F Picard

Abonné·e de Mediapart

19 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 janvier 2020

F Picard

Abonné·e de Mediapart

Soif d’aujourd’hui, soif d’autrefois

Où l’on pourra observer d’étranges coïncidences…

F Picard

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le hasard de recherches sur le XVIIIe siècle m’a mis sous les yeux un récit étonnant, dont mes lecteurs comprendront qu’il a titillé ma curiosité. Cette histoire est rapportée dans le premier numéro de l'année 1754, daté du mercredi 2 janvier, des Annonces, Affiches, et Avis divers, hebdomadaire publié à Paris, à la page 3[1].

« Un journal étranger contient le récit d’une soif, dont peut-être il n’y a point d’exemple, et qu’on peut considérer comme un phénomène. Le sujet affligé d’une maladie ou d’un accident si extraordinaire est une fille de vingt ans, de moyenne taille et d’une très faible constitution. Cette fille à l’âge de six ans fut attaquée d’une fièvre tierce dont elle fut guérie par les remèdes d’un empirique[2]. Cette guérison lui coûta cher : elle fut suivie d’une soif si cruelle et si opiniâtre qu’elle dure depuis quatorze ans, et que rien n’a été capable de l’éteindre. Voici à quoi l’on peut attribuer la cause de cet étrange accident. Sa mère, paysanne qui vivait des travaux de la campagne, ne pouvant garder un enfant de cinq ou six ans, avait coutume de l’enfermer dans sa chambre avec d’autres enfants plus jeunes, sans avoir la précaution de leur laisser à boire. Il arriva plusieurs fois que cette fille pressée de la soif pendant l’absence de sa mère, qui souvent ne revenait au logis qu’au bout de sept ou huit heures, fut réduite à boire de son urine, ce qui put avoir causé la fièvre qui succéda à ce mauvais régime. Elle dort assez tranquillement ; mais son sommeil est très court ; la soif ne la laisse guère dormir plus de deux heures, et quoiqu’elle ait la précaution de boire en se couchant beaucoup d’eau, elle est obligée d’en faire sa provision pour la nuit, et de boire presque à tout moment. Lorsqu’elle se trouve dans les champs, et qu’elle ne peut avoir de bonne eau, la soif la contraint à se désaltérer avec de l’eau sale et bourbeuse qu’elle puise dans les marais ou dans les fossés, et elle ne s’en sent jamais de mal. Elle mange fort peu, et n’aime pas le pain sec, ni les mets nourrissants et solides. C’est uniquement le besoin qui la fait manger. Il ne se passe guère de jour, qu’après avoir amplement bu, la soif ne l’accable encore pendant une heure ou deux, au point de lui donner des vertiges et de la faire tomber en faiblesse ; on ne la tire de cet état qu’à force de lui faire avaler de l’eau. On la voit souvent dans l’hiver, lorsque dans la nuit elle est éveillée par la soif, courir à l’eau malgré le froid, et casser même la glace, pour se désaltérer. Elle n’en ressent pour cela ni colique ni autre incommodité, en quoi l’on ne peut trop admirer la vigueur de son estomac. On a fait toutes sortes de remèdes pour vaincre cette soif inextinguible. On a tâché de la dégoûter de boire, en lui donnant de l’eau malpropre ou amère ; elle en a bu plusieurs seaux sans en ressentir aucun mal, et sans autre effet que d’être altérée davantage. Son ordinaire en vingt-quatre heures est de dix-huit à vingt pintes[3] d’eau ; ainsi en calculant à peu près en quatorze ans doit avoir avalé de boisson, on peut dire, sans exagérer, qu’elle a bu pour le moins cinquante mille pintes d’eau. »

Désireux d’en savoir plus, j’ai cherché longtemps sans succès une quelconque mention de cette surprenante histoire. Mais, je l’ai déjà écrit, Columbo ne renonce jamais, et j’ai fini par découvrir que, quelques années plus tard, l’auteur anonyme d’un ouvrage de médecine avait repris ces informations et les avait complétées, à la suite, assurait-il, d’une « enquête approfondie sur les circonstances de ce curieux événement, qui ne laisse pas d’étonner les hommes de science »[4]. Soucieux sans doute de préserver la tranquillité de la jeune femme, il n’indiquait cependant ni son nom ni le pays où elle vivait. Voici les précisions qu’il apportait :

 « La mère de cette enfant l’abandonnait sans lui laisser à boire, mais aussi sans lui donner de quoi occuper un temps que l’oisiveté rendait encore plus long. Livrée à elle-même pendant des heures, la petite fille se perdait en rêveries étranges, échappant ainsi par l’imagination aux rigueurs de son insupportable prison. La libération à laquelle elle aspirait lui apparut enfin par le plus grand des hasards, le jour où elle décida de grimper sur une chaise pour explorer de la main une étagère jusque-là inaccessible; elle devait avoir dans les huit ou neuf ans ; elle était encore trop petite pour y voir quoi que ce fût, mais ses doigts rencontrèrent alors les restes d’un livre incomplet, aux pages écornées, dont les gros caractères lui facilitèrent ensuite une lecture encore quelque peu hésitante. Ce fut de toute évidence une révélation. Elle crut comprendre que la soif dont elle souffrait si horriblement pouvait lui ouvrir les portes de ce salut dont on l’entretenait au catéchisme: « En vérité je vous le dis : ce que vous ressentez quand vous crevez de soif, cultivez-le. Voilà l'élan mystique. » Elle avait entendu parler des mystiques, sans bien trop saisir de quoi il s’agissait, mais elle savait que ce sont des personnes privilégiées qui entrent en contact avec le bon Dieu. Elle connaissait maintenant la voie à suivre : le bon Dieu était présent au bout de l’épreuve de la soif, tout comme Jésus était présent dans la communion, dans une simple gorgée d’eau. Elle n’avait pas d’eau ; peu importe. Jésus ne disait-il pas dans ce livre : « Boire de l’eau même pas fraîche m’arracherait des soupirs de volupté » ? L’urine dont elle avait pris l’habitude d’étancher sa soif lui parut alors délectable. La suite est connue. Elle mange peu, nous disait la chronique de 1754, peut avaler n’importe quelle boisson, eau sale, boueuse ou amère, sans en ressentir le moindre trouble. Personne, semble-t-il, ne l’a jamais entendue se plaindre de son sort. J’ai pu moi-même constater la véracité de ce récit il y a quelques années. Sommes-nous en présence d’un état physiologique supra-naturel tel que celui qui caractérise souvent les grands mystiques? S’est-elle persuadée elle-même ou s’agit-il d’un véritable miracle ? Nous laisserons nos lecteurs en décider, de même que nous nous garderons de trancher la question de savoir si cette jeune femme est à plaindre ou à envier… » On sent le souci du rédacteur de ne blesser personne, en un siècle où s’opposent croyants et sceptiques en matière de miracles. P. N. ajoute que ses recherches ne lui ont pas permis de déterminer l’auteur ni le titre du livre incomplet qui a si profondément influencé l’enfant, mais qu’il a pu le consulter et qu’il garantit l’authenticité des extraits qu’il en donne.

Je te laisse, ami lecteur, méditer sur tout ceci, et en profite (il est encore temps) pour te souhaiter une bonne année 2020.

[1] J’en donne ici le texte complet, dont j’ai seulement modernisé l’orthographe.

[2] Un guérisseur.

[3] Une pinte parisienne de l’époque équivaut à environ un litre.

[4] Notes sur l’Origine des Troubles de l’Humeur Observés chez les Malades et les Blessés, par P… N…, Bruxelles, 1766, pages 97 et suivantes.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.