A l'heure où les papes et les présidents affichent leur normalité, ne sommes nous pas en droit de nous interroger sur le contexte politique et anthropologique qui produit cette société de la norme dans laquelle nous vivons ? La norme serait-elle devenue l'idéal, l'horizon de notre temps ? Jusqu'où cette passion de la norme nous conduit-elle ? Quels renoncements, quels reniements accompagnent cette démission collective ?
Dans une société où seuls les effets sur les autres comptent, où la politique d’audimat et de spectacle est devenues la règle, où l'apparence de la vertu se substitue à la vertu elle-même, ne sommes-nous pas en présence d’une forme dégénérée de démocratie, une démocratie d’opinion ? Cette nouvelle manière de gouverner n’a-t-elle pas des conséquences sur nos sensibilités psychologiques et éthiques ?
Ces questions sont au cœur du dernier ouvrage de Roland Gori, « La fabrique des imposteurs »1. Sa thèse qui fait de l’imposteur un martyr du lien social, un témoin des valeurs de l’époque, soutient que l’imposture aujourd’hui est la sœur siamoise de ce conformisme généralisé qu’impose notre passion des normes.
Encore faut-il s'entendre sur le terme de normes. Il ne s'agit pas de nier l'importance des normes techniques dans différents domaines de la science, de la médecine, de l'industrie. Il s'agit, dans ce livre, d’analyser les conséquences de l'extension infinie du pouvoir normatif sur nos comportements, nos pensées, nos opinions. Peut-on calibrer les subjectivités et les liens sociaux selon les mêmes principes que les objets ou les procédures techniques ?
Les propos de Roland Gori ne viennent pas rejoindre le concert des lamentations stériles sur le manque d'humanité d'une société post-industrielle qui ne ferait plus aucune place à l'humain. L'angle d'analyse se situe sur un plan anthropologique et politique, montrant que les sujets que nous sommes consentent largement, voire participent activement, voire anticipent une soumission sociale, une servitude volontaire au pouvoir politique sans même plus besoin d’un tyran. La logique de la technique par le biais d’une nouvelle forme sociale de l’évaluation suffit à justifier cette soumission.
Qu’y a-t-il au fond de nous qui nous conduit à accepter cette soumission, cette réduction à des fonctions instrumentales sans se soucier de notre être ? Qu’est-ce qui au fond de nous nous conduit à cette imposture de renoncer à ce que nous sommes pour pouvoir prendre les apparences de ce qui se vend sur le marché des comportements ?
Imposture qui nous amène à emprunter le costume de la vertu, les patrons de bonne conduite, les réactions comportementales attendues, sans rien avoir à engager de notre subjectivité et de notre citoyenneté. L’ouvrage montre que cette imposture est inséparable d’une nouvelle civilisation des mœurs qui par la logique des évaluations réduites aux résultats des agences de notation et au spectacle des Palmarès, fabrique ces nouvelles servitudes auxquelles nous nous prêtons complaisamment : dans le champ de la recherche, conformer sa pensée et son écriture à la « marque » de la revue visée plutôt qu'à respecter sa propre pensée, ou chercher davantage à être publié qu'à être lu ; dans la santé, se centrer sur les actes « rentables » de la tarification à l'activité, au détriment parfois du bon sens et de la relation au malade. Mille exemples de cet ordre viennent à la suite de l’ouvrage dans tous les secteurs de notre vie sociale : santé, éducation, recherche, travail social, culture, journalisme, politique...
Le problème, il faut le dire encore et encore, n'est pas l'évaluation, qui, étymologiquement, renvoie à l'idée de ce qui donne de la valeur à quelque chose. Le problème est que l'évaluation telle qu'elle est aujourd'hui, n'est qu'une évaluation quantitative et purement formelle, et qu'elle ne peut justement que fabriquer des imposteurs, elle ne peut qu'exacerber cette imposture, comme seul moyen d'échapper à la réduction de l'humain à des chiffres et à des formes vides. Au fond, il n'y a pas d'agence d'évaluation, il n'y a que des agences de notation. Et toujours plus de critères formels, produisant toujours plus d'imposture, chez des sujets qui, de passer leur temps à rendre compte de leurs actes selon des grilles codifiées, deviennent toujours plus absent à ce qu'ils font et à ce qu'ils sont.
Fabrice Leroy
1Roland Gori, « La fabrique des imposteurs », Paris : Éditions Les Liens qui Libèrent, 2013.