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Qu’est-ce que l’écofascisme ?
D’abord, Pierre Madelin, traducteur en français des grands noms de l’écologie profonde et de l’éthique environnementale anglophone, et auteur lui-même de livres à la fois informés et critiques dessinant les contours d’une écologie libertaire et abordant certains écueils de l’écologie radicale, dresse une généalogie du terme “écofascisme”, mot-valise d’emblée polémique, qui a servi tour à tour à dénoncer par les écologistes eux-mêmes le risque d’une récupération autoritaire de l’écologie ou au contraire à accuser les écologistes d’être eux-mêmes les partisans d’un totalitarisme écologique : bref, écofascisme était synonyme de greenwashing autoritaire pour les uns (plutôt de gauche) et de “Khmers Verts” pour les autres (plutôt de droite). Pierre Madelin retrace l’histoire de l’utilisation de ce terme en rendant justice de certains de ses usages manifestement exagérés, injustes et inappropriés. À la suite de Johann Chapoutot et d’autres, Pierre Madelin démystifie également le mythe d’une écologie nazie ou fasciste répandu en particulier par Luc Ferry et tous ses épigones.
On peut se demander alors qu’elle pourrait être la pertinence de ce terme aujourd’hui, s’il n’en a manifestement guère aussi bien historiquement que conceptuellement. Ici, Pierre Madelin prolonge en quelque sorte les analyses d’Ugo Palheta sur le fascisme contemporain, qu’il faut davantage voir comme un processus de fascisation (une dynamique populiste, xénophobe, autoritaire, illibérale, sécuritaire, policière, nationaliste, militariste voire belliciste et impérialiste, dont la Russie de notre siècle offre un exemple frappant) que comme un fascisme achevé ou revendiqué. L’écofascisme serait alors le nom d’un processus d’ « écologisation du fascisme » (notamment en France) et de « fascisation de l’écologie » (notamment aux États-Unis d’Amérique).
Cependant, il faut avouer que les exemples donnés de ces deux tendances restent trop superficiels et minoritaires pour qu’on puisse arriver à en appréhender la réalité : ainsi, la « verdisation » du discours du Rassemblement National ou le développement d’une écologie au sein de la Nouvelle Droite semblent très peu peser face à l’anti-écologisme foncier de la droite (extrême ou non) politique et idéologique ; quant aux quelques exemples de positions ou propositions anti-immigration chez certains acteurs, auteurs ou penseurs de l’écologie radicale et de l’éthique environnementale nord-américaine (Edward Abbey, Dave Foreman, Holmes Rolston III, et surtout Philip Cafaro qui est activement engagé dans la lutte contre l’immigration), on a peine à les considérer comme un risque sérieux de collusion entre l’écologisme et le fascisme face au climatoscepticisme massif et à l’antiécologisme foncier de la droite américaine.
Pierre Madelin en a bien conscience et précise que l’écofascisme, envisagé de manière large comme un « holisme sacrificiel », relève davantage de l’hypothèse et de la politique-fiction, comme une heuristique de la peur en quelque sorte, consistant à désigner un risque possible pour le prévenir et éviter qu’il advienne – le risque étant peut-être de contribuer à créer ce que l’on craint. Ainsi, une extrême-droite sensible à l’écologie pourrait aujourd’hui puiser dans les travaux plus suggestifs que démonstratifs d’un Stéphane François entre autres tout l’arsenal intellectuel et référentiel nécessaire pour créer en quelque sorte un écofascisme historique avec toute une généalogie idéologique.
L’écofascisme existe-t-il ?
Quittons maintenant l’histoire du concept d’écofascisme et l’évaluation critique de ses usages passés et présents, quittons également l’hypothèse écofasciste et la politique-fiction, et, pour rester dans le champ de l’anticipation, scrutons le présent pour y déceler les prolégomènes possibles à un fascisme écologique futur. Peut-on parler aujourd’hui d’écofascisme en France ou ailleurs ? Peut-on même seulement y parler d’écologie de droite ou d’extrême-droite ?
À première vue, le seul courant écologique identifiable comme tel à droite est l’écologie intégrale, qui peut être assimilée à un écoconservatisme mais certainement pas à l’écofascisme, à moins de donner à ce dernier terme une extension telle qu’il en deviendrait davantage un fourre-tout polémique qu’un concept idéologique. Née en contexte catholique, préparée par la lente émergence de l’écologie chrétienne, intégrée au magistère par le pape François avec son encyclique Laudato si en 2015 et devenue ainsi doctrine officielle de l’Église catholique, l’écologie intégrale a été notamment incarnée en France par la revue Limite (2015-2023), dont le « bioconservatisme » a évolué du catholicisme conservateur proche des Veilleurs et de la Manif pour Tous au christianisme de gauche. La fin de cette publication, faute de lecteurs et de moyens suffisants, est cependant significative de la place réelle de l’écologie intégrale et plus largement d’un écoconservatisme en France : minoritaire voire confidentiel, idéaliste et intellectuel, mais sans représentation politique ni soutien sociologique.
De plus, après une certaine ouverture aux questions et aux sensibilités écologiques, économiques et sociales dans la presse catholique conservatrice pendant les années 2000-2010, avec entre autres la formation et la formulation d’une écologie chrétienne et même d’un anarchisme chrétien dans ses pages, la contre-révolution libérale-conservatrice, polarisée de manière très critique contre le pape François, a largement fait refluer l’intérêt porté à ces réflexions et positionnements. Bref, à part quelques personnalités isolées, il n’y a pas d’écoconservatisme, d’écologie conservatrice ni d’écologie de droite identifiable en France.
Quant à l’écologie intégrale et l’écologie chrétienne, elle a reflué dans la sphère strictement religieuse et ecclésiale et dans ce qu’il reste, autant dire les miettes, du christianisme de gauche. On la retrouve par exemple, de manière aussi radicale que confidentielle, dans la publication en ligne Un pont lancé animé par les anciens Chrétiens Indignés Serge Lellouche et Anne Josnin, aussi farouchement antifasciste qu’anticapitaliste, et plus largement antiréactionnaire et anticonservateur, bref, plutôt rattachable à la gauche du Christ et à l’extrême-gauche du pape François, notamment dans sa défense intraitable de l’accueil inconditionnel des personnes en situation de migration. On est ici aux antipodes de l’écofascisme.
Où pourrait-on trouver alors un écologisme de droite ? La plupart des revendications d’une écologie à droite sont généralement davantage des charges polémiques contre l’écologie politique historique qu’une véritable élaboration d’une écologie de droite : on y fustige abondamment les écolos gauchistes, les bobos végans, les écoféministes, les antispécistes et autres écoterroristes en herbe, et surtout tous les courants écologistes réellement existants et actifs dans les champs politiques et militants, des Verts aux Soulèvements de la Terre en passant par L214 présentée comme une organisation criminelle. Quant au « Sandrine Rousseau bashing », il est devenu un lieu commun de toute la « réacosphère » à laquelle elle sert de punching ball et de bouc émissaire de son besoin de lynchage symbolique permanent.
Cas d’école, la revue souverainiste et populiste de Michel Onfray, Front Populaire, a ainsi consacré son cinquième numéro à la question écologique, intitulé “Ecologies : les leurs et la nôtre” : le ton est donné d’emblée. Au sommaire, démolition de l’écologie politique présente (on ressort même les vieilles « pastèques » lepénistes, « vertes dehors et rouges dedans », et le reste à l’avenant…) et proposition alternative d’une écologie « authentique », « réelle », « réaliste », « populaire », « rurale », « incarnée », « enracinée », qui se résume grosso modo au souverainisme et au localisme, tout en ouvrant ses pages à quelques représentants de l’animalisme et de l’antispécisme prêts à défendre la cause animale jusqu’en enfer.
Bref, politiquement, on ne voit pas trop ce que cet « écosouverainisme » propose de neuf, entre le ruralisme, le localisme et le souverainisme que se disputent le RN, et tous les avatars souverainistes, populistes et ruralistes de la droite attrape-tout, avec l’Alliance Rurale du président des chasseurs Willy Schraen en dernière émanation. Quand on sait que tous ces partis et mouvement, RN en tête, votent systématiquement, aux niveaux locaux, nationaux et européens, en défaveur de toutes les législations écologiques et en faveur de toutes les dérégulations des déjà trop rares législations écologiques, on ne voit pas trop ce que cette écologie a d’écologique…
L'écofascisme passera-t-il ?
Où est-elle alors, l’écologie de droite ou d’extrême-droite, voire l’écofascisme ? Pierre Madelin en décèle essentiellement l’élaboration depuis une trentaine d’années dans les médias de la “Nouvelle Droite” sous la houlette d’Alain de Benoist, grand introducteur dans la droite radicale de certaines pensées et idées de gauche ou d’extrême-gauche, anticapitalistes, socialistes, anarchistes, communistes, écologistes et décroissantes, à travers ses nombreux articles dans les revues qu’il dirige, Eléments, Krisis et Nouvelle École, ses livres sur ces questions régulièrement réédités par les éditeurs proches (hier Pierre-Guillaume de Roux, récemment disparu, aujourd’hui la Nouvelle Librairie), ses interventions régulières dans les divers médias de la droite “hors les murs” (Boulevard Voltaire, TV-Libertés…), et son influence sur plusieurs générations de militants, journalistes et auteurs de droite et d’extrême-droite voire d’ailleurs.
C’est dans cette fusion entre une recomposition post-fasciste et post-nazie de la droite radicale après-guerre à travers notamment la réappropriation de la constellation d’auteurs de la “Révolution conservatrice” allemande (Oswald Spengler, Ernst Jünger…), et l’appropriation depuis plusieurs décennies par ces courants dits de “Nouvelle Droite” d’idées issues essentiellement de l’écologie radicale et du socialisme anarchisant voire du marxisme hétérodoxe, que Pierre Madelin voit la matrice idéologique de l’écofascisme à venir. S’il assumera certainement une certaine écologie conservative d’inspiration heideggerienne, Alain de Benoist récusera pour lui-même évidemment le terme d’“écofascisme” aussi bien qu’il récuse celui de “fascisme”.
Au-delà des publications d’Alain de Benoist, Pierre Madelin s’appuie également sur le colloque 2020 de l’Institut Iliade (qui a succédé au GRECE, matrice de la Nouvelle Droite en France) dont les actes ont été publiés à la Nouvelle Librairie, intitulé « La Nature comme socle, pour une écologie à l’endroit », l’écologie à l’envers étant bien sûr l’écologie politique historique, de gauche. L’intervention de l’énarque anti-immigrationniste Jean-Yves Le Gallou, ancien cadre du GRECE, du Club de l’Horloge, du FN puis du MNR, soutien de la campagne présidentielle d’Éric Zemmour, donne le ton : « Face à l’écologie hors sol, pour une écologie enracinée. » C’est dans la fusion entre écologisme et identitarisme, et donc anti-immigrationnisme voire « ethno-différentialisme » et « racisme culturel », que Pierre Madelin voit la racine de l’ »écofascisme » : il s’agirait d’une « écologisation du fascisme », d’un « grand-remplacisme » teinté de vert, en quelque sorte… Quel est le degré d’infusion écologique de ce « fascisme » ? L’ « écofascisme » n’est-il rien d’autre qu’un fascisme repeint en vert ? Ne peut-on se poser des questions similaires pour l’écosouverainisme, l’écoconservatisme, etc. ? Va-t-on vraiment plus loin que le greenwashing ou une diffusion interne d’idées dans l’air du temps ?
Quoi qu’il en soit, c’est plutôt dans l’ultra droite identitaire et groupusculaire que peut se faire un certain amalgame « écofasciste », rarement revendiqué comme tel, entre survivalisme, localisme et ruralisme, avec le recyclage des ZAD en ZID : « zones identitaires à défendre. » De même que la revendication de l’épithète fasciste est très rare aujourd’hui (à l’exception notable du mouvement de la CasaPound en Italie), celle d’écofasciste l’est encore davantage : en dehors des manifestes des terroristes Brenton Tarrant et Patrick Crusius, par l’évocation desquels Pierre Madelin ouvre son livre, et des livres de l’auteur finlandais des plus confidentiels Pentti Linkola (1932-2020), dont un seul a été publié en anglais, qui se dit écofasciste ? De même que « fasciste », qui pourrait a fortiori se dire « écofasciste » dans le contexte contemporain, à part des individus et groupuscules extrémistes et isolés ?
Finalement, pour qui connaît la droite et l’extrême-droite, le risque écofasciste est très faible. Même si on peut parfaitement imaginer des écologies conservatives ou réactionnaires voire identitaires, loin d’être aujourd’hui constituées comme telles malgré toute une généalogie intellectuelle possible et latente, la droite et l’extrême-droite politiques et médiatiques restent très loin d’une quelconque écologie authentique, étant dans la critique de l’écologie existante et historiquement constituée et dans l’opposition aux mouvements et partis écologistes ou animalistes ainsi qu’aux législations écologiques. Bref, l’hypothèse écofasciste reste du domaine de la politique-fiction.