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Billet de blog 18 décembre 2017

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Analyse sur la situation catalane: les choses ne sont pas si simples

Les rapports entre l’Espagne et la «douce Catalogne» sont tendus, très tendus. Tellement, que le fil est pratiquement rompu. Comment en est-on arrivé là ? On a pu lire et écouter ici et là différentes opinions, qui reflètent, en général, une multiplicité de regards, chacun d’eux apportant, depuis une perspective singulière, une lumière nouvelle.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les rapports entre l’Espagne et la «douce Catalogne»[1] sont tendus, très tendus. Tellement, que le fil est pratiquement rompu. Comment en est-on arrivé là ? On a pu lire et écouter ici et là différentes opinions, qui reflètent, en général, une multiplicité de regards, chacun d’eux apportant, depuis une perspective singulière, une lumière nouvelle.

Les faits d’aujourd’hui s’appuient sur des faits antérieurs. Ainsi, à partir d’un point donné on peut remonter le fil et, depuis la distance, comprendre mieux les événements contemporains.

Autour de 1978

En juin 1977, deux ans après la mort de Franco (le 20/11/1975), l’Espagne est en effervescence. Pour la première fois depuis 41 ans[2], elle s’apprête à élire des Cortes Constituyentes qui auront la mission de rédiger une constitution. En toile de fond de ces élections des anomalies subsistent. En particulier, certains partis n’ont pas été légalisés. Le PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) est légalisé en février de cette même année 1977 et le PCE (Parti Communiste Espagnol), après d'âpres discussions, le sera également le 9 avril. Mais les partis républicains, ERC (La Gauche Republicaine Catalane), ARDE (fusion de Izquierda Republicana, la Gauche Républicaine de Manuel Azaña et Unión Republicana), el PSAN (Parti Socialiste de Libération National des Pays Catalans) et le POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), ainsi que le Partido Carlista[3] n’ont pas pu participer directement à ces élections.

Dans les rues de Barcelone, lors de manifestations massives, on entend scander « Llibertat, amnistia i Estatut d’Autonomia »  (Liberté, Amnistie et Statut d’Autonomie) : Liberté pour demander le respect des droits fondamentaux, Amnistie pour les prisonniers politiques qui sont toujours dans les prisons franquistes (la loi sur l’amnistie ne sera votée qu’après les élections) et Statut d’Autonomie pour demander la reconnaissance de la Catalogne et le respect de ses institutions traditionnelles. Il est hors de question pour les Catalans que la nouvelle Constitution fasse fi des revendications catalanes.

Le 15 juin 1977, finalement, les Espagnols élisent les membres des Cortes (Parlement) et du Sénat  par un vote demeuré historique. C’est la commission issue de ces Cortes qui aura la responsabilité de rédiger la nouvelle Constitution, laquelle devra ensuite être débattue et approuvée au Parlement, puis au Sénat et finalement proposée par référendum au peuple espagnol.

La commission est composée de 7 personnes, appelées los padres de la Constitución (les pères de la Constitution) venant d’horizons politiques divers avec, donc, des mentalités et sensibilités très différentes, et qui vont devoir se mettre d’accord, ce qui veut dire céder, négocier, écouter et comprendre l’autre pour écrire le texte qui va régir l’Espagne. De violentes discussions éclatent, on assiste à des gestes et des attitudes théâtraux, finalement, une première mouture est adoptée par le Congrès des Députés. Ce texte est ensuite examiné par la Commission Constitutionnelle du Sénat. Les divergences entre les deux chambres sont frappantes et il faudra la création d’une commission mixte Congrès-Sénat qui établira un texte définitif.

Ce texte définitif est enfin approuvé le 31 octobre 1978 au Congrès par 325 votes en faveur, 6 votes contre (du seul député  EE –Euskadiko Ezkerra– et de cinq députés AP –Alianza Popular)– et 14 abstentions –celles du PNV (Parti Nationaliste Basque) et de trois députés AP. Au Sénat il est approuvé par 226 votes en faveur, 5 contre et 8 abstentions (les 2 sénateurs AP ont voté en faveur).

L'Alianza Popular, à ces élections historiques de 1977, obtient 16 députés sur 350 et 2 sénateurs sur 207. Puisque 8 députés AP,  soit 50%, ont voté contre ou se sont abstenus, on peut penser que le parti lui-même est divisé sur ce texte.

AP a été une fédération de partis politiques fondée au début de la Transition démocratique espagnole par 7 personnalités dont 6 étaient d' anciens ministres franquistes.  En 1989, elle devient l’actuel Partido Popular (PP).

Mariano Rajoy, le chef du gouvernement espagnol actuel a été parrainé par un des dirigeants franquistes fondateurs de AP, Fernández de la Mora. En effet, le jeune M. Rajoy fit ses premiers pas politiques dans l’Unión Nacional Española (UNE), parti au sein de la fédération AP, où il a milité et s’est imprégné des théories idéologiques de l’ancien ministre franquiste qui était le président de ce mouvement.

L’UNE s’est séparée de l’AP (en novembre 78) à cause du soutien de cette dernière à la Constitution. En effet, bien que 50% de ses députés aient voté contre ou se soient abstenus, AP avait appelé à l’acceptation du texte lors du référendum (le 6/12/1978).

Ce qui, dans la Constitution, dérange l'UNE et une partie de l'AP, la pierre d’achoppement, ce sont les autonomies et l’interprétation que l’on peut donner au terme nacionalidad.  L’article 2 de la Constitution dit :

« La Constitution est fondée sur l'unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols. Elle reconnaît et garantit le droit à l'autonomie des nationalités et des régions qui la composent et la solidarité entre elles. » Entendant par « nationalités » des entités géographiques avec de fortes caractéristiques particulières qui sont propres à chacune, telles la langue, l’histoire, la culture, les traditions,…

Le débat sur le terme "nationalité" est devenu une longue discussion entre ceux qui préjugeaient d’un futur chargé de menaces pour l’unité de l’Espagne (AP) et ceux qui affirmaient que ce concept contribuerait à la stabilité politique (les autres).

« La référence à nacionalidades n’est pas compatible avec l’unité de la Nation », disait Manuel Fraga, leader de AP. En fait, ce mouvement politique rejette avec énergie et fermeté l’introduction du mot nacionalidades dans la Constitution. « Le terme [nacionalidades] soulève des problèmes ; le supprimer en soulèverait davantage » lui répondait Rafael Arias-Salgado de UCD (Unión de Centro Democrático)[4]. « [] selon la solution que nous donnerons à ce problème, ce ne sera pas une solution diviseur, mais une solution avec des grandes capacités potentielles, une solution qui, tout en acceptant ce que l’Histoire n’a pas su assumer jusqu’à aujourd’hui, soit capable de projeter un futur beaucoup plus stable. », renchérissait Miquel Roca de Minoría Catalana (Minorité Catalane).

N’en déplaise aux opposants farouches aux autonomies, le 31 octobre 1978, le texte définitif, a été approuvé au Congrès à une large majorité.

Ascension de Alianza Popular devenu Partido Popular et projet de réforme du statut catalan

En 1989, AP devient le Partido Popular (PP) et son Président n’est autre que Manuel Fraga, l’ancien ministre de Franco. Un an plus tard, José María Aznar, issu également de la mouvance franquiste[5], est élu président du mouvement. José María Aznar restera à la tête du parti jusqu’en 2004 où il proposera Mariano Rajoy, qui sera élu, pour lui succéder. De cette façon, l’esprit franquiste de l'AP se maintient toujours vivant à travers la filiation spirituelle de ses présidents. Mariano Rajoy assume aussi la présidence du gouvernement espagnol depuis 2011, après avoir été le leader de l’opposition parlementaire pendant les deux mandats (2004-2008 et 2008-2011) du gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero.

En 2005, donc, alors que Zapatero est chef du gouvernement et M. Rajoy est chef de l’opposition, la Catalogne présente la réforme de son statut, préalablement approuvé par le parlement catalan, aux Cortes Españolas. Le texte fera l’objet de modifications considérables  mais sera, finalement, après accord entre les deux chefs de gouvernement catalan et espagnol, Pasqual Maragall et José Luis R. Zapatero, approuvé par les Cortes Españolas en mai 2006. Le statut suit alors la procédure stipulée, à savoir : il est approuvé par référendum par le peuple catalan puis il est sanctionné et  promulgué par le roi Juan Carlos I, publié dans le BOE et le DOGC[6] et, pour finir, il entre en vigueur le 9 août de la même année.

Le 31 juillet de la même année, M. Rajoy dépose un recours d’inconstitutionnalité contre ce statut fraîchement ratifié auprès du Tribunal Constitutionnel Espagnol, lequel, le 28 juin 2010, après quatre ans de débats et d’incertitudes, supprime 14 articles sur 223 et en modifie 27. Pour la Catalogne ce sera un statut imposé. Le 10 juillet 2010, la manifestation « Som una nació. Nosaltres decidim » (Nous sommes une nation. Nous décidons) rassemble entre 1 million et un million et demi de personnes, selon les sources, dans les rues de Barcelone pour protester contre cette résolution du TC. On accuse l’arrêt du Tribunal d’avoir créé une très grave situation car, en procédant unilatéralement, « …le pacte  constitutionnel (de 1978)[7], l’esprit de la transition  a été liquidé. Il faut maintenant refaire le pacte non en Catalogne, en tout cas non seulement en Catalogne mais en Espagne toute entière. Le Tribunal Constitutionnel a agi en diviseur et a renforcé l’option indépendantiste… » affirme le député  de Convergència i Unió, J.A. Duran, au Congrès Espagnol le 14/07/2010.

Depuis lors, les partis indépendantistes qui représentaient autour de 15%, des suffrages exprimés, gagnent en voix et en sièges à chaque élection. Ce qui a fait dire à Sébastien Bauer et à John Carlin, entre autres, que la crise catalane est née à Madrid.

Réponse de M. Rajoy, chef du gouvernement

L’attitude de M. Rajoy dans la crise que lui-même a déclenchée mérite réflexion car les dissensions révèlent des tensions plus profondes. Le problème n’est pas l’indépendance de la Catalogne, le problème ce sont les autonomies. Le concept d’autonomie qui, en 1978, cristallisait les différentes sensibilités, confirmant le caractère plurinational et diversifié de l’Espagne, était en même temps un écueil infranchissable pour les héritiers de l’idéologie franquiste.  À  l’époque, ces derniers étaient nettement en minorité au Parlement et la Constitution avec son polémique chapitre des autonomies a été adoptée. Avec le temps, l’AP devenue PP s’est développée et a gagné les élections générales de 1996 et de 2000 (José María Aznar) puis, à nouveau de 2012 (Mariano Rajoy)[8] mandat qu’il détient encore aujourd'hui. Dès lors, la réforme du statut de 2006 lui offre une opportunité pour ouvrir une brèche dans ce controversé chapitre.

C’est en tout cas une interprétation qui permet d'expliquer le refus catégorique et permanent de dialogue avec les présidents de la Generalitat (le gouvernement catalan), les annulations presque systématiques par le Tribunal Constitutionnel des lois votées au parlement catalan, les promesses non tenues d’investissement dans les infrastructures (depuis 2008, seulement 10% des promesses ont été menées à terme), les freins imposés  à  l’économie catalane (par exemple les obstacles  à l’expansion des vols intercontinentaux à partir de Barcelone,  ou la tentative d'empêcher la desserte de Barcelone par le TGV du corridor méditerranéen, à laquelle l'Union Européenne a dû mettre le holà tant cette tentative constituait une absurdité économique),  sans parler des habituelles intentions de restreindre la langue catalane à l’école.

Il faut se rendre à l’évidence, Rajoy ne veut pas dénouer la « crise catalane ». Il veut imposer sa volonté, coûte que coûte. Sa volonté est de défendre l’unité de l’Espagne, non pas une Espagne plurinationale mais celle d’avant 78 et coûte que coûte se traduit par des actions, des prises de mesures violentes allant crescendo comme : la saisie des comptes du gouvernement catalan (le 15 septembre) ; les fermetures de sites web (avant et le jour du référendum) ; les agressions du 1er octobre ; l’incarcération sans sursis de personnes élues, décision qui a été fortement critiquée, entre autres, par plus de cent Professeurs Espagnols de Droit Pénal [9]; l’application de l’article 155 qui a permis la mise sous tutelle de la Catalogne c’est-à-dire de vider l’autonomie de son contenu ; l’animosité (que le PP a contribué à aiguiser) des Espagnols contre les Catalans afin de cautionner sa politique…

Dernièrement, un vent impétueux souffle avec persistance sur la Catalogne. Où l’on voit des attaques contre la CCMA (Corporació Catalana de Mitjans Audiovisuals-Groupe Catalan des Média Audiovisuels) comme stratégie pour justifier sa (prochaine ?) mise sous tutelle. Où on criminalise une partie de la population catalane pour des raisons idéologiques et politiques. Où l’on entend le Président du PPC (Parti Populaire Catalan), Xavier García Albiol, proposer de fermer la TV3 (la télévision catalane) et de la rouvrir avec des gens "normaux". Où, entre le 6 septembre et le 1er novembre derniers 110 incidents de répression contre la liberté d’expression ou d’information ont été dénoncés par le groupe de journalistes Ramon Barnils dont 60 cas d’agressions, menaces, intimidations ou pressions directement à des journalistes. Où la couleur jaune est officiellement bannie des jets d’eau colorés de la Plaza de España  à Barcelone et des immeubles de la ville[10], où l’on entend M. Rajoy, faire l’éloge de Juan Antonio Samaranch, ancien ministre franquiste et le promouvoir comme un catalan « modèle »… la liste n’est pas exhaustive.

L’UE, cette noble création basée sur des valeurs de démocratie et de paix, dont l’objectif est de propager ses belles idées, protéger ses membres des tentations autoritaires et protester lorsque quelque part dans le monde on viole des droits, où est-elle ?

Face à cette dérive politique qui vise, in fine, la suppression des autonomies, il ne reste  à  la Catalogne, la douce Catalogne, qu'à gagner pacifiquement contre le projet du PP les élections du 21 décembre.

[1] Dolça Catalunya, premier vers de « l’Emigrant », poème de Jacint Verdaguer.

[2] Depuis le 20 février 1936, date de la victoire du Frente Popular (Front Populaire), d’où Manuel Azaña sera élu président de la seconde république espagnole jusqu’en 1939.

[3] Parti monarchique et conservateur.

[4] Coalition politique dont le leader est Adolfo Suárez

[5] Dans sa jeunesse il fait partie du Front des étudiants syndicalistes (FES), une association d’étudiants dépendant de la Phalange espagnole traditionnaliste et des Juntes de l’Offensive nationale-syndicaliste (FET de las JONS).

[6] Boletín Oficial del Estado et Diari Oficial de la Generalitat de Catalunya, respectivement.

[7] Pacte basé sur le consensus entre le Parlement Autonome et le Congrès des députés . En cas de désaccord la volonté du Congrès prévaut sur celle du Parlement Autonome. Si les deux chambres arrivent à un accord, le texte doit être soumis au peuple de la Communauté Autonome pour référendum.

[8] D’avril 2004 à décembre 2011 il y a eu deux législatures présidées par José Luis Rodríguez Zapatero (PSOE)

[9] Pétition créée par Francisco Javier Álvarez García et  María Luisa Maqueda Abreu, professeurs de Droit Pénal de l’Université de Carlos III (Madrid) et de Grenade, Legalidad penal y proceso independentista, 06/11/2017.

[10] Un petit lacet jaune sur le revers de la veste est le symbole de la demande de libération des prisonniers politiques. Par conséquent, la couleur jaune devient suspecte de vouloir transmettre des messages subliminaux.

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