Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.
(Aucune idée de la source ou de son auteur mes braves !)
.
Ernst Jünger, quoi que cela ?
Héros des tranchées, quatorze fois blessé durant la Première Guerre Mondiale, polémiste nationaliste enragé durant l’entre-deux-guerres, officier de la Wehrmacht à Paris sous l’Occupation, reconverti en essayiste pacifiste après la victoire alliée, Ernst Jünger (1895-1998) est précisément ce qu’on appelle un type douteux.
En dépit d’ouvrages guerriers (Orages d’acier), d’essais nationalistes (Le Travailleur), de romans crypto-fascisants (Sur les falaises de marbre, Heliopolis), ami affiché des controversés Carl Schmitt (pas les cuisines, l’autre), Arno Brecker ou encore Heidegger, l’homme est pourtant présenté comme l’incarnation même de l’Innere Emigration*, autrement dit la résistance intellectuelle allemande - passive - dans le Troisième Reich.
Cette estime est telle que ses journaux de guerre, traduits, annotés et préfacés amoureusement par ses plus fervents admirateurs (Julien Hervier en tête, également chevalier blanc sans fard de Pierre Drieu la Rochelle), sont disponibles dans la luxueuse collection de la Pléiade depuis 2008.
Aucun mouvement de protestation d’envergure ; les rares détracteurs - Michel Vanoosthuyse, Isabelle Kalinowski, Charlotte Lacoste (1) - sont passés sous silence. Et pourtant, la controverse sur les célébrations du cinquantenaire de Céline en 2011 ou la récente découverte des cahiers noirs nationaux-socialistes de Heidegger laissaient espérer un soubresaut d’honneur de la part du lectorat français. Hé bien non.
Bon, c’est vrai, Jünger est tout sauf un auteur populaire et popularisé, il est difficile d’accès, et son écriture volontairement archaïque et hermétique séduit avant tout les spécialistes - manière élégante et détournée pour dire “auteur chiant pour universitaires barbants” -. Or, ce n’est pas parce qu’un évènement paraît mineur que ses conséquences sont négligeables. La “pléiadisation” de Jünger rend compte d’un constat navrant, inquiétant même.
Lequel mes bons ?
N’est-il pas au contraire positif de voir un auteur allemand reconnu à ce ce point par une collection française aussi prestigieuse, signe de la profondeur des relations entre les deux pays ?
Pas vraiment non, et ce pour trois raisons.
1. L’absence de débat en 2008 et aujourd’hui souligne la main mise du lobby éditorial. Gallimard - dont l’héroïsme d’ailleurs sous l’Occupation fait doucement ricaner - n’a aucune envie de voir ses tomes à 57€ pièce lui rester entre les bras, ou sa ligne éditoriale remise en cause, parce que l’auteur choisi se révèle au grand public comme idéologiquement non-acceptable. En ce sens, c’est clairement l’intérêt commercial qui prime sur l’exigence qualitative.
2. Jünger comme chef de file de l’émigration intérieure, c’est clairement une esbroufe de mauvais goût, et cela montre l’échec du mythe d’une résistance intellectuelle allemande valable - sur le sol allemand entendons-nous bien -. On oublie trop souvent que le nazisme ce n’est hélas pas que six années tragiques pour l’Europe et le reste du monde, mais aussi douze ans de totalitarisme pur et dur, et de statues de nus aryano-kitchouilles, avec préparation intensive du terrain depuis les années 20.
Durant cette période brune, tout ce que l’Allemagne et les pays germanophones comptent comme intellectuels anti-fascistes sont soit en exil, soit persécutés / déportés, soit morts. Or, après la guerre, surgit une triple nécessité de répondre aux critiques, de donner une caution morale à l’intelligentsia allemande, et ne pas paraître trop con face à la réalité des résistances intellectuelles étrangères (la France notamment).
En fait, il faudrait montrer qu’il a existé une persistance de l’opposition intellectuelle,et que celle-ci a été plébiscitée par le public allemand même au coeur des années terribles. On choisit donc des écrivains en demi-teinte, connus avant la guerre, tendance gros conservatisme, pas trop mouillés officiellement avec le régime (Gottfried Benn, Oscar Loerke). Oui parce qu’attention : on ne veut pas n’importe quel Jean-Hans venu. Victor Klemperer (1881-1960) par exemple, a rédigé douze ans durant dans le plus grand secret et au péril de sa vie des carnets décrivant l’envahissement du langage par le totalitarisme(2). Or, Victor est philologue, de culture juive, et passé en Allemagne de l’Est, par conséquent affreusement infréquentable. Idem pour Willi Bredel (1901-1964) : interné plusieurs fois par les Nazis, il a cependant le tort de combattre dans les Brigades Internationales et d’être un révolutionnaire convaincu. De la résistance donc, mais uniquement bienséante.
3. Le fait que des Jünger occupent le devant de la scène littéraire allemande contemporaine en France occulte l’action des écrivains anti-fascistes véritables de 33-45, toujours pas traduits ou si peu médiatisés. On songe notamment à Karl Kraus, visionnaire quant à la montée du nazisme et son inhumanité (3), Heinrich Mann (le grand frère de Thomas si si), mort dans la misère, Walter Benjamin, qui se suicide à la frontière espagnole en 1940 plutôt que d’être ramené et tué en Allemagne, ou encore le talentueux et pertinent Alfred Döblin (4). Cela souligne l’incapacité à remettre la doxa en cause, le refus d’une diversité d’opinions, et la persistance d’une fascination voyeuriste et malsaine d’une partie du lectorat français pour la dimension la plus sulfureuse mais aussi la plus inintéressante de l’Allemagne littéraire.
Et c’est encore une fois le grand public qui y perd le plus.
* ÉMIGRATION INTÉRIEURE, EXPRESSION INVENTÉE PAR FRANK THIESS EN 1946 SUITE À UNE POLÉMIQUE AVEC L’ÉCRIVAIN THOMAS MANN.
(1)SÉDUCTIONS DU BOURREAU, PARIS, PUF, 2010, P.178.
“Ces auteurs-là ont le vent en poupe, de même d’ailleurs que les penseurs proto-fascistes ou ouvertement nazis que certains, dont Bertrand Ogilvie, s’ingénient à faire passer pour des espèces menacées, alors qu’ils ne se sont jamais aussi bien portés institutionnellement : Ernst Jünger (entré dans “La Pléiade” en 2008), Carl Schmitt (juriste antisémite qui prépara activement l’avènement du Reich avant de devenir le conseiller juridique de diverses dictatures, notamment sud-américaines, et dont la réception en France ne cesse de prendre de l’ampleur), Martin Heidegger (indéboulonnable philosophe nazi récemment entré au programme de l’agrégation de philosophie), Lucien Rebatet (dont Les Décombresvient d’être republié en 2006 et dont Gallimard a réédité Les Deux Étendards en 2007) … tout ce petit monde se porte bien.”
(2) ON NE SAURAIT QUE CHAUDEMENT RECOMMANDER EN TAPANT DES MAINS ET EN EFFECTUANT UNE CHENILLE HYSTÉRIQUE L’EXCELLENT LTI : LANGUE DU TROISIÈME REICH : CARNET D’UN PHILOLOGUE (LTI – LINGUA TERTII IMPERII: NOTIZBUCH EINES PHILOLOGEN), PARU EN 1947.
(4) ALFRED CE N’EST PAS QUE BERLIN ALEXANDERPLATZ, C’EST AUSSI VOYAGE ET DESTIN, CHRONIQUE HALETANTE DE SA COURSE ÉPERDUE À TRAVERS L’EUROPE POUR FUIR LA PESTE BRUNE, LES QUATRE PILIERS QUE CONSTITUENT NOVEMBRE 1918, ET LE ROMAN PSYCHANALYTIQUE LIMITE THRILLER INTELLO FLIPPANT HAMLET OU LA LONGUE NUIT PREND FIN.
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.