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Billet de blog 29 juillet 2008

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Chiapas : la guerre des mondes

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Chiapas : la guerre des mondes

Oventik : juillet 2008.

Chiapas : la guerre des mondes

Un colibri, tout près, vient butiner dans l’entonnoir rouge des fleurs qui grimpent le long d’un gros avocat. Au-dessus, fusant d’un chobtik (le champ de maïs, pour les tsotsil), le vol impeccablement rectiligne, horizontal, d’un couple de bak mut (le fameux zanate, voleur comme une pie, dont les paysans disent que sur quatre grains, deux sont pour l’homme, un autre pour la terre, et l’autre pour le zanate).

Derrière le portail fermé du caracol, deux femmes, petites, le visage caché par leur paliacate1, montent la garde.

1 Foulard rouge, avec des motifs originaires des Indes, utilisé, comme le passe-montagne, pour compliquer le travail des nombreux espions du gouvernement et, comme disent les zapatistes « pour qu’enfin vous nous regardiez ».

Au loin, les voiles blanches de la brume s’élèvent lentement au-dessus des bois de pins, s’enroulent et s’étirent autour des crêtes, comme un incendie glacé.

Nous voici une fois de plus dans ces montagnes du sud-est mexicain, redevenues « territoire indigène » depuis bientôt quinze ans. Ces terres où hommes, femmes et enfants des communautés zapatistes ont entrepris d’entamer la récupération de leur dignité, et, au passage, la reconstruction d’une autonomie, aussi bien matérielle que culturelle et politique. Cette année, et pour reprendre une expression de Marcos lors de sa dernière intervention publique, en décembre 2007, lors de l’hommage rendu à l’Universidad de la Tierra de Jobel (nom tsotsil de San Cristóbal de las Casas) à l’ethno-historien français André Aubry, l’odeur de la guerre fait à nouveau sentir sa puanteur. Et nul besoin d’être un guerrier pour la reconnaître2. Il vaut mieux, cependant, ne pas faire partie des troupeaux de « voyageurs organisés » (comme si voyager ne signifiait pas « faire son chemin »), ou des groupes plus « cool » de routards en quête du « bon plan pour manger et dormir »), qui rentreront chez eux plein de photos et de certitudes: « il ne se passe rien au Chiapas, j’en reviens... ».

Les paysannes et paysans tsotsil, tseltal, tojolabal, chol ou zoque qui se relaient tous les dix jours dans les modestes bureaux des Juntas de Buen Gobierno, pour être à même, à la fois, d’apprendre à s’autogouverner et de ne pas délaisser les impératifs du travail dans les champs, acceptent pourtant de bonne humeur de recevoir toute personne ayant fait l’effort de leur rendre visite dans l’un ou l’autre des cinq caracoles, sièges de ces « conseils de bon gouvernement ». Ils répondent à la curiosité de leurs visiteurs, et leur disent que la liste des agressions subies par les communautés zapatistes s’allonge considérablement. Ces actions violentes (blessures par armes à feu ou machetes, incendie des maisons, destruction des cultures, vol de bétail, exactions et arrestations arbitraires) sont perpétrées par des individus, la plupart du temps indigènes comme eux, mais encadrés, financés et protégés par les autorités officielles et leurs institutions policières et militaires, dans le but de harceler, terroriser et tenter de faire déguerpir les familles des terres récupérées en 1994 et dans les années qui ont suivi le soulèvement zapatiste. La récompense promise est l’attribution de ces terres, qui deviendraient alors leur propriété privée. Des terrains qui pourront par la suite être revendus aux agro-industries, aux entreprises de l’éco-tourisme, ou encore aux multinationales de la prospection minière3.

Mais ce n’est pas la question des touristes, et du profond fossé qu’ils ne franchiront jamais, ni même celle de la guerre de basse intensité, sur laquelle quelques rares nouvelles ont dû parvenir jusqu’en France (sur les pages internet de la Jornada, où à travers les traductions diffusées par le CSPCL), que nous allons aborder dans les lignes qui suivent.

Car si ce « conflit de basse intensité » apparaît, de plus en plus clairement, comme l’élément central de la stratégie gouvernementale pour créer une situation de guerre civile au Chiapas, et justifier ainsi une intervention massive et brutale contre les centaines de communautés rebelles4, ainsi que contre les 34 municipios autonomes et les 5 caracoles, où se coordonnent et s’articulent les villages en résistance, il n’est que le volet ouvertement répressif de l’avancée imparable de la formidable machine économique, sociale et culturelle du système capitaliste mexicain et mondial.

On ne va pas ici énumérer chiffres et statistiques économiques. Il suffit de voir, le long des routes nouvellement construites, les tas de parpaings en béton, les sacs de ciment et les plaques de tôle ondulée (offerts dans le cadre de programmes gouvernementaux de développement aux communautés restées en dehors de la résistance), d’observer l’action des pulvérisateurs de produits phytosanitaires, cadeau, eux, des firmes agrochimiques, qui trouvent là l’occasion rêvée d’écouler les stocks de pesticides périmés5 ou interdits dans les campagnes des pays occidentaux. Il suffit de voir la prolifération des véhicules automobiles individuels, l’explosion de la « nourriture poubelle6 » sur les marchés et dans les rues, et l’apparition, dans les zones les plus reculées, de DVD, d’ordinateurs et surtout de téléphones portables...

Le Mexique, dont les paysan-ne-s ont inventé le maïs, voici 9000 ans, et qui est demeuré autosuffisant sur le plan alimentaire jusque dans les années 1970, importe maintenant le tiers de sa consommation de cette céréale, qui est à la base du bol alimentaire de la population. Les campagnes se vident, les villes débordent.

Le monde moderne, marchand et industriel, est en train d’envahir à pleine puissance des régions qu’il s’était contenté, depuis des décennies, de piller à travers ses agents et intermédiaires, tout en les maintenant dans une profonde

On comprend aisément que ce mode de vie, revendiqué, approfondi et précisé (notamment en ce qui concerne la lutte pour l’égalité des femmes) par les zapatistes, appliqué dans les « zones rebelles », se heurte frontalement à la logique non seulement du colonialisme, mais aussi à celle du système capitaliste et du monde industriel.

Celui-ci ne peut en effet tolérer le maintien de structures considérées comme archaïques, comme faisant obstacle à l’individualisation des personnes, à leur disponibilité pour entrer dans le système de production13 et de consommation dominant. La revendication de l’entité politique collective souveraine qu’est la communauté (chez les zapatistes, ces dernières se coordonnent en outre au sein des municipios autonomes, et ceux-ci à travers les conseils de bon gouvernement) ne peut être acceptée par un pouvoir politique concentré dans la machine de l’Etat, elle-même servie par les appareils des partis. A travers elle, les classes dominantes se sont habituées à gouverner sans partage et sans opposition réelle, pour leur propre profit ou celui des entreprises nationales ou internationales.

Partout où les communautés indigènes et paysannes ne sont pas engagées dans un processus de résistance, plus ou moins comparable à celui des zapatistes, les progrès du mode de vie industriel capitaliste sont effarants. Une sociologue mexicaine rapportait récemment14 avoir vu une femme indigène, qui venait de toucher les 300 pesos de l’aumône gouvernementale appelée « Oportunidades15 », courir acheter 5 sachets de soupe en poudre, et des sodas en bouteille16: une dépense de 100 pesos, pour faire le bonheur d’une petite famille dénutrie, mais déjà aliénée, dans un pays où les traditions culinaires sont pourtant d’une variété et d’une richesse considérables.

Telle est donc la « guerre des mondes » à laquelle on assiste au Chiapas. Le monde indigène a fait, lui, la preuve de sa capacité à résister et à s’adapter, à innover même dans les conditions les plus adverses, à respecter et à développer son environnement naturel et social. Mais il doit subir l’implacable offensive de cet autre monde, dont on ne compte plus les destructions, les massacres et les ravages. Un monde dont nous sommes théoriquement, nous autres citoyens occidentaux, responsables. Mais dans lequel celles et ceux, pourtant nombreux, qui en contestent les fondements, n’ont guère voix au chapitre. Un monde qui ne s’embarrassera pas de scrupules au moment d’écraser la minuscule résistance zapatiste des maya et zoque du Chiapas.

Les efforts menés par l’EZLN pour proposer à la société civile mexicaine et internationale de s’associer à cette résistance, en tout cas, ont été constants depuis 1994. Car leur guerre à eux, ils la mènent avec des armes inédites : la parole, l’écoute, plus les actes concrets de construction autonome. Il n’est pas sûr qu’ils en sortent victorieux, mais ils auront au moins eu le mérite de tenter quelque chose. Et pour qui a eu l’occasion de partager avec eux quelques semaines de cette joyeuse rébellion (malgré la violence des coups qu’on leur porte), ou d’être témoin de l’immense effort déployé par les zapatistes et leurs ami-e-s dans le domaine de la santé ou de l’éducation (qu’il s’agisse des écoles primaires ou secondaires autonomes, ou encore de l’extraordinaire et complice CIDECI-Universidad de la Tierra, superbement installé, sans un peso de l’argent officiel, dans la banlieue de Jobel), ce quelque chose vaut vraiment la peine.

Au cours de l’été 2007, un des commandants de l’EZLN a solennellement appelé les travailleurs et autres personnes « en bas à gauche » à « s’emparer des moyens de production17 », s’ils voulaient préserver l’humanité de la catastrophe en cours.

Rappelons, pour mémoire, que le calendrier maya prévoit pour 2012 la fin du monde actuel, apparu en 3113 avant notre ère. Le 23 décembre 2012, pour être précis.

Cela nous laisse donc largement le temps de voir venir...

J.Pierre Petit-Gras

1 Foulard rouge, avec des motifs originaires des Indes, utilisé, comme le passe-montagne, pour compliquer le travail des nombreux espions du gouvernement et, comme disent les zapatistes « pour qu’enfin vous nous regardiez ».

2 Le gouvernement de Felipe Calderón semble n’avoir pour projet que de vendre le pays (en privatisant le pétrole, l’électricité, etc), et de le militariser, utilisant le prétexte de la fulgurante extension du narco-trafic et de ses règlements de comptes, qui font chaque semaine des dizaines de morts, dont de nombreux policiers et militaires, parfois de haut rang. L’implication de l’Etat dans la production et le transport de la drogue, comme le réinvestissement des immenses bénéfices qu’elle génère dans des opérations immobilières, industrielles ou touristiques n’est un secret pour personne.

3 Une entreprise minière canadienne est directement derrière l’agression que subissent ces jours-ci les habitants de la communauté de Cruzton, dans le sud des Altos du Chiapas.

4 Le redéploiement des forces spéciales de l’armée fédérale, et les manoeuvres actuelles au coeur même des régions zapatistes, ont fait récemment l’objet d’une étude très détaillée du CAPISE. Les conclusions en sont alarmantes.

5 Dernièrement des tonnes de pesticides périmés ont été distribués aux producteurs de maïs. Par ailleurs, dans le cadre du programme « Maïs Solidaire » de l’état du Chiapas, des semences hybrides et des pesticides et herbicides sont donnés aux paysans, sans même une notice dans leur langue. Il faut bien que les entreprises chimiques occidentales écoulent leur production, il y va de l’emploi et du « niveau de vie » de millions de consommateurs.

6 Le Mexique vient juste derrière les USA pour le nombre d’obèses, et le diabète y explose littéralement, tandis que Pepsi et Coca Cola font des campagnes en milieu scolaire en faveur de l’exercice physique et... d’une « alimentation équilibrée ».

7 Cf la «1ère Déclaration de la Forêt Lacandone », janvier 1994.

8 Tandis que la “1ère Déclaration” réitérait les droits fondamentaux des blessés et prisonniers de guerre, l’armée fédérale a procédé à des exécutions massives de prisonniers et de « suspects » civils, notamment à Ocosingo, lors des journées de guerre ouverte contre l’EZLN.

9 Les colons espagnols se voyaient attribuer la « responsabilité » d’un nombre déterminé d’indigènes. En échange du devoir de les évangéliser, ils obtenaient quasiment tous les droits sur eux.

10 La Révolte des pendus, roman de B.Traven, paru en collection de poche, décrit remarquablement le système des peones acasillados.

11 La modification en 1992 des garanties constitutionnelles sur la propriété collective des terres –le système de l’ejido- constitue un pas décisif vers la privatisation des terres.

12 Le PRODESIS, projet initié sous l’égide de la C. E., dévoile clairement la participation des entreprises européennes au pillage des ressources de la forêt Lacandone.

13 Une production que l’industrialisation a totalement parcellisée, voire atomisée, tandis que dans les sociétés rurales et artisanales traditionnelles la polyvalence et la diffusion large des savoirs et techniques est une caractéristique fondamentale.

14 La Jornada du 10 juillet 2008.

15 Les familles zapatistes refusent (faut-il dire « bien sûr » ?) tout subside de la part des autorités locales, régionales ou nationales. 300 pesos équivalent à 20 euros, soit environ un dixième du « salaire minimum ».

16 Il faut dire que l’eau potable est une denrée rare au Mexique, les sources étant contrôlées par Nestlé, Pepsi, Coca Cola ou Danone, qui dominent ainsi le marché incontournable de la boisson conditionnée.

Véolia ou encore l’entreprise catalane Agbar ont mis la main, elles, sur les réseaux de distribution par canalisations.

17 On peut supposer qu’il faisait davantage allusion aux terres agricoles qu’aux usines de fabrication de matériel militaire, d’écrans plats ou de puces électroniques…

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