Urgent : on demande une gauche de reconquête
Le score est désormais connu. Le FN dépasse toutes ses espérances, passant de 6 à 25 %, et la gauche voit se réaliser son pire cauchemar. La défaite pour le PS est évidente, c’est une déroute : moins de 14 % contre 16,5 % en 2009. Mais ce n’est pas moins le cas de la gauche du PS, dont le score est le plus faible que celui réalisé lors de l’élection précédente. Comment l’expliquer ? « Contre toute attente » semble-t-il les électeurs n’ont pas pensé que la gauche de la gauche représentait une voie alternative au PS, alors même que les divers commentateurs et études s’accordent a minima sur le fait qu’un élément déterminant du vote FN est une critique très forte du « système » et de ses élites, jugés incapables de servir les intérêts de celles et ceux qu’ils représentent. La seule exception à cette déroute de la gauche radicale est Syriza, ce qui en fait un cas d’autant plus intéressant à observer, pourvu qu’on le remette dans le contexte grec qui est très particulier.
L’observation que nous voudrions faire ici est que le problème de la gauche de la gauche est d’abord un problème de mobilisation, et donc de crédibilité. La marche contre l’austérité le 12 avril dernier en est l’illustration : avec entre 60 et 100 000 marcheurs, dont l’essentiel est composé de militants, on doit conclure que la mobilisation est un échec. Pourtant ce n’est pas le thème qui pose problème, puisque le FN surfe aussi dessus. C’est bien plutôt les réponses qui sont apportées, et la crédibilité des acteurs qui les portent. Pour le FN tout est de la faute de l’Europe, et nous pourrions sans elle retrouver la croissance perdue – en faisant « les bonnes » économies, car le FN n’est pas opposé à la réduction des dépenses publiques. « Populisme » au sens de fausses promesses porteuses de réels dangers, c’est certain. Mais que répond la gauche de la gauche ? Ce qui ressort globalement de l’argumentation est une série de points qui posent pour le moins question.
Le premier est que l’on ne peut rien faire tant qu’existent les marchés financiers et la mondialisation. Cela revient à avoir un objectif tellement ambitieux que rien n’est possible sans, a minima, sortir de l’Europe. Les fractions de la gauche de la gauche qui affirment vouloir rester dans l’Europe et en même temps réformer profondément le capitalisme semblent soutenir des positions complètement contradictoires. Soit il est vrai que le capitalisme a une telle emprise désormais que seule la sortie de la France de tous les accords de libre-échange permettrait de restaurer un semblant de pouvoir sur notre destinée, soit cette affirmation est fausse et le capitalisme peut être apprivoisé, à titre d’objectif intermédiaire. C’est le problème du socialisme dans un seul pays qui se trouve réactualisé. Mais, faute d’être traité à ce niveau-là, l’argumentation reste économiciste, et non politique.
Le second est la nécessité de maintenir les services publics et de relancer l’économie par la dépense publique. Le problème est que tout le monde a pu s’apercevoir que la recette utilisée depuis 1981 est de moins en moins efficace. Au moins faudrait-il avoir quelques arguments sur la qualité de la dépense publique, et ne pas se contenter d’affirmations excessivement péremptoires sur l’importance « en soi » de l’éducation ou de la recherche. D’autant que pour soutenir de telles affirmations, la gauche de la gauche doit passer à ce moment-là sous le tapis la majeure partie de ses analyses critiques : le caractère élitiste de l’école, l’inefficacité de Pôle Emploi, la bureaucratisation des services sociaux etc. toutes sortes de réalités qui sont pourtant vécues par la majorité de nos concitoyens. Le FN on s’en doute fait au contraire ses choux gras des errements de la dépense publique, se posant en défenseur du contribuable. Qu’on le regrette ou pas la majorité de nos concitoyens ne voient pas le secteur public comme étant déjà « socialisé » : c’est plutôt un domaine qui est à socialiser, à contrôler. Décréter que la socialisation a eu lieu, c’est se couper des masses, à nouveau.
Ajoutons en outre que si le ressort fondamental du vote FN est bien le déclassement, comme l’a suggéré Walter Benn Michaels, au sens d’une chute dans le rang, exprimé notamment par le style de consommation, alors il devient essentiel, pour la gauche, d’avoir un autre discours sur cette question que la seule critique de l’Europe, qui nourrit le FN. C’est ici que l’argument écologiste et plus largement la critique de la société de consommation peut constituer une arme précieuse, en ouvrant vers de nouveaux récits de vie possibles que ceux vantés par la publicité. Encore faut-il que ces récits s’accompagnent de programmes politiques crédibles, dont on peut notamment montrer qu’elles sont riches en emplois. Au contraire on ne trouve rien de bien précis sur ces questions, mis à part de vagues références à la « transition écologique ». Le terrain est un boulevard pour le libéralisme et sa création effrénée de nouveaux besoins, et donc de nouvelles pauvretés. Le désir de croissance n’en devient que plus désespéré, poussant jusqu’à croire au miracle absolu que serait une sortie de l’Europe gagnante sur le plan économique.
Au lieu de se mobiliser sur la question, et donc de relever ici et maintenant les gens dans leur dignité, en proposant des mesures claires qui permettraient de soulager par exemple ce qu’on appelle les « dépenses contraintes » (télécom etc.), et déployer des politiques riches en emplois, ce que l’on préfère surtout à la gauche de la gauche c’est insister sur la nécessité de planifier, comme si prononcer le mot avait en soi des vertus magiques de contrôle de la production et de réponse aux besoins. Si cela ravit quelques nostalgiques, force est de constater que le résultat sur le terrain est assez peu efficace. L’examen des faits interdit notamment de continuer de croire que la croissance reviendrait, à un niveau qui change quoi que ce soit pour la plus grande partie de la population. Les années passent et tous les dirigeants cherchent à aller chercher la croissance, « avec ses dents », sans grand résultat. La reconnaissance ne demande pas forcément plus d’argent, des résultats concrets peuvent être obtenus avec une dépense constante voire moindre. Faut-il encore savoir quoi produire, et ne pas se contenter de vouloir distribuer de l’argent, même si c’est très important. La gauche de la gauche persiste très largement à ne se placer que du côté du contrôle de la production, dans une posture qui est celle du marxisme classique, alors que nous sommes entrés depuis plus de quatre décennies dans ce qu’on appelle la « société de consommation ».
Une autre observation est que Syriza a un discours beaucoup plus opportuniste et moins ampoulé que notre gauche de la gauche, qui est une machine à exclure et à décourager, passant son temps à essayer de séparer « les vrais » (vrai communiste, socialiste, radical, anticapitaliste, écolo souverainiste etc.) des « faux » (idem), ce qui justifie la prolifération de courants qui tous mettent un point d’honneur à être les titulaires de ce qu’il en est de « la bonne » position à avoir sur les enjeux du monde contemporain. Cela rappelle la maladie bien connue du trotskysme, que l’on résume souvent par le dicton suivant : un trotskiste, un parti, deux trotskystes, une tendance, trois trotskystes, une scission. La gauche de la gauche passe donc son temps à se scindre et ensuite à se recomposer, en perdant de vue son efficacité concrète sur la vie des gens. Ainsi faudrait-il être « écosocialiste » pour les uns, tandis que pour les autres il serait hors de question d’être « souverainiste ». Les « -ismes » prolifèrent et l’on passe plus de temps à les discuter qu’à construire quelque chose de concret pour le pays. Au contraire ce qui devrait être au cœur des préoccupations est de savoir comment remporter des victoires, même petites, qui donnent de l’assurance et mobilisent vers de plus grands desseins. C’est aussi sur les pratiques que la gauche de la gauche est en échec, autant que sur les idées.
Cette passion consistant à faire de la politique sans les gens a des effets démobilisateurs dévastateurs. Qui veut aider à redresser la situation, parce qu’inquiet, parce qu’attaché à certaines valeurs un peu mal définies, se trouve avant toute chose mis en demeure de se définir idéologiquement. Quiconque ne pense pas « correctement » ne trouvera pas l’hospitalité, il sera confronté à d’innombrables débats qui semblent tous plus théoriques les uns que les autres, et découlent sur des discours moralisateurs démobilisateurs, plutôt qu'à construire des projets, des programmes et à inclure toute personne qui voudrait les soutenir, sans faire passer au préalable de test de conformité idéologique. A force de discuter sans fin sur quelle serait la bonne position, on oublie que les positions sont aussi complémentaires entre elles : les socdem sont mous mais ont une large audience, les radicaux sont durs mais ne sont pas audibles etc. pour changer le monde il faut des radicaux et des audibles... et ne pas avoir peur de réviser son jugement si la configuration change !
Un dernier point sur le style et la manière de faire de la politique. Le slogan du Front de Gauche à Paris aux municipales était « Place au peuple ! ». Qui aurait envie de voter pour un parti qui se prend pour le peuple, et semble donc n’avoir aucun souci de l’écouter ? Le peuple le lui a bien rendu et n’a pas voté pour lui. Cet exemple n’est malheureusement pas anecdotique. On ne peut pas espérer gagner les masses si on n’a manifestement pas envie de les écouter. Le slogan « place au peuple ! » ne visait pas le peuple, c’est absurde : c’est aux partis adverses qu’il s’adressait. C’est encore l’exemple de Mélenchon qui va « combattre » Marine Le Pen : comme si c’était le vrai problème ! Mélenchon s’attaque au thermomètre... Bref la politique politicienne est beaucoup trop présente, beaucoup trop visible... Vu de loin Syriza ne semble pas tomber dans ce travers. Olivier Besançenot est un des rares à échapper à ces divers travers qui font énormément de tort à la gauche de la gauche : ne pas répondre aux questions posées par les Français, ne répondre qu’à ses adversaires politiques, tenir un discours moralisateur etc.