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Billet de blog 15 août 2014

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Les enjeux de l'évaluation dans la fonction publique

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pour évoquer l’emprise de l’Évaluation au sein du Service public, un certain nombre de questions se posent et croisent des regards issus d’approches sociologiques psychologiques et économiques.

Que recouvre cette notion ? Pourquoi cet engouement pour l’évaluation ? Quelle est sa raison d’être ? Dans quel contexte émerge-t-elle ?

En quoi conduit-elle à une redéfinition du rôle de l’état ? Comment la contourner ou la transformer pour redéfinir le contrat social ?

La définition la plus couramment employée est l’ensemble des procédures visant à valider, a posteriori, les actions menées, l'évaluation s'est aujourd'hui diffusée dans toutes les administrations publiques. Elle participe de nouvelles formes de contraintes et de contrôle (David Courpasson).

Lorsque l’on parle d’évaluation dans le service public, on se pose d’abord la question du « pourquoi », de la finalité.

Pour quelles raisons avoir transposé depuis deux ou trois décennies, (et dans les trois fonctions publiques), une logique du contrôle de gestion issue du privé ? Ce que l’on appelle communément le « new public management » ?

Nous partirons d’une situation rencontrée dans un établissement médico social, au cours de laquelle les effets de l’’évaluation normative entraînent souffrance et dysfonctionnements.

Nous y porterons le regard du psychosociologue ainsi qu’un questionnement en termes d’économie politique sur la transition inéluctable du service public vers le néolibéralisme.

Quels sont les enjeux pour l’Etat ?

Verra-t-on disparaître progressivement les missions du service public, alors qu’elles seront confiées progressivement à des acteurs du privé ou du tissu associatif ? Si c'est le cas, quelles en seront les conséquences, individuelles, institutionnelles et collectives ?

Chaque agent, chaque fonctionnaire, porte ou représente cette dimension symbolique. Il rappelle à son niveau la réalité tangible de l’Etat ou de la collectivité.

La progression accélérée vers la logique néolibérale que l’on retrouve partout : dans les services hospitaliers, les EHPAD ou les CHRS, les administrations centrales ou décentralisées, peut provoquer chez les fonctionnaires ou les représentants de l’état, le sentiment d’une certaine schizophrénie.

Distinguons ici la logique libérale du néolibéralisme.
Le néolibéralisme se met en place en termes de pratiques gouvernementales dans les années 80, et il trouve son point culminant avec le processus de Washington.

Il ne trouve pas son origine dans la continuité pure et simple avec le libéralisme
La question pratique du néolibéralisme qui se pose pour les gouvernements qui prennent cette orientation dans les 80 est plutôt à penser en termes d’extension de la rationalité du marché.

La Diffusion du néolibéralisme se fait par propagation d’expériences pratiques inspirées par l’école de Chicago (Milton Friedman et Heinrich Von Hayek).
La rationalité qui se met alors en œuvre, n’est pas de l’ordre de l’application d’un projet intellectuel (comme on le croit parfois, même si la doctrine intellectuelle existe).
Il s’agit de techniques de pouvoir qui opèrent par coalescence. Le problème étant d’étendre la rationalité du marché à toute la société et donc au fonctionnement de l’état.
Cela requiert un levier (le néolibéralisme n’est pas l’anarchisme de marché des libertariens américains). L’injonction est faite à l’état de se transformer. Non pas de se limiter mais de s’étendre, et pour s’étendre = se transformer. La transformation de l’état est requise de manière ostentatoire, car son rôle est à la fois moteur et diffuseur.
L’idée forte est que la rationalité de marché est la rationalité de la concurrence
 
Ainsi l’état doit diffuser cette rationalité de la concurrence à toute la société. Et pour ce faire, il faut que l’état transforme en interne ses propres pratiques.

Le Point de départ de cette approche est l’Ecole du Public Choice aux Etats-Unis dans les années 60 en Virginie). Le présupposé est que les agents de l’état fonctionnent comme les autres individus. On généralise ainsi l’idée que l’agent est égoïste et rationnel, y compris celui qui est dans la fonction publique.
L’hypothèse de départ : l’état agit comme un acteur économique ; il cherche lui aussi à maximiser ses gains et ses profits. Influence corruptrice la plus importante.
Il y a une sorte de collusion entre les fonctionnaires et les représentants du peuple (qui ont intérêt à se faire élire) => favorise la croissance hypertrophiée des fonctionnaires. Effet de collusion : on ne peut pas demander aux représentants du peuple de lutter contre la corruption. 

Après avoir été considérés comme des salariés protégés, à l’abri de la précarité et de la dureté du marché du travail, ils sont aujourd’hui jugés ou trop coûteux, ou incompétents ou encore surnuméraire…

La souffrance au travail s’accroît ainsi dans le secteur public qui jusque-là en était relativement préservé.

En écho ou en miroir de ce mal-être, les usagers sont souvent mécontents du service rendu : ils le jugent trop long, inefficaces, certains éprouveront un sentiment d’injustice ou d’isolement social. En effet, l’accès à certaines services publics devient de plus difficile dans certains territoires abandonnés de la république ( Cf émission la « Bonjour sous-France » http://www.franceinter.fr/emission-la-bas-si-jy-suis-bonjour-la-sous-france )

Ces tiraillements sociétaux s’expriment aussi lorsque des citoyens se mobilisent contre la fermeture de certains services hospitaliers, desserte ferroviaire, classes ou écoles, bureaux de poste…

Et pendant ce temps, l’Etat poursuit son désengagement, il privatise les autoroutes, certains hôpitaux, la Poste, la SNCF…

Se développent également dans les secteurs concernés par le service public des PPP. CF lien émission, articles.

Qu’adviendra-t-il du service public, de sa dimension fondatrice des valeurs de la république et de la cohésion sociale qu’il est censé garantir.

On a perdu de vue la différence essentielle entre le privé et le service public : la notion d’intérêt général, le sens du collectif.  La capacité de mener et de financer des investissements à long terme, comme l’ont été en leur temps le réseau ferroviaire, l’énergie (charbonnage, nucléaire…) ou plus récemment la naissance de l’Internet, autant d’enjeux et de leviers économiques qui sont remis en cause aujourd’hui et qui menacent le fonctionnement même de la démocratie.

Pour développer tous ces points et les enjeux qui leur sont reliées nous tenterons de répondre en 10 questions, aux formes et aux implications de l’évaluation dans le service public d’aujourd’hui.

1. Pourquoi et à qui rendre compte ?

Selon la définition du dictionnaire, Évaluer, c’est porter un jugement sur une donnée en référence à une valeur.

Le Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques (CNRTL) : " Estimer, juger pour déterminer la valeur." (http://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9valuer)

Pour le chercheur Aurélien Ragaigne, « l’évaluation (dans le service public) cherche à apprécier les effets directs et indirects d’une politique, d’une réforme, d’une action, d’une mission par rapport aux objectifs fixés ou implicites.

Elle pose avec vigueur la nécessité de clarification des objectifs des services publics - donc des missions. En même temps, elle organise le retour d’expérience qui permet de mettre en œuvre l’amélioration du service et son adaptation aux évolutions des besoins. »

Selon Roland Gori (la Folie évaluation)

« Qui oserait refuser aujourd’hui l’évaluation ? Elle ne veut que le bien général : maximiser la qualité des services rendus et obtenir la meilleure rentabilité des deniers publics… »

Pour autant cette question n’est que partiellement résolue, à qui rendre compte pose aussi la question posée par Vincent de Gaulejac dans son ouvrage « Travail les raisons de la colère ».

Les trois dimensions du pouvoir de l’évaluation /CF. Gaulejac

Le pouvoir d’imposer sa vision, son système de valeurs

Le pouvoir d’imposer ses règles du jeu, les manières de faire, les critères.

Le pouvoir d’imposer son interprétation des résultats en fonction de ce que l’on cherche à obtenir.

L’évaluation s’est imposée avec le fait que les services publics ont à rendre des comptes et à justifier leurs actions.

Or la manière dont les indicateurs sont déterminés peut introduire des biais ou traduire des rapports de pouvoir, notamment dans les approches quantitatives qui sont en vigueur actuellement.

Plus globalement c’est l'approche normative qui semble l’avoir emporté sur l’approche compréhensive.

2. Comment concilier l’intérêt général et la satisfaction d’intérêts particuliers ?

La mission et la vocation du service public dépassent la seule finalité économique et individualiste.

Sa mission première est de servir l’intérêt général. La vocation du service public est de contribuer à la cohésion de la société, d’influer sur l’environnement socio-économique des administrés.

C’est ce qui fait l’essentiel de la différence entre le public et le privé : les organisations privées ont pour vocation de servir leur propre intérêt.. Les organisations publiques servent des intérêts qui les dépassent.

La somme des intérêts individuels ne pouvant suffire à définir l’intérêt général.

Dans l’ouvrage collectif «  le Monde n’a plus de temps à perdre » du Collegium international, l’économiste René Passet explicite les différents types d’activité et leurs effets, non réductibles les uns aux autres :

«  Des activités dont les effets, concernant essentiellement les agents individuels qui les assument (consommateurs, artisans…) ne sont pas de nature à remettre en cause les finalités de niveaux supérieurs, et que l’on a aucune raison de ne pas confier à l’initiative privée.

D’autres activités qui, par nature (biens collectifs, santé, culture, éducation, sécurité…)ou par l’importance des effets qu’elles comportent pour l’ensemble de la collectivité (finance, banque, armement…) relèvent de l’utilité sociale, rejaillissent sur l’intérêt général et doivent être assumées ou étroitement contrôlées par la collectivité publique……

… Celles enfin, qui concernent l’intérêt général, mais dont l’organisation ne menace en rien le jeu de la fonction d’utilité collective. Il s’agit d’activités d’économie sociale solidaire ou associative, pouvant fort bien conjuguer l’intérêt général et l’initiative privée.

3. Qui évalue qui et comment ?

La logique de conformité qui était en vigueur dans la fonction publique allait de pair avec l’avancement à l’ancienneté dans l’administration depuis l’après-guerre. C’est seulement à l’aube du 21 siècle qu’apparaissent les notions d’avancement au mérite, d’individualisation de la rémunération avec la mise en place d’entretiens d’évaluation basés sur des fiches de poste ou des lettres de mission. Ces entretiens obligatoires depuis les années 2005, sont menés par le responsable hiérarchique de l’agent jusqu’à un certain niveau de l’organigramme… Qui évalue les hauts responsables ?

Ainsi, l’entretien d’évaluation a remplacé la notation dans le quotidien des agents. On met en place une évaluation au mérite qui individualise la performance et donc l’avancement ou la carrière. Et cette logique s’inscrit durablement dans l’esprit des agents eux-mêmes, vécue comme inéluctable, inexorable et finalement acceptable.

Ainsi, l’individualisation de l'évaluation, caractéristiques du Nouvel Esprit du Capitalisme (Boltanski, Chiapello) a des effets pervers en matière de travail collectif. Cette nouvelle manière d’évaluer ou de juger l’activité professionnelle a contribué à faire éclater les collectifs de travail et, à un autre niveau, voit ses effets apparaître en termes de dépolitisation (en cassant les vecteurs premiers de mobilisations collectives qu'étaient les syndicats).

Citations

« Après, sans doute que l’on peut mieux faire sur la communication, et aussi sur la manière de construire un rapport qui rappelle que les évaluations, c’est donner de la valeur à. Or, dans l’éducation nationale, la tradition, et je me bats tout les jours contre les professeurs, est que l’évaluation est un outil de pouvoir, voire parfois un outil de maintien de l’ordre puisqu’on donne des punitions par ce qu’il y a le chahut dans la classe. »

Mais pour d’autres, tout cela n’est qu’une vaste fumisterie…

« Ensuite il aussi dire que l’évaluation au mérite, au ministère, est une farce.

Les promotions aujourd’hui sont faites dans une espèce d’opacité qui relève plus du système de coterie, je pense notamment aux postes les plus élevés, que véritablement d’une objectivation des compétences.

On est toujours très surpris de voir telle ou telle personne nommée à tel ou tel poste. On sait que d’autres réseaux fonctionnent et on s’interroge sur la nature de ces réseaux. …

En fait on construit les enseignants dans le mythe républicain du mérite, donc on va accumuler des expériences, des concours, des diplômes et quand on arrive à un certain niveau, on va se rendre compte que tout ça ne sert strictement à rien, et que la connaissance de la bonne personne lors d’un cocktail ou d’une rencontre, d’un parti politique voir même d’un club de football, peut avoir un rôle important sur les fonctions que vous allez occuper... »

« Je pense qu'on assiste à une recherche, à une individualisation des objectifs qui deviennent davantage  des objectifs personnels que des objectifs collectifs. »

Le coût de l’évaluation ; en temps passé à la renseigner, en moyens utilisés, en énergie et compétences professionnelles

L’évaluation se fait au détriment de tout ce que l’on ne fait pas. Surtout dans le contexte actuel de réduction des coûts et de baisse d’effectifs.

À cet égard, le fait de ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux partant à la retraite montre toute son absurdité.

Une autre référence pourrait trouver sa place ici, celle de "La chaîne invisible, des flux tendus et de la servitude volontaire".

Dans ce contexte de dépréciation de la valeur humaine et de la qualité du travail en lien avec la normalisation quantitative de ce même travail, quelle image auront les agents du service public d’eux-mêmes ? Quelle représentation se font-ils aujourd’hui de l’institution, du sens de l’intérêt général ?

On demande de plus en plus aux institutions publiques d’obéir à des modes de fonctionnement issus du privé : contrôle de gestion, maîtrise des coûts, recherche de rentabilité, l’impact économique étant celui qui prime sur les autres aspects.

Ces évolutions ont un effet en termes de rapport au travail ; elles affectent, pour les fonctionnaires et les contractuels de la Fonction Publique le sens donné au travail.

En outre, en se conjuguant avec la multiplication des missions liées, quant à elle, aux changements organisationnels et à l'augmentation du travail "en mode projet", elles contribuent parfois à mettre les agents en difficulté pour accomplir l'ensemble de leurs missions.

C'est d'autant plus le cas, que tous ces facteurs sont combinés avec un contexte socio économique qui s’est durci, un chômage de masse croissant, la précarité qui gagne l’ensemble des secteurs d’activité, la montée des inégalités à un niveau record.

Pour les agents, cela génère souffrance et frustration, ils ressentent de plus en plus l’échec de ne pouvoir remplir leur mission, de ne pas pouvoir jouer pleinement leur rôle. La souffrance au travail va ainsi apparaître fortement dans les institutions et les collectivités au cours de la dernière décennie, à l’instar de ce que vivent les salariés du privé depuis la fin des trente glorieuses : pression sur les résultats, individualisation de l’évaluation, et de la rétribution, concurrence entre salariés, perte de repères et de reconnaissance.

Ainsi, selon David Courpasson dans son ouvrage « L’action contrainte », le discours de gestion libérale des ressources humaines cacherait un dispositif de mise en conformité de l'individu. Celui-ci est amené selon l'auteur à « se rendre visible, aimable, en un mot attractif, non pas en cultivant sa compétence distinctive mais en faisant connaître sa conformité aux demandes locales des managers ». La « violence douce du manager contemporain »

4. Que doit-on évaluer ? Quelle est la valeur de référence ?

Cette question s’adresse à la première forme de pouvoir que représente l’évaluation : la référence à une norme, à un système de valeurs, à un absolu. Qui tient les rênes ?

Qui décide de défendre ce système de valeurs, qui se soumet à qui ?

C’est la question politique par excellence.

Quel est le projet de l’Etat ? Comment voit-il son rôle dans les années, les décennies à venir ? Est-il un Etat stratège, régulateur, garant de la cohésion sociale ? Est-il l’acteur principal de l’investissement à long terme et de l’innovation ? Ou bien doit-il se contenter de gérer l’existant… et de dépenser le moins possible avec les normes de contrainte budgétaire qui tiennent lieu aujourd’hui de politique.

5. Evaluer selon quels critères objectifs et subjectifs ? Abstraits ou concrets ?

Quels sont les critères utilisés pour évaluer ?

Quels sont les types d’outils utilisés ? Pourquoi toujours mettre en avant le souci d’objectivité ? Ce qui fait que c’est la volonté de normalisation qui prévaut à l’évaluation elle-même et en fait une logique spécifique. La valeur que l’évaluation est censée mesurer disparaît au profit de la norme.

Nous distinguerons deux types de critères : des critères formels et informels

Les critères formels

Ce sont les normes, les règles explicites, les procédures…

L’évaluation formelle est une mesure des résultats ou d’une conformité par rapport à un processus établi,

On y trouve également la comptabilité analytique, l’ensemble des indicateurs de performance ou de gestion (rapport qualité prix, temps passé sur une prestation, délais de traitement, effectifs…).

« L’évaluation n’est plus effectuée à partir de l’activité réelle, mais à partir de modèles construits sur l’analyse des meilleures pratiques, traduites en critères de performance. » (V. De Gaulejac)

L’on retrouve ici une dérive déjà présente dans l’entreprise depuis les années 80, le comparatisme latent qui sous-tend ce type de démarche et qui met les salariés en état de pression permanente, soumis au regard des autres : clients, collègues, chefs… où la compétence et le savoir faire du métier ne suffisent plus.

Ce détournement de l’évaluation vers les critères formels à conduit à une abstraction croissante des finalités du travail.

Avec cette évolution, monte le sentiment, pour les agents, de ne jamais être à la hauteur, d’avoir à se justifier ou de redouter d’être pris en défaut.

Avec le développement d’une « mobilisation psychique intense, qui sollicite des investissements narcissiques massifs, chacun cherchant à se réaliser dans une dépendance complète face aux jugements portés sur lui… » V de Gaulejac.

Cet investissement de l’énergie dans des mécanismes de défense auto centrés, induit progressivement de nouveaux rapports humains autour de la méfiance, de la quantification…On finira par voir apparaître de véritables mesures d’audience dans les relations socio professionnelles.

L’issue réside peut-être dans l’élaboration d’autres types de critères, des critères construits par les acteurs eux-mêmes ou issus de leur culture métier.

Il s’agit des critères informels qui recouvrent le système de valeurs, la culture, la loyauté, l’engagement, la solidarité, les règles implicites.

Ce sont ces critères subjectifs et essentiels qui ont été mis au second plan, exclus par la volonté normative de l’évaluation gestionnaire. Ce qui fait que les agents de service public se sentent dépossédés de cette démarche. Ils vivent l’évaluation comme un obstacle, une contrainte qu’il faut parfois contourner pour pouvoir exercer son métier conformément aux valeurs de Service public.

6. Une autre évaluation est-elle possible ?

La dimension informelle, le subjectif, la relation entre l’échange entre les différents acteurs d’une politique sont-elles évaluables ?

Il existe des secteurs alternatifs, l’éducation nouvelle, l’économie sociale et solidaire dont on pourrait s‘inspirer pour construire de nouvelles formes d’évaluation.

Il existe notamment des réflexions sur la manière dont l'on peut associer les enfants à l'évaluation (on travaille avec eux sur la détermination et la co construction des critères, …)

Un lien peut-être fait avec la manière dont Crozier préconise d'associer, dans le cadre de la conduite du changement, les individus "à la définition du problème". Comment nous représentons nous le changement ? Quels sont les projets latéraux qui peuvent y être associés ? à l’exemple de cette crèche d’entreprise créée sur un site industriel en restructuration et sur lequel de nombreux couples y sont salariés avec des horaires postés.

7. Comment reposer la question du sens du travail quand l’exigence nouvelle de performance prévaut sur la qualité du travail réel ?

Depuis la fin du 20eme siècle, nous vivons une transformation culturelle profonde qui ne touche pas que le secteur public.

Après avoir été relativement protégés, puis largement décriés, les fonctionnaires, les agents du service public font les frais de ce changement sur le plan de leur identité professionnelle, de leur vocation et de la mission d’intérêt général qui tend à passer au second plan.

Le moyen, pour les agents de la fonction publique, pour l’état lui-même et pour la société dans son ensemble, de résoudre la question de l’évaluation en remettant l’humain et le contrat social au centre du dispositif, repose à mon sens sur trois axes

1. Le premier axe vise à redéfinir la qualité de la prestation délivrée à l’administré : quelles sont les composantes de la qualité et que signifie vraiment la satisfaction de l’usager par rapport à la prestation délivrée.

Trois facteurs sont concomitants :

- la dimension émotionnelle et psychologique de l’intéressé, son ressenti plus ou moins positif lié à son besoin d’utiliser le service (soin, administratif, éducatif, logement).

- le vécu de l’expérience, au-delà du cadre strict de la prestation, notamment la qualité de la relation entre l’agent et l’usager.

- le caractère relatif de l’expérience par rapport à une base de référence. Quelle est la norme en vigueur sur le sujet, par exemple sur plan éducatif par rapport à la carte scolaire et à la sectorisation. Quels sont les bénéfices et les méfaits de tels classements ? idem pour le classement des hôpitaux…

2. Les impacts de la politique sur la vie publique, la société, la collectivité, le territoire, l’environnement…

A quels besoins répond la politique ou la prestation publique ? Par quels acteurs privés ou publics répond-on à ces besoins ?

Quels sont les effets induits par ces actions ? Désirables ou non désirables ? Peut-on les prévoir, les contrôler ? Si on s’était posé la question de la rentabilité à court terme du réseau de chemin de fer au moment de sa construction l’aurait-on décidé ? A-t-on pu mesurer les effets réels du développement de ferroviaire sur un territoire, son tissu économique, sa sociologie et sa démographie ?

3. La qualité du travail réalisé et vécu par l’agent. La dimension d’apprentissage et la démarche d’amélioration que peuvent mener les acteurs eux-mêmes.

Comment les agents vivent-ils leur travail ? Ont-ils le sentiment d’avoir accompli leur mission ? Au bénéfice de qui ? Quelle est l’utilité de leur travail, de leur rôle ? Quel est le sens du travail ?

8. Peut-on inventer construire d’autres formes d’évaluation ? sur la base de nomes produits par les acteurs eux-mêmes (agents et usagers)

Une autre évaluation est possible, plus juste, plus légitime, mais aussi plus utile pour l’usager et pour la société.

En effet, selon les finalités qu’elle poursuit, l’évaluation ne produit pas les mêmes effets.

Est-elle au service de l’institution ou de l’organisation ?

Est-elle au service du pouvoir des gestionnaires et des financiers (ou de leurs représentants) ?

Est-elle au service des citoyens pour développer une approche vraiment démocratique ?

9. Comment la mettre en œuvre ?

La résolution de cette question est certainement celle qui concerne le plus le renforcement de la démocratie.

Dans le domaine d’une activité réalisée par des êtres humains pour d’autres êtres humains, l’objectivité absolue n’existe pas. Elle ne peut être que le résultat d’une confrontation, d’un partage entre des attentes et des points de vue différents.

Gaulejac définit la notion « d’évaluation dynamique ». Il s’agit d’une mise en perspective des jugements de valeur (la valeur renvoie justement à la notion d’évaluation) des acteurs concernés par le dispositif que l’on cherche à évaluer.

Elle permet donc d'exploiter le processus d'évaluation pour construire et produire du sens dans une perspective collective.

10. Redéfinir un contrat social dans une société interdépendante.

Quel est le rôle d’un service public de qualité, garant de la cohésion sociale quand tout le système socio économique est régi par la poursuite de la rentabilité à court terme ?

On voit d’ailleurs apparaître ce terme de client à la place de celui d’usager ou d’administré depuis les années 90.

L’évaluation constructive qu’il conviendrait de développer est un espace réflexif permettant la compréhension des échelles de valeurs et des grilles de lecture des autres.

C’est cette prise de conscience réciproque et partagée qui permettra de définir les critères et les enjeux communs, les spécificités et les zones de médiation ou de négociation nécessaires pour concilier les différents intérêts en jeu : ceux des citoyens, des usagers, des agents, des élus…

Ce type de démarche vise à construire ses propres outils d’évaluation.

Chaque acteur aura à travailler sur des grilles d’analyse et de questionnement collectifs, sur les pratiques de travail, sur l’appréciation des prestations et sur les effets induits.

Les pistes d’action proposées existent déjà et se développement dans la plupart des secteurs de la vie économique.

Ces démarches sont particulièrement présentes dans le secteur public et associatif, on les voit apparaître dans le soin, la psychiatrie, l’éducation, l’insertion et le travail social.

Il s’agit de démarches réflexives, de co production d’outils et  de critères.

Ce sont des démarches d’apprentissage qui se redéfinissent et s’améliorent à l’épreuve de la confrontation avec le travail réalisé.

Elles permettent de donner un retour sur les politiques engagées, voire d’entraîner leur modification ou l’améliorations des démarches mise en œuvre.

Quelques exemples pour illustrer

L’analyse de pratiques professionnelles et le retour d’expérience. Selon Wikipédia, il s’agit d’une méthode de formation ou de perfectionnement fondée sur l'analyse d'expériences professionnelles, récentes ou en cours, présentées par leurs auteurs dans le cadre d'un groupe composé de personnes exerçant la même profession. Elle est utilisée le plus souvent des métiers comportant une composante relationnelle prédominante, tels que médecins, enseignants ou travailleurs sociaux, et postule que l'expérience est source de construction de savoirs.

Le co-développement professionnel, selon C. Champagne et A. Payette est « une approche de développement pour des personnes qui croient pouvoir apprendre les unes des autres afin d’améliorer leur pratique. La réflexion effectuée, individuellement et en groupe, est favorisée par un exercice structuré de consultation qui porte sur des problématiques actuelles vécues par les participants...

L’évaluation ou la supervision par les pairs. Dans les disciplines scientifiques, cette pratique de l’évaluationdésigne l'activité collective des chercheurs qui jugent de façon critique les travaux d'autres chercheurs (leurs « pairs »). Ces évaluations peuvent porter sur une recherche précise soumise pour publication dans une revue scientifique ou destinée à être présentée à une conférence mais elles peuvent aussi couvrir l'ensemble des travaux du chercheur ou du groupe de chercheurs évalués. Source Wikipédia.

Le dernier exemple que je développerai ici et pour conclure ce chapitre porte sur l’évaluation partagée avec des débats entre professionnels et usagers ou citoyens.

Je développerai davantage cette dernière proposition que j’ai eu l’occasion de mener avec Didier Giroud, auteur de l’ouvrage « Le diagnostic de la qualité, .

Cette méthode intègre la participation des usages dans le dispositif d’évaluation faisant suite à la loi 2002-2 qui fait de l’évaluation interne une obligation dans les établissements sociaux et médico-sociaux.

La démarche repose sur une idée simple : « la nécessité de croiser les regards des usagers et des professionnels pour proposer un véritable diagnostic partagé. » La démarche est à la fois « dialectique, contradictoire, mais aussi progressive et encadrée.» «Elle permet une expression riche et maîtrisée, et des débats parfois difficiles, mais nécessaires. »

Cette approche participative a été expérimentée depuis une dizaine d’années dans de nombreux établissements ou institutions (ARS, FNARS, Pôle Emploi, services de santé au travail…). Elle est, à mon sens, une des voies les plus pertinentes pour réinventer et co-construire le contrat social d’aujourd’hui.

En abordant la complexité du monde contemporain, en redéfinissant l’ambition autour du bien commun et du long terme, en se recentrant sur son absolue nécessité pour la collectivité en réaffirmant la solidarité avec les plus faibles, nous pourrons établir un véritable partenariat entre les acteurs de la société, qu’ils soient professionnels ou citoyens, usagers ou clients, patients ou soignants, élus ou électeurs.

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