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Billet de blog 17 décembre 2019

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Soif, d'Amélie Nothomb

A la demande générale, je me suis résolu à oublier un moment notre célèbre pharaonne pour me consacrer au dernier titre de notre non moins célèbre star des médias. Ami lecteur, je préfère t’avertir. Si tu as apprécié "Soif", si tu es un fan d’Amélie Nothomb, ne lis pas ce billet : tu n’y verras que partialité et mauvaise foi ; ça va t’énerver, déjà qu’elle a raté le Goncourt...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Moi j’ai trouvé ça comique » me déclare sans ambages mon amie Framboise[1] quand je lui fais part de ma perplexité : j’ai lu (rapidement, trop rapidement peut-être) le dernier roman d’Amélie Nothomb, et je ne vois pas en quoi il mérite le concert de louanges qui a suivi sa sortie.

« Comique ?

- Oui ! J’ai bien rigolé dès le début du livre, au moment du procès, quand les miraculés viennent en masse accuser Jésus de leur avoir pourri la vie ; c’est tellement gros qu’après j’ai tout lu dans cette optique ; ça m’a fait penser à La Vie de Brian. »

De fait, le film des Monty Python a peut-être ici inspiré Amélie Nothomb : on y voit en effet un ancien lépreux, guéri par Jésus, qui se plaint d’avoir perdu son gagne-pain de mendiant à cause de ce « maudit bienfaiteur ».

Comique ? Il y a bien un ou deux autres gags (Jésus fait pipi – miracle : il pleut[2]), quelques moments où l’accusé semble faire preuve d’un détachement qui confine à l’ironie (au moment de la flagellation : « Merci, Pilate, tes réceptions continuent de mériter leur réputation[3]. »). Mais l’ensemble ne respire pas vraiment l’humour, et la mine grave et compassée d’Amélie Nothomb aperçue à la télévision ne va pas non plus dans ce sens : la dame explique le plus sérieusement du monde que le mystère de l’incarnation la taraude depuis l’âge de deux ans et demi. On peut aussi imaginer qu’elle joue à dessein ce personnage de clown tragique : elle en fait tellement trop que ça devrait faire réagir ses interlocuteurs… Mais personne n’a semble-t-il pensé (ou osé) lui demander si elle se foutait du monde.

En présentant son œuvre comme « roman », Amélie Nothomb se défend par avance contre tous les esprits chagrins qui pourraient lui reprocher les libertés prises avec les récits évangéliques de la Passion. Un romancier a tous les droits. Elle ne se prive pas d’en user, à l'égard des textes bibliques, mais aussi des réalités historiques, malmenées par des anachronismes plus ou moins volontaires (l’avocat commis d’office, Pilate aurait pu choisir la décapitation, le mariage comme sacrement, etc.). Pourquoi pas ? Les évangiles eux-mêmes ne sont pas toujours d’accord dans leurs récits du procès et du supplice de Jésus[4]. Notre auteur ne va donc pas couper les cheveux en quatre ; elle prend à droite et à gauche dans le texte biblique, dans la tradition légendaire catholique (le chemin de croix, Véronique, la descente de croix), et naturellement dans sa propre imagination. Elle choisit d’éliminer tel ou tel fait, telle ou telle parole qui ne cadre pas avec son propos. Les rédacteurs des évangiles auraient mal compris, ou brodé, ou carrément inventé. Mais nous avons été prévenus : nous sommes dans un roman, pas dans une reconstitution historique

Cette désinvolture est plus gênante quand elle trahit une certaine inculture : comment peut-elle écrire : « Christ signifie doux »[5] ? N’a-t-elle pas appris au catéchisme que ce mot signifie « oint », celui qui a reçu l’onction ?  Confondrait-elle avec « onctueux » ? Nous lisons plus loin : « Judas m’a appelé par mon prénom [Jésus], ce qui m’a surpris[6]. » Faut-il donc en déduire qu’à l’état civil son nom complet est « Jésus Christ »[7], que ses parents s’appelaient donc Joseph et Marie Christ ?

Entre autres coquetteries, Amélie Nothomb nous gratifie par deux fois de deux mots grecs qu’elle se dispense de traduire : Jésus prétend connaître toujours τι et jamais πώς (je sais toujours « quoi ? » et jamais « comment »)[8]. « Je connais les compléments d’objet et jamais les compléments circonstanciels », précise-t-il pour le lecteur qui n’aurait pas bien saisi le sens des caractères grecs. Outre le fait qu’à cette époque les notions de complément d’objet et complément circonstanciel sont totalement inconnues[9], il est curieux d’entendre Jésus parler en grec, et de surcroît en grec moderne (Amélie Nothomb accentue ces deux mots tels qu’ils s’écrivent dans le grec d’aujourd’hui, et non avec l’accentuation du grec ancien). On admet généralement que la langue maternelle de Jésus était l’araméen, qu’il connaissait bien sûr l’hébreu et que le grec, langue administrative et de communication de l’empire romain dans sa partie orientale, ne lui était pas inconnu[10]. Mais pourquoi diable le Jésus du roman, qui sait très bien qu’il s’adresse à des lecteurs français (il cite sans les nommer Malherbe, Valéry et Proust, et se livre à des considérations oiseuses sur le français « langue de l’humour » pour caser l’inévitable mot fétiche : « pneu »[11]) se met-il tout à coup, dans l’angoisse supposée de sa prochaine exécution, à recourir au grec moderne ? Amélie Nothomb ne pouvait-elle pas, si elle tenait à une touche de couleur locale linguistique, s’offrir les services d’un spécialiste de l’araméen[12] ?

Tout ceci, me dira-t-on, est secondaire. L’essentiel, c’est, pour reprendre les termes du journal La Croix, « une belle méditation sur ce que veut dire avoir un corps ». En ce qui concerne Jésus, le sujet n’est pas nouveau, et la question de sa double nature, divine et humaine, nourrit les discussions théologiques depuis les débuts du christianisme. En d’autres temps, Amélie Nothomb aurait fini sur un bûcher pour les innombrables blasphèmes qui émaillent son roman. Elle sait qu’aujourd’hui elle ne risque rien de ce côté, du moins en France. La pauvre institution catholique a trop à faire pour gérer les scandales sexuels de divers ordres (pédophilie, abus de religieuses) qui lui explosent à la face depuis quelque temps, sans parler des pratiques sectaires douteuses de certaines congrégations qu’elle a régulièrement couvertes[13]. Jusqu’à présent, on n’a pas non plus brûlé le livre sur la place publique, et les excités qui avaient incendié le cinéma Saint-Michel à Paris en 1988, pour protester contre la projection du film de Scorsese La Dernière Tentation du Christ, ne se sont pas encore manifestés[14].

Elle peut donc sans danger commenter la passion réciproque et charnelle qui aurait uni Jésus et Marie-Madeleine ; on a même l’impression de nos jours, surtout depuis le succès du Da Vinci Code, que c’est pour une partie du grand public un acquis incontournable de l’historiographie religieuse. La véritable audace aurait consisté à contester la réalité de cette relation[15], mais Amélie Nothomb ne va pas s’aliéner les innombrables gobe-mouches persuadés que depuis des siècles on a caché aux masses populaires une vérité scandaleuse.

L’incorrection théologique est cependant doublée d’une hypercorrection politique : à aucun moment ne sont mentionnés le rôle des autorités religieuses juives, pourtant essentiel dans cette affaire, ni les cris de la foule chauffée à blanc qui exige la libération de Barrabas et l’exécution de Jésus. On sait l’usage que les siècles suivants ont fait de ces récits, et même après la seconde guerre mondiale et les camps, on parlait encore dans certaines leçons de catéchisme du « peuple déicide ». Selon les évangiles, les responsables juifs veulent la mise à mort de Jésus pour blasphème. Le gouverneur n’a pas à reprendre ces accusations, qui ne regardent pas l’autorité romaine. L’accusé sera donc abusivement condamné pour ce qu’on appellerait aujourd’hui « troubles graves à l’ordre public », Pilate devant absolument éviter que cette affaire ne dégénère et n’envenime une situation politique déjà très tendue en Palestine.

Mais on a beau relire plusieurs fois les premières pages du roman, on ne comprend pas pourquoi le Jésus d’Amélie Nothomb va être exécuté : on aperçoit fugacement la figure d’un procureur qui disparaît aussitôt pour ne plus revenir ; on apprend que Pilate « avait reçu des instructions », mais on ne sait pas de qui ni sur quoi; on voit ses conseillers « exiger » la condamnation, sans plus de précisions sur les motifs qui la justifieraient. Les témoignages haineux des miraculés mécontents, qui dans le scénario du roman remplacent les cris des Juifs, ne sont même pas pris en compte, car l’accusation de magie n’est pas considérée comme valable. A quoi bon alors tout ce cirque initial ?

Un premier élément de réponse est qu’Amélie Nothomb cherche d’abord à épater la galerie par des trouvailles plus ou moins saugrenues, par des paradoxes et des formules chocs, par des effets puisés dans l’arsenal rhétorique des bateleurs. La cohérence n’est alors pas toujours au rendez-vous. C’est ainsi que son Jésus, pour montrer qu’il n’est pas omniscient, prétend ne pas connaître les auteurs des citations qu’il nous sert pour prouver la culture de madame Nothomb : « Je sais τι, j’ignore πώς. Les noms appartiennent à πώς, je ne connais donc pas le nom d’un écrivain à venir qui dira : ‘Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau.’[16] » Clin d’œil au lecteur, qui ou bien connaît l’auteur en question, ou bien aura vite fait, grâce à internet, de trouver qu’il s’agit de Paul Valéry. En quoi le nom d’un écrivain à venir relève-t-il des compléments circonstanciels ? Peu importe. Le procédé sera répété avec des citations de François Malherbe, Thérèse d’Avila, Marcel Proust[17]. Mais Amélie Nothomb, pressée de finir son roman, oublie dans les dernières pages son parti pris initial : Jésus parle alors explicitement du Tintoret et du pari de Pascal[18].

Ajoutons qu’elle reprend deux fois, sans en indiquer la source, une formule célèbre chez les humanistes et tirée d’une pièce de Plaute : « Je suis un homme, rien d’humain ne m’est étranger[19]. » Encore un clin d’œil ; c’est un truc qui marche toujours. Le succès d’Astérix le Gaulois s’est bâti sur la diversité des allusions culturelles (au sens large du terme) qui suscitent un sentiment de connivence chez le lecteur averti. Dans Astérix chez les Belges (je prends naturellement cet exemple au hasard), Goscinny parodie les alexandrins de Victor Hugo évoquant la bataille de Waterloo, et Uderzo insère ses personnages gaulois dans un tableau de Breughel…

« Parler pour ne rien dire, j’en suis incapable[20] » nous confie Jésus-Amélie (on aura compris qu’il s’agit de la même personne). Il y a donc un message dans ce texte. Le fil conducteur est défini par le titre, Soif, et il sera déroulé tout au long du roman. C’est là que se trouve la cohérence du livre, Jésus et tous les traficotages autour du récit de la Passion ne représentant que l’emballage du produit.

La clé se trouve dans une citation dont l’auteur a vécu bien avant Jésus, mais il est très peu probable que ce dernier en ait jamais entendu parler. Ce n’est pas grave. Pour aguicher son lecteur, Jésus-Amélie ne fait pas dans la dentelle : « On se moque du propos d’Épicure : ‘Un verre d’eau et je crève de jouissance.’ Comme on a tort [21]! »

C’est encore un vieux truc : prétendre que votre thèse est injustement attaquée, ce qui vous permettra de mieux la défendre. Pour ma part, je n’ai jamais rencontré le « on » qui se moquerait d’Épicure à propos de la jouissance provoquée par un verre d’eau. Il faut surtout ajouter que le « propos d’Épicure » ici rapporté est complètement bidon, si on m’autorise ce rapprochement linguistique très nothombien[22]. Tout au plus trouvera-t-on sur le net une prétendue « citation d’Épicure » reprise en boucle par des centaines de sites[23] : « Mon coeur est saturé de plaisir quand j’ai du pain et de l’eau. » C’est déjà moins exalté, mais pas plus authentique. Épicure ne dit pas qu’il « crève de jouissance » ou que son cœur est « saturé de plaisir ». La phrase exacte se trouve dans la Lettre à Ménécée : « Des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. » On voit que ce n’est pas tout à fait la même chose. Épicure fait référence au plaisir qui résulte, chez tout un chacun, de la suppression de la douleur provoquée par le besoin. C’est d’ailleurs le fondement de sa doctrine : le bonheur consiste à ne pas souffrir[24]. Les mets les plus ordinaires, nous dit-il, suffisent pour rassasier.

Jésus-Amélie chante donc dans le roman le bonheur extatique des plaisirs les plus simples : « Manger le plus infâme brouet, boire de l’eau même pas fraîche m’arracherait des soupirs de volupté si je n’y mettais pas bon ordre[25]. » Il va même plus loin, jusqu’à célébrer le moment qui précède la satisfaction du besoin, en la retardant volontairement pour la rendre plus voluptueuse. Cette idée ne se trouve pas chez le philosophe grec ; tout au plus pourrait-on en trouver l’origine dans certaines pratiques de méditation bouddhiste : on enseigne au disciple, une fois atteinte la tranquillité de l’esprit, à ne plus rejeter les sentiments et les sensations, mais à les accepter, à les examiner le plus objectivement possible quand ils apparaissent afin de mieux s’en détacher. Dans cette perspective, l’objectif est par exemple de ne plus percevoir la sensation de soif comme un besoin à satisfaire au plus vite, mais comme un état duquel la conscience peut se libérer sans en nier pour autant l’existence. Cette libération par le détachement se situe cependant à l’opposé du message porté par Jésus-Amélie : « Explore ta soif, mon ami. Elle est un voyage, elle te conduit à une source, que c’est beau (…). Une gorge sèche se figure l’eau comme l’extase et l’oasis est à l’épreuve de l’attente[26]. » « Je ne demande pas de ne jamais boire, je suggère d’attendre un peu. Il y a tant à découvrir dans la soif. / À commencer par la joie de boire, que l’on ne célèbre jamais assez[27]. » Cette extase, cet « instant ineffable où l’assoiffé porte à ses lèvres un gobelet d’eau, c’est Dieu (…). Cet éblouissement, c’est Dieu[28]. »

Ce mysticisme de la jouissance terrestre cadre mal avec le message biblique ; alors, quand Amélie Nothomb se sent obligée d’évoquer un passage incontournable de l’évangile de Jean sur la soif, elle simplifie le propos, le rendant incompréhensible pour qui ne connaît pas le contexte, et le disqualifie : « Jean 4,14 : ‘Celui qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif.’ Pourquoi mon disciple préféré profère-t-il un tel contresens[29]. L’amour de Dieu, c’est l’eau qui n’étanche jamais. » En réalité, le texte évangélique rapporte les paroles que, près d’un puits, Jésus adresse à une Samaritaine : « Quiconque boira de cette eau-ci [celle du puits] aura soif de nouveau, mais celui qui boira de l’eau que je lui aurai donnée n’aura plus soif à jamais, car l’eau que je lui aurai donnée deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle[30]. » Le Jésus de l’évangile n’est visiblement pas d’accord avec celui d’Amélie Nothomb. C’est donc que l’évangile raconte n’importe quoi.

Est-il nécessaire de rappeler que l’exaltation de la jouissance et de la volupté, fussent-elles provoquées par un verre d’eau, est assez étrangère aux enseignements traditionnels de l’Église ? Dans ses Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, publiées en 1668, le père François Guilloré est catégorique : « Une des voies les plus importantes et les plus abrégées pour se sanctifier, est la privation de tout plaisir. » Et pour être bien compris, il précise : « Je ne veux aussi parler que des plaisirs même les plus innocents, dont je prétends faire voir combien la privation est nécessaire pour la sanctification. » Il faut absolument, « malgré tous les cris de la nature, faire un renoncement universel à tout ce qui est capable de donner seulement quelque légère satisfaction[31]. » Quelques siècles plus tôt, Saint Augustin en est lui aussi persuadé, mais avoue que ce n’est pas si facile à mettre en pratique : alors même qu’il s’efforce de « réduire le corps en servitude » par le jeûne, il constate qu’au moment où il prend nourriture et boisson, il ressent du plaisir, et ce n’est pas bien : « Quand je passe de ce pénible besoin à la quiétude de la satiété, le piège de la concupiscence m’attend au passage ; car ce passage lui-même est un plaisir. » Désemparé, Augustin demande alors à Dieu de l’aider : «  J’appelle ton bras à mon secours; et je te remets toutes mes perplexités : car sur ce point je ne sais pas encore ce que je dois faire[32]. » Que n’a-t-il eu alors à sa disposition le roman d’Amélie Nothomb ? Il y aurait appris que c’est justement dans la satisfaction du besoin, dans la jouissance qu’elle procure, surtout si on l’a un peu différée, que l’on rencontre Dieu.

Cet évangile épicurien, réhabilitant un penseur de tous temps rejeté par l’Église pour son matérialisme et son athéisme de fait, n’a pas l’air de choquer plus que cela les commentateurs chrétiens du livre, qui ont rangé depuis longtemps Saint Augustin et le père Guilloré dans le placard des vieilleries démodées. Il faut reconnaître que dans la débauche consumériste que connaît notre époque, l’appel à se satisfaire de peu, la promotion de la sobriété peuvent légitimement apparaître comme salutaires, même au prix d’un bricolage théologique douteux. Reste à savoir si les lecteurs qui se pâment à l’idée de boire une gorgée d’eau fraîche après en avoir bien savouré le désir iront jusqu’à renoncer à leur champagne favori ou au foie gras des fêtes de fin d’année. Rien n’est plus agréable que de s’imaginer en mystique moderne, débarrassé de la culpabilisante théologie du fils de Dieu expiant sur la croix les péchés de l’humanité[33], tout en continuant à savourer sans retenue les plaisirs de la vie. Entre la représentation de soi et la réalité du comportement, le grand écart est monnaie courante.

A cet égard, le roman renvoie aux admirateurs de Jésus-Amélie une image flatteuse. L’extase du verre d’eau y est présentée comme d’essence aristocratique : celui qui est capable de vivre l’émerveillement du gobelet d’eau « est forcément pur et noble. »  Il sait explorer « l’âpre noblesse qui est la nôtre à l’instant où nous l’éprouvons[34]. » Jésus-Amélie peut bien regretter que nul ne songe à sonder cet « infini de la soif » ; c’est là un artifice rhétorique destiné à susciter dans la conscience du lecteur une réponse quasi pavlovienne: « Si ! Il y a moi ; je fais partie de ces rares personnes qui peuvent comprendre et expérimenter la sensation dont tu parles[35] ! » Car il sont peu nombreux, les êtres supérieurs : « Il se trouvera quelques individus pour comprendre » que le supplice de la crucifixion est inutile[36]. La rareté des élus implique l’immense multitude des autres, et ces autres sont de la pire espèce. Quand Simon de Cyrène vient porter la croix de Jésus, l’opposition est flagrante : « Parmi l’espèce abjecte qui se moque de moi et pour laquelle je me sacrifie il y a cet homme qui n’est pas venu se régaler du spectacle (…). Il y a des gens comme ça. Ils ignorent leur propre rareté[37]. »

On peut alors comprendre le rôle que joue la foule des miraculés mécontents au moment du  procès, et dont, on l’a vu, le témoignage ne comptera finalement pas dans le jugement. Il s’agit, dès le début du roman, de montrer l’humanité sous son jour le plus noir : ingratitude, mauvaise foi, haine ; il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Par la suite, le jugement de Jésus-Amélie sur les hommes n’est pas franchement positif : il s’interroge sur l’énigme de la médiocrité humaine[38], évoque son mépris[39], constate qu’il y a de nobles esprits, des esprits moyens et des esprits faibles[40], répète qu’il a réussi à taire son mépris[41]. Dans la cohue des spectateurs qui se pressent pour assister au supplice, il n’aperçoit que le regard de l’avidité[42], et déclare curieusement « Le bon côté, c’est que je n’ai pas à m’efforcer de les mépriser. Je n’y songe pas. La totalité de mon énergie est réquisitionnée par ma charge[43]. »

Jésus-Amélie n’aime pas beaucoup les gens ordinaires. Aux noces de Cana, il déplore « l’excès de familiarité des humains », qui le met « mal à l’aise »[44]. C’est un délicat : « L’idée de manger au saut du lit m’a toujours levé le cœur, j’ai peine à croire que cela devienne un usage[45]. » D’ailleurs, en matière de nourriture, il se contente de peu : « Je mange le minimum ». Jean lui ressemble sur ce point. Pierre, par contre, est un glouton : « Il empoigne les aliments et les dévore sans minauder, avec la rude jouissance des braves. Il boit à même le broc qu’il vide d’un trait, il rote et s’essuie la bouche du revers de sa main puissante. » Qui, de l’aristocrate Jean ou du plébéien Pierre, Jésus choisira-t-il pour diriger l’Église terrestre[46] ? Il faut aux hommes un chef qui leur ressemble : « C’est pour cela que j’ai choisi Pierre comme commandeur[47]. »

Sentant qu’elle frôle la caricature, la romancière corrige un peu le tir dans la deuxième partie du livre, et fait dire à son personnage : « La condescendance est la forme de mépris que j’exècre le plus. Et franchement, je ne suis pas en situation de mépriser l’humanité[48]. » Il affiche « l’amour qui [le] consume », mais cet amour est sans objet précis[49]. De même, dans une des formules réussies du livre, Jésus semble un instant ouvrir son message hédoniste et nombriliste sur des perspectives plus larges : « L’amour que vous éprouvez pour la gorgée d’eau, c’est Dieu. Je suis celui qui arrive à éprouver cet amour pour tout ce qui existe[50]. » Malheureusement, cette ouverture, sans doute trop large (l’humanité concrète se dissout dans l’ensemble indéterminé de « tout ce qui existe »), reste embryonnaire. Les hommes réels, ceux qui vivent et souffrent, les humbles et les réprouvés, ceux que le Jésus des évangiles côtoie et aide, ceux qu’il aime, sont singulièrement absents chez Amélie Nothomb. La comparaison avec le roman de Kazantzakis est de ce point de vue éloquente : Jésus vient de vivre les quarante jours de tentation dans le désert et traverse un orage ; « la terre, le ciel, la pluie ne faisaient plus qu’un, le pourchassaient, le menaient vers les hommes (…). Des hommes habitaient ces maisons, des frères, il avait envie de serrer une main d’homme, de respirer l’odeur humaine, de manger du pain, de boire du vin, de parler (…). - Bénie soit la race des hommes… murmura Jésus qui passait devant les premières maisons du village et entendait les conversations des hommes[51]. » On ne trouvera pas non plus dans Soif  l’équivalent du cri de colère de Jean-Baptiste : « Quand donc périt un monde ? Quand trois maîtres mangent trop et qu’un peuple de trois mille hommes meurt de faim[52]. »

Alors Amélie Nothomb peut bien glisser quelques expressions familières (comme « tiercé gagnant[53] », « on en remplirait des bottins[54] »), pour faire populaire et contrebalancer ses mots grecs ou la mention d’un « verbe performatif[55] », son roman donne fortement l’impression d’avoir été écrit pour les « happy few »[56], que séduira cet étonnant mélange d’impertinence, de bons mots et d’hédonisme transmué en haute spiritualité. Comme les enfants à qui on raconte le soir des histoires terrifiantes, mais qui se savent en sécurité sous l’édredon, ils savoureront avec un petit frisson agréable les audaces théologiques et les blasphèmes désinvoltes qui pimentent ce récit sans véritable style, avant de retourner à leur vie confortable et ordinaire.

[1] Ainsi surnommée en référence à la chanson philosophique de Bobby Lapointe sur le destin.

[2] p. 64.

[3] p. 70.

[4] Par exemple l’évangile de Jean indique la présence de la mère de Jésus, de Marie de Magdala (dite Marie-Madeleine) et de Jean au pied de la croix ; les autres (Matthieu, Marc, Luc) mentionnent des femmes (mais pas sa mère) qui « regardaient de loin ». Amélie Nothomb choisit un moyen terme : seule Marie-Madeleine est au pied de la croix. La mère de Jésus apparaît uniquement dans la montée vers le lieu du supplice, et Jean est totalement absent.

[5] p. 60.

[6] p. 144.

[7] On imagine le héros d’un film d’espionnage : « My name is Christ, Jesus Christ ».

[8] pp. 10 et 29.

[9] La dénomination de « complément circonstanciel » n’apparaît en France qu’au milieu du XIXe siècle. Mais l’anachronisme volontaire fait partie du jeu de notre romancière.

[10] Dans ses échanges avec Pilate, il n’est pas fait mention d’un interprète ; le gouverneur romain ne s’étant bien évidemment pas abaissé à apprendre l’araméen ou l’hébreu, il faut donc en déduire que l’entretien se déroule en grec. L’abbé Pierre Courouble a d’ailleurs montré que le grec utilisé par Pilate (dans les phrases rapportées par l’évangile de Jean) était fortement imprégné de latinismes, ce qui en garantit paradoxalement l’authenticité (voir Jean-Christian Petitfils, Jésus, p. 531). D’où l’incongruité des remarques d’Amélie Nothomb sur « le génie du latin », langue dans laquelle Pilate aurait prononcé la sentence (p. 13).

[11] p. 146. On sait que notre auteur s’amuse à insérer ce mot dans chacun de ses romans. Il est d’ailleurs révélateur qu’elle fasse dire à Jésus : « En grec ancien, souffle se traduit par pneuma ». On attendrait : « En grec ancien, souffle se dit pneuma ». Sa  formulation montre que son personnage pense d’abord le mot en français, puis le traduit en grec. On ne voit pas très bien ensuite en quoi ce mot grec serait « admirablement trouvé pour montrer que respirer ne va pas de soi ».                                                  

[12] Un vrai spécialiste, pas celle qui écrit sans complexes : Et c’est là, tenez-vous bien, qu’Amélie Nothomb nous écrit deux mots en araméen !  Comme je lis couramment l’araméen je peux vous assurer que le premier (désolée, mon clavier ne fait pas l’écriture araméenne) le premier, donc, veut dire environ « je sais tout » et l’autre veut dire « je ne sais pas comment »  (trouvé au hasard de mes vagabondages sur le net : https://melieetleslivres.wordpress.com/2019/08/25/soif-amelie-nothomb/).

[13] On pourra voir sur ce sujet le film récent Les Éblouis, inspiré par une histoire vécue.

[14] Reste à voir si le livre sera diffusé en Grèce ou en Russie. Les dignitaires orthodoxes ont un sens très relatif de l’humour sur les questions théologiques et morales, et bénéficient de relais politiques efficaces.

[15] On rappellera que Kazantzakis, dans La Dernière Tentation, ne l’envisage que comme une fiction, une rêverie de Jésus, lequel Jésus imagine qu’après l’assassinat de Marie-Madeleine, il aurait pu vivre avec Marthe et Marie, les soeurs de Lazare, dans un curieux ménage à trois. Publié en Grèce en 1954, le livre a été violemment attaqué par l’Eglise orthodoxe (Kazantzakis a échappé de peu à l’excommunication), et condamné par l’Eglise catholique qui l’a mis au nombre des livres interdits (le fameux Index).

[16] p. 29.

[17] pp. 63, 100, 137. Jésus prétend ne pas connaître le nom de Proust mais sait quand même qu’il s’agit de l’« un des plus grands écrivains ».

[18] pp. 145 et 150.

[19] pp. 11 et 57. Le romain Plaute avait d’ailleurs emprunté cette phrase à l’auteur grec Ménandre.

[20] p. 21.

[21] p. 117.

[22] Qu’on ne me jette pas la pierre : c’est elle qui a commencé, en écrivant par exemple que Jésus vit « une expérience cruciale » (p. 94).

[23] 1360 références trouvées sur Google pour cette phrase, sans aucune indication d’origine (j’allais écrire « de source »…)

[24] Il s’agit bien sûr ici de la véritable doctrine épicurienne du plaisir, et non de ses diverses interprétations sybaritiques.

[25] p. 17.

[26] pp. 94-95.

[27] p. 117.

[28] pp. 52-53.

[29] p. 117 ; il manque ici, semble-t-il, un point d’interrogation. Ce propos a déjà été cité et contesté p. 51. Jésus-Amélie, supposé ne pas tout savoir, et surtout pas les détails secondaires, donne ici la référence du texte d’après une division en chapitres et versets datant du XVIe siècle.

[30] Jean, IV, 4-16.

[31] pp. 496 et suivantes de l’édition de 1858.

[32] Confessions, livre X, 31.

[33] Jésus-Amélie conteste l’utilité de ce sacrifice à plusieurs reprises, allant jusqu’à le qualifier de « bévue » (p. 90), y voyant la manifestation d’un « absurde sadisme » (p. 102).

[34] pp. 52 et 117.

[35] C’est la même chose que l’appel angoissé d’un chanteur célèbre, disparu il y a peu, face à son public : « Y a-t-il quelqu’un qui m’aime ici ce soir ? »

[36] pp. 81-82.

[37] p. 75.

[38] p. 11.

[39] p. 12.

[40] p. 43.

[41] p. 62.

[42] p. 71.

[43] p. 72. Du point de vue de la technique narrative, cette réflexion pose problème. Elle ne naît pas dans l’esprit de Jésus montant au Golgotha ;  c’est donc un commentaire a posteriori, ce qui détonne dans l’économie générale du récit, qui suit les événements au fur et à mesure de leur déroulement.

[44] p. 22.

[45] pp. 59-60.

[46] Nous sommes ici dans la tradition catholique du primat de Pierre.

[47] Tout ce passage se lit aux pages 56-57.

[48] p. 115.

[49] p. 81.

[50] p. 53.

[51] La Dernière Tentation, pp. 273-274 de la traduction française (Plon, 1959).

[52] La Dernière Tentation, p. 257.

[53] pp. 93, 130, 146.

[54] p. 135.

[55] p. 111.

[56] Les «happy few » : « des amis inconnus, une poignée d'élus qui me ressemblent » selon Stendhal (Vie de Henri Brulard).

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