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Journaliste et auteur du livre La Fin de la mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement (Le Seuil 2020). www.fabian-scheidler.com

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Tribune 27 février 2024

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Julian Assange : un procès contre le journalisme

« Celui qui dit la vérité a besoin d'un cheval rapide », dit un proverbe arménien. Ou alors, il a besoin d'une société qui protège la vérité et ses messagers. Mais cette protection, que nos démocraties devraient offrir, est en danger. Le processus d'extradition constitue un dangereux précédent pour la liberté de la presse mais aussi pour notre liberté à tous.

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Journaliste et auteur du livre La Fin de la mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement (Le Seuil 2020). www.fabian-scheidler.com

« Celui qui dit la vérité a besoin d'un cheval rapide », dit un proverbe arménien. Ou alors, il a besoin d'une société qui protège la vérité et ses messagers. Mais cette protection, que nos démocraties devraient offrir, est en danger.

Julian Assange a publié en tant que journaliste des centaines de milliers de documents qui documentent les crimes de guerre des Etats-Unis et de leurs alliés, en Afghanistan, en Irak, à Guantanamo et ailleurs. L'authenticité de ces documents ne fait aucun doute. Pourtant, aucun des auteurs n'a jamais été jugé ni même condamné.

En revanche, le messager est incarcéré depuis cinq ans dans une prison de haute sécurité à Londres, avec des problèmes de santé qui mettent sa vie en danger, après avoir été enfermé sept ans dans l'ambassade équatorienne. Il n'est accusé d'aucun crime, ni en Grande-Bretagne, ni dans un pays de l'UE, ni dans son pays d'origine, l'Australie. La seule raison de son exténuante privation de liberté est que le gouvernement américain a lancé une procédure d'extradition qui accuse le journaliste Assange d'espionnage, en se basant sur une loi vieille de plus de cent ans, datant de la Première Guerre mondiale : « l'Espionage Act ».

Jamais auparavant un journaliste n'avait été inculpé en vertu de cette loi. Le processus d'extradition constitue donc un dangereux précédent.

S'il devait aboutir, tout journaliste sur terre qui révèle des crimes de guerre commis par les Etats-Unis devrait craindre de subir le même sort qu'Assange. Ce serait la fin de la liberté de la presse telle que nous la connaissons. Car la liberté de la presse se fonde sur la possibilité d'éclairer les côtés obscurs du pouvoir sans crainte de sanctions. Lorsque cette liberté est supprimée dans un cas aussi important, ce n'est pas seulement la liberté des journalistes qui prend fin, mais notre liberté à tous : la liberté face à l'arbitraire du pouvoir.

Pour cette seule raison, ce processus d'extradition n'aurait jamais dû être accepté par les tribunaux dans un véritable État de droit. Car Julian Assange n'a en aucun cas agi en tant qu'espion, mais en tant que journaliste et bénéficie à ce titre d'une protection particulière. Le témoin clé de l'accusation d'espionnage était d'ailleurs à l’origine l'escroc notoire et pédophile condamné Sigurdur Ingi Thordarson, qui a admis en 2021 qu'il avait menti pour le compte du FBI et s'était vu garantir l'impunité pour cela.

Imaginons le cas avec les rôles inversés : supposons qu'un journaliste australien ait publié des crimes de guerre commis par l'armée et les services secrets russes et qu'il ait cherché protection dans un pays d'Europe occidentale. Les tribunaux envisageraient-ils sérieusement une procédure d'extradition vers Moscou pour espionnage, surtout si le témoin principal est un criminel condamné ?

Julian Assange risque la peine absurde de 175 ans aux États-Unis. Il est à craindre qu'il ne survive pas aux conditions de détention extrêmement dures du tristement célèbre système carcéral américain. C'est pour cette raison que la Magistrates' Court de Londres avait d'abord bloqué son extradition en 2021.

Le gouvernement américain a ensuite publié un document dans lequel il déclarait qu'Assange ne risquait pas l'isolement. Mais selon Amnesty International, cette déclaration « ne vaut pas le papier sur lequel elle est écrite », car la note diplomatique non contraignante réserve au gouvernement américain le droit de changer de position à tout moment. La cour d'appel a toutefois estimé que ce papier était suffisant pour ouvrir la voie à l'extradition – une parodie de justice, comme l'a fait remarquer Amnesty.

Les audiences qui ont eu lieu les 20 et 21 février à la Haute Cour de Londres, et dont le verdict est attendu en mars, sont la dernière chance pour Assange d'obtenir une procédure d'appel contre cette décision d'extradition. Mais le risque est grand qu'une fois de plus, le droit soit inversé.

Comme le rapporte la plateforme d'investigation Declassified UK, l'un des deux juges, Jeremy Johnson, travaillait auparavant pour le service secret britannique MI6, étroitement lié à la CIA, et dont les activités illégales ont été révélées au public grâce au travail de Julian Assange.

Pour Julian Assange, le procès lui-même est déjà devenu une punition.

Le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, a conclu en 2020, après une enquête approfondie, qu'Assange avait été soumis à une torture psychologique systématique pendant des années. Le fait que les États-Unis soient prêts à aller encore plus loin a été révélé en septembre 2021 : selon des rapports de Yahoo News et du Guardian, des représentants de premier plan des services secrets, dont le chef de la CIA de l'époque et futur secrétaire d'État Mike Pompeo, ont planifié en 2017 l'enlèvement et l'assassinat d'Assange.

Le contexte : cette année-là, Wikileaks avait publié des documents connus sous le nom de « Vault 7 ». Ils montrent les activités massives de la CIA dans le domaine de la cyberguerre et démontrent comment les services secrets interviennent systématiquement et à grande échelle dans les navigateurs web, les systèmes informatiques des voitures, les télévisions intelligentes et les smartphones, et ce même lorsqu'ils sont éteints.

Wikileaks avait ainsi réussi l'une des révélations les plus retentissantes depuis les fuites d'Edward Snowden, qui avait révélé la surveillance illégale massive exercée par la NSA. La CIA ne devait pas pardonner ce coup à Assange et a ensuite classé Wikileaks comme “service secret ennemi non étatique” – un néologisme lourd de conséquences qui permettait de déclarer les journalistes ennemis de l'Etat. Après que Pompeo soit devenu secrétaire d'État en 2018, le gouvernement américain a lancé la procédure d'extradition. Cette manœuvre a remplacé le plan initial d'enlèvement et d'assassinat de Pompeo, l'objectif restant le même : détruire un journaliste gênant et en faire un exemple pour en dissuader d'autres qui oseraient révéler la face cachée de l'Empire.

Les révélations de lanceurs d'alerte comme Edward Snowden et Chelsea Manning et de journalistes comme Julian Assange ont montré qu'à l'ombre de la soi-disant guerre contre la terreur, un immense univers parallèle s'est développé au cours des dernières décennies, occupé à espionner illégalement ses propres citoyens et à emprisonner, torturer et tuer arbitrairement des opposants politiques. Ce monde échappe en grande partie au contrôle démocratique, il sape même l'ordre démocratique de l'intérieur.

Cette évolution n'est toutefois pas tout à fait nouvelle. En 1971, des fuites ont rendu public un programme secret du FBI visant à espionner et à démanteler les mouvements de défense des droits civiques et anti-guerre, connu sous le nom de COINTELPRO. La même année, le New York Times publiait les Pentagon Papers du lanceur d'alerte Daniel Ellsberg, qui montraient que quatre gouvernements américains successifs avaient systématiquement menti à leurs citoyens sur l'ampleur et les motifs de la guerre du Vietnam et sur les crimes de guerre massifs commis par l'armée américaine.

En 1974, Seymour Hersh a révélé les programmes secrets de la CIA visant à assassiner des chefs de gouvernement étrangers, ainsi que l'opération clandestine d'espionnage de centaines de milliers d'opposants à la guerre, dont le nom de code était « Opération CHAOS ». En 1975, le Congrès américain a convoqué le « Church Committee », qui a mené une vaste enquête sur les opérations secrètes et a conduit à un plus grand contrôle parlementaire des services.

Julian Assange s'inscrit dans cette vénérable tradition journalistique et a contribué de manière décisive à son renouveau.

Il y a toutefois une différence importante par rapport aux années 1970 : aujourd'hui, le journaliste d'investigation le plus important de sa génération est ouvertement persécuté, criminalisé et privé de sa liberté. Lorsque des Etats déclarent que l'élucidation des crimes est elle-même un crime, la société s'engage dans une dangereuse spirale descendante, au bout de laquelle peuvent apparaître de nouvelles formes de domination totalitaire. En 2012 déjà, Assange faisait remarquer, à l'époque au sujet des technologies de surveillance de plus en plus complètes : « Nous avons désormais tous les ingrédients pour un État totalitaire clé en main ».[6]

Si les autorités américaines parvenaient à faire condamner un journaliste pour avoir révélé des crimes de guerre, cela aurait une autre conséquence grave. À l'avenir, il deviendrait encore plus difficile et dangereux de dévoiler la réalité sordide des guerres, en particulier celles que les gouvernements occidentaux, avec l'aide de « journalistes embarqués », aiment vendre comme des missions civilisatrices. Si nous ne connaissons pas la vérité sur ces guerres, il sera de plus en plus facile de les mener. La vérité est le principal instrument de la paix.

Mais Julian Assange n'est pas encore extradé et condamné. Au fil des années, un mouvement international remarquable s'est formé pour sa libération et la défense de la liberté de la presse. De nombreux parlementaires du monde entier font également entendre leur voix. Le Parlement australien, par exemple, a adopté à une large majorité, avec le soutien du Premier ministre Anthony Albanese, une résolution appelant à la libération d'Assange.

Un groupe de plus de 80 députés du Bundestag allemand fait également cette demande. Cependant, le gouvernement fédéral refuse toujours d'exercer une pression sérieuse sur le gouvernement de Joe Biden, qui poursuit imperturbablement la persécution d'Assange. La ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock, qui s'était prononcée en tant que candidate des Verts à la chancellerie pour une libération d'Assange, évite obstinément les questions sur le sujet depuis sa participation au gouvernement.

Son ministère laisse les questions des députés sur l'affaire sans réponse pendant des mois, avant d'avancer des excuses verbeuses. Les responsables de la coalition des sociaux-démocrates, des verts et des libéraux, qui aiment se mettre en scène en tant que gardiens de la démocratie et de l'Etat de droit, devraient enfin agir dans ce cas flagrant de justice politique et exiger sans équivoque la libération de Julian Assange avant qu'il ne soit trop tard. Mais pour cela, il serait nécessaire de d'arrêter de faire des courbettes devant le parrain d'outre-Atlantique et de défendre les valeurs de liberté tant vantées.

Fabian Scheidler est un auteur indépendant. Son livre « La fin de la mégamachine. Sur les trace d’une civilisation en voie d’effondrement » a été traduit dans de nombreuses langues (Le Seuil 2020 / Points 2023). En 2021, il a publié “L’Étoffe dont nous sommes faits. Pourquoi nous devons repenser la nature et la société”. Fabian Scheidler a reçu en 2009 le prix Otto Brenner des médias pour son journalisme critique. www.fabian-scheidler.com