ce fut également le cas pour les violences policières, dont il est inacceptable de parler dès lors que le régime ne prononce pas l’exécution des manifestants (notons toutefois la tendance commune à produire des rapports d’autopsie contradictoires voire burlesques). Car faire exister les collectifs en dehors de tous rapports sociaux a permis à cette tendance politique d’occulter les luttes qui se sont greffées, ou qui étaient concourantes à l’opposition contre l’obligation du port du tchador. De même que les révoltes s’étendent au-delà des seules questions, capitales, de l’inégalité de genre, l’étendue de la négation se révèle dans tous les domaines qui y sont joints: inégalités sociales, économiques et politiques, remise en cause du régime dans sa globalité, etc… (Notons à nouveau la tendance commune à nier les problèmes sociaux et sociétaux en invoquant des figures d’union sacrée, ce que devient la laïcité qui gagne en autorité argumentaire ce qu’elle perd en sens et en valeur juridique) L’opposition à cet agenda devrait permettre de marquer la convergence entre des luttes dont les revendications et la répression peuvent différer dans leur degré, mais dont la nature demeure liée.
À cela il convient d’ajouter une réponse à un lieu commun qui fait beaucoup de mal à la pensée de gauche lorsqu’il est question d’Islam: pourquoi le camp qui s’est historiquement toujours opposé au christianisme, à la religion et a construit la séparation contre l’Église chrétienne est-elle si attachée à la défense des droits des musulmans? La question est volontairement formulée de façon rhétorique mais la seule distinction entre institution et individus ne suffit pas en elle-même, car elle invite à la réflexion structurelle. Une Église non séparée de l’Etat produit une idéologie ratifiant l’aliénation et l’oppression, invitant les fidèles à accepter passivement l’emprise de l’État dès lors que le salut leur serait assuré en conséquence. C’est notamment, logiquement, le cas de l’Église musulmane chiite en Iran. Mais dans l’État laïque, à fortiori s’il l’est depuis plus d’un siècle, la religion constitue un tout autre enjeu, qu’il n’est pas incohérent de défendre. Devant l’accroissement des prérogatives de l’Etat, aidé par une puissance médiatique véhiculant l’idéologie patronale, nouvelle Église laïque, accompagné d’un désenchantement des clercs laïcs que sont les institutions séculaires (école, santé, justice, police,...), qualifiable de sécularisation de la sécularisation, la constitution de contre pouvoirs est essentielle. À l’échelle individuelle, la croyance religieuse peut en faire partie, entre autres, en ce qu’elle constitue pour un individu un facteur de construction d’identité et de socialisation qui ne relève pas de la compétence de l’État (qui s’empressera de condamner le “repli identitaire”). La différence de situation est donc double: d’échelle (institutionnelle contre individuelle) et d’enjeux (intégration de l’aliénation contre désagrégation).
Mahsa Amini et toutes les victimes du régime iranien auraient mérité plus bel hommage qu’une critique de la tendance politique qui s’est saisie de son décès pour agrémenter son agenda islamophobe. Heureusement, elle en recevra. Leur lutte doit inspirer la nôtre, notre défense et notre volonté de poursuivre des avancées démocratiques que constituent la consécration de l’égalité entre les hommes et les femmes, qui reste à construire, mais aussi la laïcité, qui est un principe de liberté, de droits (presque) sans devoirs, s’il faut le rappeler aux néo-fascistes qui peuplent les bancs du Parlement. Si le combat des un·es sert la relativisation des combats d’autres aux yeux de ces politiques, il nous oblige de considérer l’appel qu’il constitue en réalité à les poursuivre et à accomplir les buts vers lesquels semblent converger toutes les luttes populaires (populaire, c’est quand le préfet interdit le rassemblement. Quand on a pas de tatouages nazis, donc.). Entre la rédaction de ce billet et sa publication, la révolte se poursuit en Iran, NousToutes a décompté deux nouveaux féminicides cette année, Mediapart a publié un article sur le refus opposé à un homme musulman d’intégrer la police en raison de la régularité de sa prière et Olivia Grégoire a proposé des cours de cuisine pour lutter contre la précarité alimentaire. Le président a lui annoncé une collecte pour sauver les églises. Notons une troisième fois la tendance commune à appeler à l’union sacrée autour de symboles religieux ou traditionnels pour masquer les problèmes sociaux.
Elle nous oblige non seulement à l’espoir, mais aussi à l’action, à nous réveiller devant le recul démocratique en marche, et le fascisme renaissant.
Femme, Vie, Liberté.
Pour aller plus loin: « Antisexisme ou antiracisme ? Un faux dilemme », DELPHY Christine.
« Le voile en Iran : la construction d’une nouvelle identité féminine », Wallon Estelle et DERGHAL-HAMMOUDI Naoual.
Rapport annuel 2023 sur l’état des lieux du sexisme en France, Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, 2023.
Iran, Nouvelles identités d’une République, HOURCADE Bernard.
Les révolutions iraniennes, histoire et sociologie, SABOURI Rouzbeh.
Les Sept Laïcités Françaises,BAUBÉROT Jean.
Récemment sont également sortis deux ouvrages intitulés Femme, Vie, Liberté, un roman graphique par un collectif réuni par Marjane Satrapi; et un travail de recherche par Chowra Makaremi.
Il ne s’agit pas d’une bibliographie.