Fabrice Leroy

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Billet de blog 25 février 2014

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Peut-on être esclave et heureux ?

Le dernier livre de Roland Gori1, dont le titre nous confronte à une interrogation que nous ne saurions éluder, nous amène à réfléchir à un certain nombre de questions, au carrefour du politique, de l'anthropologique, du psychique et du social. Sans entrer dans les détails, j'en donnerai au moins deux : d'une part, l'importance, l'omniprésence de la technique, des automatismes, des procédures, des protocoles dans nos vies et nos métiers. D'autre partle fond de culpabilité et d'angoisse propre au lien social et à la liberté, à notre liberté, celle qui résulte de l'absence de garantie quand à notre engagement comme sujet de nos actes. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le dernier livre de Roland Gori1, dont le titre nous confronte à une interrogation que nous ne saurions éluder, nous amène à réfléchir à un certain nombre de questions, au carrefour du politique, de l'anthropologique, du psychique et du social. Sans entrer dans les détails, j'en donnerai au moins deux : d'une part, l'importance, l'omniprésence de la technique, des automatismes, des procédures, des protocoles dans nos vies et nos métiers. D'autre partle fond de culpabilité et d'angoisse propre au lien social et à la liberté, à notre liberté, celle qui résulte de l'absence de garantie quand à notre engagement comme sujet de nos actes.

Un lien entre les deux existe : pour ne pas avoir à affronter le risque, l'incertitude, le doute, la culpabilité inhérente à nos actes, l'idéologie gestionnaire, le calcul, l'automatisation des procédures viennent à point nommé pour ne rien engager de nous-même dans ce que nous faisons et ce que nous pensons.

C'est le cas dans le champ de la psychiatrie, par exemple. Avec les dernières versions du DSM, l'entretien, le diagnostic, la clinique elle-même, se réduisent de plus en plus à une procédure de codage, ignorant complètement ce qui fait la spécificité de l'humain et de ses souffrances. La narrativité du récit clinique, seule à même de restituer la complexité de la psychopathologie, laisse place au formalisme des critères statistiques, des items à cocher, et des échelles quantifiant le niveau de dépression comme on mesure la température d'un individu.

Qui plus est, il ne s'agit pas de coder dans n'importe quel sens. Ce dont il est question, en réalité, c'est de l'extension infinie d'un système de contrôle et de normalisation des conduites, en lieu et place d'une interrogation sur le sens et la signification des symptômes. Ainsi, les normes liées aux performances, aux compétences, aux « habiletés sociales », ne font pas que réduire le malade à la somme de ses comportements, elles en font un « handicapé psychique ». Le symptôme n'est plus à entendre, mais à rééduquer, à normaliser. Il s'agit, au fond, de coder pour ne plus avoir à décoder.

Mais c'est plus largement, et pas seulement dans le champ de la psychopathologie, que Roland Gori nous invite à porter l'analyse. L'extension du paradigme techniciste, en robotisant nos existences et notre intimité, en faisant de la vie elle-même un programme d'éducation thérapeutique, transforme chacun d'entre nous en un handicapé existentiel, s'évaluant lui-même en permanence, qu'il le sache ou pas, et se réifiant ipso facto comme objet même de cette auto-évaluation.

Les promesses de bonheur véhiculées par un discours social réduisant les questions politiques à des problèmes techniques ne sont pas sans effet sur les individus, en tant que sujets politiques et anthropologiques. Il ne s'agit pas seulement de séduire les foules pour se faire élire ou ré-élire, ou pour consommer plus. Il ne s'agit pas non plus de dénoncer stérilement l'individualisme contemporain. Non, tout cela a des racines beaucoup plus profondes : il y a là une véritable incitation à abandonner la liberté politique, en rabattant la question du bonheur dans la sphère privée au lieu de la maintenir au niveau politique, celui du bien commun.

Le bonheur privé n'est pas à mépriser, bien entendu. Mais pris comme horizon politique au détriment du bonheur commun, c'est la spécificité du politique elle-même qui se perd, au profit d'une expertise généralisée de nos « affaires domestiques » (pour paraphraser Benjamin Constant).

En se conformant aux discours promettant le bonheur par le respect des procédures, des comptes et des décomptes, l'angoisse et la culpabilité propres à toute position de liberté trouvent donc un soulagement immédiat dans tous ces dispositifs de servitude volontaire.En s'appuyant sur Freud, Roland Gori nous rappelle alors que la culpabilité inconsciente est consubstantielle au lien social et que toute pratique sociale prétendant faire l'économie de l'angoisse sociale ne peut que conduire, sur le plan subjectif et anthropologique, à une impasse en aliénant chacun à sa propre sécurité.

Pour le dire autrement, si la technique libère l'homme, cela n'est vrai qu'en partie, car lorsqu'elle devient norme des pensées et des conduites, elle finit par libérer l'homme...de sa propre liberté. Là où le progrès technique devrait libérer l'homme en lui donnant le temps d'exister comme sujet politique, cette même technique risque en réalité de produire l'inverse : sa propre dépolitisation.

C'est ici que l'on saisit, avec Roland Gori, que la liberté en question n'est pas une liberté égoïste, préservant son seul espace en se désintéressant d'autrui. Pour chacun, la liberté est exigeante, elle oblige, et pas seulement en tant que sujet individuel, mais en tant que sujet politique, qui ne nie pas la dette qu'il contracte depuis toujours avec ses frères d'humanité. Liberté et lien social vont décidément ensemble, du même pas. Et ce n'est sans doute pas par hasard si ce livre paraît dans cette maison d'édition dont le nom résonne tellement avec ce qui y est développé.

1« Faut il renoncer à la liberté pour être heureux ? », Roland Gori, Editions Les Liens qui Libèrent

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