La sortie récente du dernier film de Spike Lee, alors que je suis à Georgia, m’a donné envie de tout regarder de ce chroniqueur de Brooklyn. En effet, je me disais qu’avant d’aller en salle me plonger dans Highest 2 Lowest, il fallait que j’aie, perfectionnisme oblige, toute la carte en main pour mieux m’orienter sur le continent spikien. Aussi, de Joe’s Bed Stuy Barbershop : We Cut Heads (1988), projet de fin d’études universitaires, en passant par He Got Game (1998), jusqu’à Da 5 Bloods (2020), j’ai quasiment tout vu. La première chose qui attira mon attention, devant ces films, c’est que j’étais à ma place. Se révélait à moi, par le biais de la fiction, tout un pan de l’expérience américaine qui ne me concerne que trop. Car, d’une certaine manière, ce que fait Spike Lee dans son œuvre, bien qu’évoluant dans le périmètre de New York, c’est raconter la condition noire. Je comprenais mieux maintenant le jeu des regards, les multiples évitements, l’éternelle méfiance et le fait d’être le plus souvent perçu comme pouvant, d’un claquement de doigts, déchaîner la Violence. Il est vrai que je ne comprenais pas vraiment pourquoi certains montraient une facilité à sursauter lorsque j’arrivais par l’arrière, ou serraient un peu plus fort leur sac lorsque je passais à côté. Bon, à vrai dire, j’avais une idée de ce que c’était, mais il fallait bien que j’informe cette sensation de plus de quarante ans de cinéma pour pouvoir commencer à le penser, puis en parler.
Le premier job que j’ai réussi à décrocher fut celui de « courtesy clerk », chez Kroger, cette grande chaîne américaine de supermarchés. C’est-à-dire, au plus bas de l’échelle, à faire le sale boulot. Si le cercle infernal « métro-boulot-dodo » m’a toujours paru lointain, là, j’étais en plein dedans. Le rythme effréné du « pays développé » ne me ménageait pas. Avec d’autant plus de force que j’étais de la chair fraîche. Bien sûr, le système était content de m’avoir ; ce nouveau numéro. Je lui permettais de se renouveler, de rester frais. J’étais de l’adrénochrome. Sur place, lorsque je regardais autour de moi, je ne voyais que des zombis, des êtres devenus spectres. Plus aucune trace de rêves dans le regard. À partir de là, j’ai pu non seulement observer le fonctionnement d’une grande machine capitaliste, mais j’ai surtout pu constater comment la position sociale (travail/salaire), en plus de la couleur de peau, fait partie de la même grille de lecture classificatrice.
Dans le monde du supermarché, digne représentant de l’économie libérale, ce qui va marquer la séparation, à côté du département, c’est la « classe », déterminée par le rapport (poste/salaire). On observera alors la classe de ceux qui gagnent entre 14 et 16 dollars de l’heure (postes d’entrée), de ceux qui tournent autour de 21 dollars (postes intermédiaires), puis les 30 dollars jusqu’aux pharmaciens qui peuvent monter à 65 dollars de l’heure. On avait l’impression qu’ils flottaient lorsqu’ils passaient près de vous dans leur combinaison noire. Et, lorsque, balai en main, je passais devant leur périmètre et que je les voyais à travers la vitre évoluer lentement, sans aucune trace de transpiration, tels des anges, je me disais que j’aurais peut-être dû être plus attentif en cours de chimie. Mais revenons à nos frontières. Car, bien entendu, les liens les plus solides se tissent entre les membres d’un même cercle.
Avec Do The Right Thing (1989), le réalisateur nous montre un quartier en tant qu’arène où les minorités coexistent. Aussi voit-on l’un avec l’autre, pour ne pas dire l’un dans l’autre ou mieux, l’un contre l’autre, dans ce chaudron en constante ébullition, les Noirs, les Blancs, les Latinos et même des Sud-Coréens. Comme dans le supermarché, ce petit coin de Brooklyn en majorité noir n’est pas du tout homogène. Avec en son centre, la pizzeria de Sal, un immigré italien qui a réussi à y monter son business. Mais il y a aussi, toujours en surplomb, l’œil de l’État, représenté par la police. En effet, c’est elle qui intervient pour rétablir l’ordre lorsque tout dégénère. Car, il fallait s’y attendre, tout finit par exploser. Et, je pense qu’on peut le dire, pour une question de reconnaissance symbolique. Puisque sur le mur de la pizzeria de Sal, pas un Noir fameux n’y figure, il est plutôt tapissé de Blancs. Ce qui interroge les habitants de ce quartier qui, tout de même, contribuent au quotidien à faire tourner cette petite entreprise familiale. Ce manque de reconnaissance en dépit de l’insistance de certains fait monter la tension, accentuée par cette musique lancinante, interminable, qui rythme tout le film : Fight the Power, de Public Enemy, qui sort de cette grosse radio que Radio Raheem emporte partout. Ce même Radio Raheem qui finira étranglé par des policiers qui, voulant arrêter un début d’émeute, n’ont fait que la catalyser. Au final, en plus de la triste mort de ce jeune, il y eut la destruction de la pizzeria. Comme quoi, forces de l’ordre rime avec mépris du corps noir.
Je me suis souvent demandé, alors que je passais la serpillière à la suite d’un client dont l’enfant turbulent venait de renverser un gallon de lait entre deux rayons, ce qui se passerait si la classe des 14 et 16 dollars de l’heure décidait, dans un acte de révolte, de ne plus bosser et de manifester devant le supermarché. Eh bien je pense qu’il se passerait exactement la même chose que dans le quartier, à savoir : début de manifestation, arrivée de la police, affrontement, morts possibles (du côté des Noirs), explosion de la colère, plus de force de l’ordre, puis retour à l’état antérieur. Aussi, en posant la question de la race, du rapport au patron, de la reconnaissance symbolique, du problème de la répression, Spike Lee offre des lunettes plus que nécessaires à l’immigré noir que je suis, pour lire et mieux comprendre les contradictions étasuniennes. Triste conclusion donc : les problématiques de 1989 décrites dans Do The Right Thing sont toujours les mêmes en 2025.
L’une des plus grosses préoccupations du jeune immigré qui débarque dans ce pays, c’est la sexualité. De sorte que pour nous qui venions d’arriver, galérer lorsqu’il s’agit du sexe opposé, c’est la norme. Plusieurs raisons peuvent rendre le fait de « conclure » avec une femme d’ici extrêmement compliqué. En plus du fait qu’il existe une interrogation sur les lois, ce qui effraie le « just come », c’est avant tout la différence entre les mœurs. Lors de mon passage à Kroger, c’est-à-dire de mon côté, puis en échangeant avec certains de ma communauté, j’ai pu remarquer que le rapport aux femmes, et le discours sur elles, changeaient en fonction de sa nationalité ou de sa race. L’Afro-Américaine était perçue comme brute de décoffrage (ce qui va dans le sens de ce que dit Elodie Edwards-Grossi dans son livre Bad Brains, La psychiatrie et la lutte des Noirs américains pour la justice sociale, XXe-XXIe siècles), la Latina, plus chaleureuse, plus proche de l’Haïtienne de par ses manières et la Blanche, plutôt inaccessible car représentant l’altérité radicale. Pour l’immigré, chacun de ces trois types de femmes demande une approche différente. De mon lieu de courtesy clerk, je me rendais bien compte, quoique n’ayant pas une mauvaise gueule, que j’étais quasiment exclu du jeu de la séduction. Je pense que les raisons étaient liées à mon maigre pouvoir d’achat. J’avais tout de même une certaine facilité à me rapprocher de l’Afro-Américaine ou de la Latina. Ce qui me turlupine lorsque j’y repense, c’est qu’à aucun moment je n’ai eu l’idée de me rapprocher d’une Blanche (cette idée s’imposera d’elle-même plus tard lorsque je deviendrai professeur de français).
Jungle Fever (1991) m’a un peu plus ouvert les yeux. Cette œuvre m’expliquait pourquoi je ne m’étais jamais vu avec une Blanche. En effet, l’histoire de Flipper Purify – homme noir parfaitement intégré socialement avec femme et enfant, qui lâche tout pour se mettre avec une Blanche (Angie Tucci), puis qui revient avec sa femme noire à cause de la pression sociale – semble par endroits, sur les points importants, recouper la mienne tout en l’éclairant. S’il est vrai qu’il y a un écart énorme entre un architecte en place dans sa firme et un petit « clerk » chez Kroger, le rapport à la Blanche n’en demeure pas moins le même et cette phrase de Purify résume à elle seule toute la problématique : « I was always curious about caucasian women ». Elle montre parfaitement ce que peut représenter la femme blanche pour l’homme noir, aussi accompli soit-il, dans la société étasunienne, à savoir un interdit puis, dans un second temps, un continent à explorer. De plus, l’histoire que raconte le révérend, père du protagoniste, confirme cette idée. Il s’agit du mythe de l’homme blanc qui plaça la femme blanche sur un piédestal et qui fit le serment de lyncher tout homme noir qui oserait la toucher. Une autre scène est tout aussi parlante : on voit la police débarquer – suite à un appel du voisinage soupçonnant un viol d’une Blanche par un Noir – alors que le couple interracial jouait sur le capot de leur voiture garée au bord de la route. De voir Flipper affirmer avec insistance auprès des policiers n’être qu’un ami au lieu d’un amant pour sauver sa vie, m’a complètement glacé le sang. Puis de le voir finir en pleurs sur le trottoir, non pas tant à cause des policiers (il en a l’habitude), mais plutôt à cause de la légèreté de Tucci (elle ne semblait pas imaginer que son amoureux aurait pu perdre sa vie), est d’une extrême tristesse. Elle montre malheureusement que cette société n’est pas encore prête pour les relations interraciales. Elle ne l’était pas en 1991, elle ne l’est pas encore en 2025. Je tenais là une clé.
Le travail de Spike Lee me sert donc à déblayer le réel. Et c’est justement en regardant School Daze (1988) qu’une certaine hypocrisie interne à la communauté afro-américaine s’est éclaircie. Bien que n’étant pas de ce groupe, ma couleur de peau m’y renvoie systématiquement, de sorte que vivant ici, je partage – solidarité épidermique oblige – leurs problématiques. D’où ce besoin de comprendre. Car, cela n’est pas du tout facile d’être associé à des contraintes qui ne sont pas les siennes au départ. Pour le dire autrement, se retrouver oppressé par un pratico-inerte propre à une autre société est absolument insupportable. En tant qu’Haïtien, c’est-à-dire venant d’un pays où le médecin est noir, l’enseignant est noir, le sénateur aussi, le racisme, s’il existe, n’a pas du tout la même forme ni peut-être la même fonction. Pour cela, il aurait fallu qu’on ait en face l’altérité radicale effacée par 1804. Il existe, par contre, un colorisme. Cette gradation entre le noir le plus foncé et le noir le plus clair est un héritage colonial. On observe alors une différence entre les deux sociétés avec, pour la société afro-américaine, en plus d’un racisme frontal qu’exprime un tout-autre, une hypocrisie due au colorisme. J’ai tendance à penser que cette dernière tare est plus compréhensible en Haïti qu’ici aux États-Unis, car pourquoi s’acharner entre nous lorsqu’il y a en face un racisme plus que pur.
Ce film de 1988 se passe au cœur de la Mission College, une grande université noire. Et dès la première scène, le ton est donné. Puisqu’en effet, on se retrouve de plain-pied dans un meeting (organisé par les « Da Fellas », en faveur de la libération de Nelson Mandela en Afrique du Sud) qui sera interrompu par les « Gamma Phi Gamma ». Tout le film est traversé par la confrontation de ces deux parties sur le campus. Une bataille des contraires, menée par des étudiants noirs pour la plupart, qui permet à Spike Lee de pointer du doigt une première contradiction, à savoir que tous les Afro-Américains ne ressentent pas le besoin de questionner leur condition et encore moins l’appel de l’Afrique. Il existe bien une partie qui pense que c’est préférable de chercher à s’intégrer par l’éducation, le travail et la famille. Tout en oubliant que la possibilité même de l’intégration a été durement gagnée par des prédécesseurs qui ont souffert. J’ajouterai que ce premier pan de l’affrontement, plus axé sur les questions sociales et politiques, semble être mené par des hommes. Le deuxième aspect que touche le réalisateur est lié à l’hypocrisie décrite dans le paragraphe précédent. Il concerne donc ce regard classificateur, interne à l’ensemble des Noirs, qui place la femme la plus claire (artificielle, cheveux défrisés) au-dessus de la femme la plus noire (naturelle, cheveux crépus). Aussi, la « light skin » est vue comme plus désirable, plus sensuelle, bref, tout simplement plus belle. Contradiction qui atteint son paroxysme avec la fameuse scène de comédie musicale qui se passe dans un salon de coiffure opposant les deux types de femmes.
Bien que le film se termine par un appel de Dap – leader des Da Fellas – exhortant ses confrères à se réveiller, le célèbre « wake up ! », pour moi, une autre phrase résume tout : « L’université ne veut rien dire. Vous serez des Noirs et vous le resterez pour toujours, comme nous ». Cette dernière, lancée par un tout maigre Samuel L. Jackson devant un KFC, casse tout en expliquant tout. Elle casse le mythe de l’intégration des Noirs dans la société étasunienne post-Jim Crow et elle explique ce que ressent Mohammed Ali lorsqu’il jette sa médaille olympique et le malaise de James Baldwin dans son propre pays qui, pour respirer un peu, s’exile en Europe. Plus globalement, elle éclaire cette impression qu’on peut avoir sur le fait que l’Afro-Américain est piégé et rendu incapable de faire la révolution. Comme s’il lui était ontologiquement impossible d’aller jusqu’au bout. Cela dit, indépendamment d’une question d’essence, il se fait d’abord rattraper par l’ordre des choses constitué par les exigences du monde de la consommation. En effet, même les membres des Da Fellas reculent devant le risque de se faire exclure de l’université. Ils ne veulent, in fine, pas perdre leurs privilèges. Ce qui à mon sens n’est pas de bon augure parce qu’on voit bien que le « principe de négratricité » capitule devant l’option de l’intégration, et de quelques prérogatives. Cependant un certain nombre de questions – qui me viennent de Bad Brains – persistent : « peut-on s’adapter à une société dysfonctionnelle ? » ou encore, « l’inadaptation dans une société malade n’est-il pas l’état le plus logique ? »
Fabrice TORCHON,
Enseignant à l'Alliance française d'Atlanta
Tel: +1470-642-8128
Email: fabricetorchon14@gmail.com