Les forces d’émancipation -mouvements sociaux, organisations politiques de gauche, syndicats, associations...- doivent prendre conscience des enjeux du moment de l’histoire que nous vivons, celui où le capitalisme a étendu son emprise sur le monde à un point tel qu’il met en jeu l’habitabilité de la planète.
Or les analyses qui fondent l’action des forces d’émancipation sont issues du compromis entre le capital et le travail, qui a trouvé son apogée après la deuxième guerre mondiale dans ce qu’il est convenu d’appeler les « trente glorieuses ».
Ce compromis capital-travail s’est constitué au fil du temps. Il a commencé avec la résistance ouvrière à l’exploitation brutale de la force de travail à ses débuts. Le capital a été obligé d’en tenir compte pour stabiliser les conditions de la poursuite de son expansion. Il a concédé progressivement des avancées, sur la durée et les conditions de travail, sur l’organisation des travailleurs -autorisation puis reconnaissance des syndicats-, sur l’augmentation des salaires, sur la mise en place de la sécurité sociale…
Dans le cadre de ce compromis, le capital a consenti à un partage significatif de la plus-value, qui, en soutenant la consommation, créait des débouchés pour la production et participait ainsi à sa reproduction. Le « fordisme » (payer suffisamment les ouvriers de l’automobile pour qu’ils puissent acquérir leur propre véhicule) et les préceptes de Keynes sont caractéristiques de cette période.
Mais il est trois domaines qui sont restés l’apanage exclusif du capital : les finalités, l’organisation de la production et la propriété de ses moyens. Les capitalistes sont ainsi restés dans une situation de pouvoir et ils ont su s’en servir le moment venu.
Les forces d’émancipation ne se sont guère préoccupées de ces prérogatives implicitement reconnues au capital. A quoi bon les lui contester, quand, par la lutte, les concessions arrachées, les lois et réalisations sociales, les comités d’entreprise et le tourisme social, la vie s’améliorait sans cesse et que rien ne semblait signifier la fin de ce processus ?
Mais les conditions acceptées du compromis capital-travail ont rendu les forces d’émancipation inapte à comprendre et intégrer la nouvelle donne quand le « libéralisme » a signifié la reprise en main du capital.
Pour les marxistes, les capitalistes ont réagi à la baisse tendancielle du taux de profit et à la volonté de restaurer celui-ci. Cette réaction a consisté à modifier en profondeur les règles du jeu économique et politique. Il ne faut jamais perdre de vue que le capitalisme ne se joue pas exclusivement entre la force de travail et les propriétaires des moyens de production. Le capitalisme implique une emprise globale sur le monde et l’inféodation du pouvoir politique à ses intérêts. Pour que le capitalisme puisse prospérer, il faut que la force de travail n’ait d’autres solutions que d’aller se vendre à qui veut l’acheter, que les droits de propriétés soient garantis, et les conditions des règles de l’échange et de la circulation des marchandises lui soient favorables.
Ce sont des décisions politiques, prises par des autorités publiques, qui rendent possible le déploiement du capitalisme, et ce depuis ses débuts. Rappelons le rôle joué par l’ « Inclosure act » de 1773, pris par le parlement de Grande-Bretagne, qui a permis la privatisation de terres et le déplacement vers les ville de ruraux qui devinrent ouvriers dans le cadre de la révolution industrielle émergente.
La révolution « libérale » a conçu un corpus de doctrine économique qui a servi de justificatif aux dispositions prises pour permettre au capitalisme de continuer à prospérer et à étendre sa domination à un niveau jamais atteint. Un véritable recensement et la synthèse de ces dispositions -qui forment entre elles système- restent à faire. Elle fut initiée dès la fin des années 70 et tout au long de la décennie suivante sous l’égide de Tatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux Etats-Unis, avant de se répandre sur le monde.
Un « arrêt sur image » de ces dispositions nous est fourni par ce que l’on appelle le « consensus de Washington », explicité en 1990 par John Williamson, qui résuma en « 10 commandements » les préconisations émises tant par les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale) que par des « think tanks » pour répondre à l’endettement des pays dits « en voie de développement ». Parmi ces injonctions, citons : la libéralisation financière, l’imposition du libre-échange, l’élimination des barrières à l’investissement direct étranger, la privatisation des entreprises publiques, la garantie des droits de propriété et entre autres la propriété intellectuelle (les brevets). Si les bases de la révolution « libérale » ont été posées à cette époque, le remodelage des règles du jeu n’a jamais cessé. Les traités bilatéraux qui dépossèdent les Etats de leur souveraineté en les soumettant aux verdicts de tribunaux d’arbitrage en sont un exemple actuel. Tout comme en France la loi dite « 3DS » qui permet aux collectivités locales de déroger au droit national, avec pour conséquence d’approfondir la mise en concurrence des territoires et de mieux détricoter le service public au profit du privé.
Une des conséquences majeure du « libéralisme» est la mise en concurrence des travailleurs du monde entier. Dans les pays anciennement industrialisés, leurs acquis ont été considérablement réduits et fragilisés ; les délocalisations dans les pays du Sud n’ont produit que de faibles ou très faibles salaires, en laissant persister chômage et travail informel.
Mais ce monde est en train de craquer de toute part. Dérèglements climatiques, économiques, financiers, politiques… induisent des bouleversements qui se renforcent mutuellement et dont il est impossible de prévoir l’issue.
Il n’est plus temps de penser notre avenir à travers les règles du jeu actuelles : elles sont -depuis longtemps- biaisées et nous conduisent à l’impuissance. Il est urgent d’en prendre conscience, pour enfin imaginer comment nous allons pouvoir les changer.