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Billet de blog 15 septembre 2023

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On peut accueillir toute la richesse du monde

On ne peut pas accueillir toute la misère du monde, vraiment ? Voyons ce qu'il en est vraiment. Une réflexion inspirée de Jean-Charles Stevens, Pierre Tevanian « “On ne peut pas accueillir toute la misère du monde” -. En finir avec une sentence de mort » (2022). L'accueil est une question de volonté politique.

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Si l’on en croit Emmanuel Macron, qui s’adressait aux parlementaires de sa majorité en septembre 2019, « [l]a France ne peut pas accueillir tout le monde ». Combien de fois cette phrase a été répétée pour justifier le durcissement de la politique migratoire, et pour clore toute discussion à ce sujet, depuis Michel Rocard, trente ans plus tôt, en décembre 1989 (« Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde ») ? Mais qu’en est-il en réalité ? Ce qui est certain est que l’implication logique de cette formule est qu’il faut « maîtriser les flux migratoires », ou pour le dire sans précaution rhétorique, écarter les étrangers jugés indésirables. Ce n’est rien d’autre qu’un verdict, une condamnation, pour les personnes immigrées, une peine capitale pour beaucoup : depuis 2014, plus de 28 000 migrants ont disparu dans la mer Méditerranée, selon les données officielles des Nations unies. Non seulement des personnes meurent par dizaines de milliers, mais beaucoup sont harcelées, discriminées, voient leurs biens personnels détruits, rencontrent des difficultés administratives comme autant d’obstacles qui peuvent paraître insurmontables. Quelle autre formule que celle des « vies mutilées » (Adorno) pour comprendre ces expériences ? La phrase dont il est question ici, quelle que soit la variante dans laquelle elle est exprimée, est bel et bien xénophobe, sans ambiguïté. Les quelques lignes qui suivent visent à contribuer à sa déconstruction, en la décomposant, afin d’annuler son potentiel de neutralisation. On ne pas accueillir toute la misère du monde, vraiment ?

Qui est donc ce « on » ? Et pourquoi pas un « je », ce qui donnerait « je ne peux pas accueillir toute la misère du monde » ? Non la responsabilité serait bien trop forte, trop difficile à assimer, alors que le pronom impersonnel permet de la diluer. Il autorise aussi à prétendre à faire masse, et donc jouer un rôle d’intimidation. Mais aussi, et peut-être surtout, il a pour fonction d’associer l’interlocuteur, et de la sorte de postuler un consensus inclusif, avec fonction performative. « On » ce sont les nationaux, « eux » ce sont les étrangers. Il s’agit bel et bien d’un plaidoyer en faveur de la préférence nationale.

Quel sens au verbe « pouvoir » dans « ne peut pas » ? Celui d’une possibilité (je ne peux pas car je n’y parviens pas) ou celui d’une autorisation (je ne peux pas car je n’ai pas le droit) ? Ne pas pouvoir renvoie bel et bien à l’impossibilité ou à l’interdit, cela signifie que ce serait un choix forcé, moralement bien plus acceptable que « on ne veut pas », voire que « je ne veux pas ». Cela revient à vrai dire à nier toute responsabilité aux politiques menées (fermeture des frontières, durcissement des contrôles…) et là encore à clore toute discussion. La seule alternative est donc de pourchasser, enfermer, expulser… Mais en réalité, ne peut-on peut quand on sait que seuls dix pays accueillent un tiers des réfugiés à travers le monde, parmi lesquels un seul pays dit développé (Turquie, Iran, Pakistan, Colombie, Ouganda, Allemagne, Russie, Soudan, Pérou, Pologne), que 70 % le sont dans un pays voisin, que 76 % le sont dans un pays dit en développement, c’est-à-dire à revenu faible ou intermédiaire, qu’en proportion de la population du pays, le Liban – une personne sur sept au Liban est réfugiée – accueille dix fois plus de réfugiés que l’Allemagne, vingt fois plus que la France (« Tendances mondiales. Déplacement forcé en 2022, UNHCR) ?

Que comprendre par « accueillir » ? « Comporter sur son territoire » ou « accorder un statut et des droits ». Dans tous les cas, le glissement vers « on est chez nous » est très proche, comme ce qui fut exprimé –parmi d’autres – voici plus de vingt-cinq ans de manière directe, sans tabou, et somme toute assez grossière, par un ancien ministre de l’intérieur :« Est-ce que vous acceptez que des étrangers viennent chez vous, s’installent chez vous et se servent dans votre frigidaire ? Non bien évidemment ! Et bien c’est pareil pour la France » (Jean-Louis Debré, 1997). Cela signifierait ainsi que les nationaux sont les seuls occupants (propriétaires ou locataires) légitimes, et que les étrangers sont des invités, de la sorte exclus de l’égalité devant la loi commune. En outre, ce n’est rien d’autre qu’un processus d’« illégalisation » des solidarités, comme pourraient en témoigner Cédric Herrou, Pierre-Alain Mannoni, Domenico Lucano et tant d’autres.

Qui inclure dans le « toute » qui précède « la misère » ? S’il s’agit du monde entier, cela risque fort d’attiser le sentiment d’invasion, à la peur du grand remplacement. Mais est-il vraiment envisagé que la France accorde des titres de séjour aux 110 millions de réfugiés du monde, aux 281 millions de migrants sur terre ? Il n’en est bien sûr pas question, d’autant que la plupart d’entre eux vont en Afrique ou au Moyen-Orient. Fin 2022, 108,4 millions de personnes étaient déplacées dans le monde, dont plus de la moitié dans leur propre pays, et essentiellement dans un pays voisin, et dans un pays à revenu faible ou intermédiaire pour le reste. Cela dit, s’il ne faut pas accueillir toute la misère, quels sont les critères d’accueil. Sont-ils utilitaristes, et seuls peuvent accueillis ceux dont il est possible de tirer profit, ou sont-ils culturalistes, et l’accueil doit se fonder sur des affinités culturelles, sur des ressemblances ? Accepte-t-on d’accueillir des Ukrainiens et pas des Afghans ?

Enfin, une clarification s’impose sur « la misère du monde ». Si l’on entend la misère comme un état de privation, de précarité voire de malheur, il ne s’agit pas de personnes mais d’un état matériel ou psychologique, ce qui revient à effacer l’humanité de ceux qui supportent cette pauvreté, de réduire ces personnes à leur situation (de persécution, de guerre, de pauvreté…) et surtout à nier leur capacité à créer, produire des richesses, travailler, consommer, cotiser, aider... Reste que les faits sont têtus et les chercheurs sont unanimes : l’immigration a un impact positif sur l’économie. Par exemple pour 25 pays européens entre 2006 et 2018, les dépenses publiques consacrées aux immigrés ont été plus faibles que pour le reste de la population. « Dans tous les pays la contribution des immigrés sous la forme d’impôts et de cotisations est supérieure aux dépenses que les pays consacrent à leur protection sociale, leur santé et leur éducation » (OCDE, Perspectives des migrations internationales, 2021). Si en outre les populations visent en situation matérielle difficile (de « misère »), il est difficile de nier la responsabilité des processus de de déstabilisation dont sont responsables les États les plus puissants, qu’il s’agisse de ventes d’armes, de guerres, d’endettement forcé, de « programmes d’ajustement structurel »…). Il est parfois évoqué une concurrence déloyale de la part des travailleurs étrangers qui exercent une pression à la baisse sur les salaires. Mais les travailleurs sont-ils substituables ? En réalité si l’immigration agit sur l’offre de travail elle agit également sur la demande de travail : les immigrés sont des producteurs mais aussi des consommateurs. Ainsi, le CNRS a établi que l’immigration provoquait une hausse globale du PIB (0,32 % par an), et l’immigration ne crée pas de chômage chez les nationaux, elle tend au contraire à élever leur salaire en raison de la complémentarité des activités (rapport pour l’Assemblée nationale, 2019)

Pour conclure, en plus de leurs apports culturels évidents, les populations issues d’autres régions du monde contribuent à l’enrichissement économique des pays dans lesquels elles émigrent. C’est donc une question de volonté politique. 

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