L’obsession U.S. – Russie, et oublier le reste
Pendant plusieurs années après le 11 septembre 2001, et encore aujourd’hui, de nombreux commentateurs politiques de tous poils avaient une idée fixe : dévoiler la conspiration derrière les attentats. Le rôle actif du gouvernement. Les liens secrets à dévoiler. Et pendant ce temps, la guerre en Afghanistan –– qui est désormais la guerre la plus longue dans l’histoire des États-Unis ––, la guerre en Irak, la privatisation de l’armée américaine, et un nombre incalculable de décisions en matière de politique intérieure (dont un des aboutissements fut la crise de 2008) prenaient place, au grand jour, sans trop de monde pour s’en soucier.
La chose n’est pas nouvelle. L’obsession autour de l’assassinat du président JFK a également caché nombre d’évènements scandaleux –– et continue encore aujourd’hui. Certes, ce genre d’évènements ont leur importance et il serait tout de même probablement révélateur que toute la lumière soit enfin faite sur les attentats de 2001. Le problème n’est pas leur importance en soi, légitime. Le problème est quand cela empêche de voir que, d’une part nous avons assez d’éléments sur ces affaires pour condamner des politiques qui régissent la politique américaine depuis longtemps (au hasard, quinze des terroristes de 9/11 venaient de l’Arabie saoudite), et d’autre part que passant notre temps à s’obstiner sur un sujet obscur qui peut éventuellement déboucher sur plus de lumière en fin de course, on manque ce qui se passe de manière claire, évidente, en plein jour, sous nos yeux. Et dont les conséquences sont plus profondes, plus longues, plus systémiques.

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Le même scénario est en train de se dérouler depuis maintenant une année avec l’affaire de l’implication de la Russie dans la campagne, l’élection et la présidence de Donald Trump aux États-Unis. Les démocrates centristes (surtout) passent tellement de temps à discuter les derniers-nouveaux-j’arrive pas à y croire-breaking news éléments de l’affaire, que pendant ce temps l’administration du Donald est en train de faire une politique d’enrichissement des plus riches et de démantèlement des programmes publics sans que la protestation éclairée de cette politique destructrice ne soit une priorité pour ceux qui ont micros et stylos. Ce devrait pourtant être la priorité.
C’est compréhensible cet attachement à l’affaire russe ; elle a tout d’un de ces films d’espionnage et d’action américain qui berçait la jeunesse de beaucoup à travers le monde, colonialisme culturel oblige : le vilain président ignorant, méchant, raciste, sexiste, cupide, l’emblème même d’une incurable vanité et avide d’argent, bref le picsou fantasmant sur Louis XIV qui se fait élire grâce à… un autre vilain, étranger (russe !) qui contrôle les manettes de très loin ; la famille royale qui entoure le président-roi, elle-même pleine d’intrigue, d’argent, et de dédain pour le reste de la société et pour les plus angéliques des animaux ; et de l’autre côté la presse libre qui va sauver la vérité et la justice avec le policier gentil et silencieux dont le seul souci est de bien faire son travail, de manière professionnelle, avec l’éthique absolument rigoureuse de son institution qui promeut le bien à travers le monde avec ses trois lettres dorées sur fond bleu. Bref, ça rentre tout comme il faut dans un cadre narratif que l’on nous conte depuis très petit avec dans l’attente de ce fameux happy ending. Peu importe que ce soit bien plus compliqué, que l’institution du policier/héros ait une histoire qui depuis la seconde guerre mondiale est atrocement criminelle, que le méchant vilain russe fasse ce que les administrations américaines ont fait avec une histoire bien plus glorieuse depuis longtemps (Amérique latine, m’entends-tu ?) et très récemment –– parfois avec l’aide de la France (Jean-Bertrand Aristide, m’entends-tu ?) ––, que c’est tout un système qui a amené le méchant roi et son népotisme et sa cupidité au pouvoir, et que ce système se produit et se reproduit avec l’assistance et le consentement de tout un pan de la population et de ses élites. Mais enfin, cela permet au parti démocrate et ses piliers, une catastrophe institutionnelle depuis quelques temps déjà, de chercher des excuses là où ça ne fait pas mal, d’éviter le mea culpa.
Sauf que voilà : enlevez tous ces criminels par la justice triomphante et quelques self-proclaimed rouletabilles, reste le système. Et pendant ce temps, les décisions politiques passent, les unes après les autres, depuis la soi-disant « réforme fiscale » (pas encore officialisée) jusqu’à la nomination à travers le pays de juges conservateurs, depuis le rejet de la vérité scientifique et des conséquences du changement climatique (la maison brûle, aujourd’hui, m’entends-tu Los Angeles ?) jusqu’à la mise en vente pour l’exploitation de terres protégées, terres sacrées des natifs d’Amérique. Mais bon, peut-être peut-on faire entrer cette dernière histoire dans le vieux cadre narratif des méchants Indiens contre les courageux cowboys. Puis chercher un autre scandale clair-obscur et, encore une fois, oublier le reste.