Selon le Global Media Monitoring Project 2020, seules 20% des personnes "sujets ou sources" dans les médias français sur les thématiques économiques sont des femmes. De même, en 2021, l’Observatoire de la parité dans la presse montre que sur les 50 personnes féminines les plus citées, seules 1% viennent de la catégorie “économie”.
Pourtant, d’Esther Duflo à Julia Cagé en passant par Laurence Boone ou Stefanie Stantcheva, les économistes françaises sont nombreuses, et proposent des analyses structurantes pour l’avenir de nos sociétés. Et cela est au moins aussi vrai dans le monde de l’entreprise, où de nombreuses dirigeantes tiennent la barre de grandes boîtes, de PME, de start-ups, en ayant l’impression de voir leur voix reléguée au second rang quand elles ne sont pas essentialisées dans un énième classement de femmes.
Je souhaite aujourd’hui faire émerger une réflexion sur ce problème de légitimation de la parole des femmes en économie pour lui donner une dimension même plus large de notre incapacité à faire naître des récits économiques différents.
L’invisibilisation des femmes, si elle touche tous les aspects de nos sociétés, est ainsi particulièrement prégnante lorsque l’on touche à l’économie, symbole d’un monde dont les hommes sont en charge. C’est un problème profond, qui va même au-delà de la simple présence médiatique des femmes. Cela a infusé notre relation à ce domaine : étudier l’économie, c’est faire l’expérience d’une discipline où les femmes ont disparu, à la fois en tant qu’actrices des grandes dynamiques historiques ou que théoriciennes.
On nous apprend le rôle de Roosevelt dans le New Deal qui a sorti les Etats-Unis de l’ornière de la crise de 1929, mais jamais celui de Frances Perkins, architecte d’un nombre considérable de ses réformes. Keynes a fait école mais Rosa Luxemburg, uniquement connue pour son côté révolutionnaire et subversif, formulait déjà dans son ouvrage L’Accumulation du Capital la nécessité d’une intervention extérieure au marché pour assurer son bon fonctionnement, pilier de la théorie keynésienne … quinze ans plus tôt.
Ce ne sont pas des détails : ces “oubliées de l’histoire” économique sont un symbole qui peuvent expliquer la persistance d’inégalités structurelles.
On sait aussi, grâce à une étude publiée par l’INED en 2013, que les hommes possèdent un patrimoine d’actifs financiers moyen supérieur de 37%.
On sait aussi que, dans les banques françaises, les femmes représentent 90% des postes liés aux ressources humaines mais seulement 7% des directrices financières.
On sait que seules 3 femmes dirigent une entreprise du CAC 40.
On sait qu’hormis deux startups dans lesquelles on compte deux femmes parmi des équipes de six cofondateurs/trices, aucune des licornes acclamées en ce début d’année n’a été fondée par des femmes.
On sait, enfin, que seuls 1% des fonds levés par des start-ups françaises depuis 2008 l’ont été par des équipes exclusivement féminines, 88% par des équipes entièrement masculines et le reste par des équipes mixtes (11%).
“La virilité est tombée dans son propre piège, un piège que l’homme, en voulant y enfermer la femme, s’est tendu à lui même” écrivait Olivia Gazalé. Il est impossible de ne pas voir dans l’invisibilisation des femmes et l’accaparement des richesses une forme de virilité protectrice de ses avoirs qui surplombe nos économies et nos sociétés. On pourrait même dire que la privation des actifs par et pour une seule catégorie de personne nourrit un système économique fois injuste et non-inclusif, dont découle un mode de fonctionnement unique freinant la prise de recul nécessaire au virage écologique de l’économie.
Cet “ethos économique”, organisé autour d’une seule forme de pouvoir, de leadership, bloque beaucoup de velléités de changement dans les manières de faire. Car même les femmes qui accèdent à de hautes fonctions économiques aujourd’hui sont obligées de répliquer certains comportements.
Le phénomène de la “falaise de verre” en est le meilleur exemple : les femmes ou les personnes minorisées ne sont placées dans des situations de pouvoir que dans des périodes de crise, lorsque les possibilités d’échouer sont importantes. On l’a vu avec Christine Lagarde au FMI, avec Marissa Mayer chez Yahoo ou avec Tidjane Thiam au Crédit Suisse. Et l’on remarque que les pays qui, à l'instar de la Nouvelle-Zélande, ont adopté des modèles de leadership différents fondés sur de nouvelles valeurs, sont également les plus prompts à adopter de nouvelles manières de faire de l’économie, autour de nouveaux indicateurs écologiques et sociaux.
Ces démocraties sont-elles plus progressistes parce que des femmes sont en leadership ou est-ce le progressisme de ces Etats qui les a amené au pouvoir ? Rien de moins sûr mais comme dit Angela Davis : “le succès ou l’échec d’une révolution peut toujours se mesurer au degré selon lequel le statut de la femme s’en est rapidement trouvé modifié dans une direction progressiste”.
Ce 8 mars, qui se profile dans un contexte où la guerre est de retour en Europe et où la campagne présidentielle n’aura jamais vraiment réussi à générer de débat de fond, doit être l’occasion de le rappeler : la transformation de nos sociétés ne se fera pas sans s’attaquer aux manières de faire d’hier, car on l’on ne répondra pas aux problèmes de demain grâce aux méthodes qui les ont engendrées.
Une économie progressiste c’est une économie qui ne s’offusque pas devant de nouvelles formes de représentation. Une économie inclusive, c’est une économie qui redistribue les cartes en matière de pouvoir et de détention du capital. Une économie écologique, c’est une économie qui inverse les rapports de domination et qui les comprend.
L’avenir et le maintien d’un système économique de paix nécessite de la créativité, de la coopération, et de la prise de conscience de ces nouvelles contraintes et une transformation de notre modèle.
N’ayez plus peur de faire émerger ces voix.