Cette commission se déroula du 10 janvier au 12 avril de l’année 2006 ; 221 personnes, dont bien sûr le juge Fabrice Burgaud, furent entendues durant 200 heures par 30 parlementaires.
Et c’est lors de son intervention du 14 mars 2006, sous serment – soit « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » –, que la journaliste de Libération Florence Aubenas avoua d’elle-même à cet auditoire avoir « consulté le dossier dans son intégralité, à un mois environ de l’audience de Saint-Omer. (…) je me suis démenée pour avoir le dossier. ».[1]
Elle expliquait peu avant :
« Je fais alors quelque chose d’interdit : je consulte le dossier d’instruction. Je pense très sincèrement y passer deux jours, en fait j’y passe quinze jours – et je dois dire que j’y aurais bien passé un mois. »
Parmi tous les députés présents, seul l’un d’entre eux sembla s’offusquer d’un tel aveu. Il s’agit du député Georges Fenech, magistrat de formation :
« Madame Aubenas, je crois que c’est la première fois que j’entends un journaliste avouer publiquement, avec désinvolture, avoir eu accès à un dossier d’instruction. Je m’interroge évidemment sur la façon dont vous l’avez obtenu, qui est en toute hypothèse illégale puisque quelqu’un participant à l’instruction vous l’a remis illégalement. La fin, qui est pour vous la recherche de la vérité, justifie-t-elle tous les moyens, même illégaux ? Si oui, n’avez-vous pas le sentiment de vous ériger vous-même en juge ? Quelle est votre légitimité pour enfreindre la loi de cette façon ? Votre carte de presse ? Vos talents professionnels ?
Cela met en cause le fonctionnement même de l’institution judiciaire. Croyez-vous que les personnes qui figurent dans le dossier verront d’un bon œil que leur dossier se retrouve entre les mains de quelqu’un qui n’a pas à être dans la procédure ? Je vous retourne donc votre question : à quoi sert-il de faire des lois si elles ne sont pas respectées ? »
Illégal, le mot est lâché !
Voici comment l’intéressée répondit :
« Je n’ai pas dit « avec désinvolture » que j’avais eu accès au dossier, mais avec une certaine solennité, qui n’a visiblement pas été comprise. Je l’ai dit pour que vous compreniez comment nous travaillons. Je ne suis pas venue pour jouer à cache-cache, et je suis confuse que vous pensiez que j’ai enfreint la loi avec désinvolture.
Ce qui me semble particulier dans cette histoire, c’est que j’ai pensé que je ferais mieux mon travail en faisant quelque chose d’interdit. C’est une première interrogation professionnelle. J’ajoute que je n’ai reproduit ni recelé aucune pièce, je n’ai rien photocopié. »
Très vite après, le tandem « bad cop/good cop » formé par le rapporteur Philippe Houillon et le président André Vallini – tous deux avocats de formation –, vola au secours de la journaliste.
Le bref échange qui suit est révélateur :
« M. le Rapporteur [Houillon] : Je donne lecture de l’alinéa 1er de l’article 11 du code de procédure pénale : « Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète. ». On peut donc s’interroger sur le caractère illégal de votre démarche…
M. le Président [Vallini] : Vous n’avez pas fait quelque chose de très grave, peut-être même pas d’illégal… »
Ce à quoi l’intéressée répondit, avec un humour déplacé (mais sans désinvolture donc) : « Je suis déçue… »
Ainsi, nous apprenons de la part d’un avocat que l’on peut « s’interroger sur le caractère illégal de [cette] démarche. » (soit : avoir obtenu le dossier d’instruction avant les procès).
Ah bon.[2]
Qu’il nous soit cependant permis de faire le point sur la situation dans laquelle nous sommes, au moment où ces mots sont lâchés.
On indiquera tout d’abord que ce dossier fut très vraisemblablement transmis à Florence Aubenas par l’intermédiaire d’un des avocats de la défense, avec lesquels, on le sait, la journaliste avait entretenu des liens privilégiés tout au long des audiences de Saint-Omer et au-delà.
Celle-ci, convaincue par la vision de ces avocats sur l’affaire, s’appuiera sur ce précieux document lors de l’écriture de ses articles de Libération à venir (puis de son livre), partiaux et largement favorables aux accusés, nonobstant le fait que le procès en première instance était en cours.
On a pu en effet constater combien la vérité médiatique s’était imposée dans cette affaire d’Outreau, avant toute vérité judiciaire.
Ce professionnel qui lui remit sans doute le document sous la robe ne pouvait bien entendu ignorer les bonnes dispositions de la journaliste à son égard, ni les intentions à venir de celle-ci.
Et, à l’instar des avocats de la défense qui travaillèrent de concert à la défense de leurs clients, c’est notamment la cause des treize accusés clamant leur innocence que Madame Aubenas allait plaider face à l’opinion publique, et non d’un(e) seul(e).
Un simple coup d’œil rétrospectif sur ses articles de Libération ou son ouvrage La Méprise suffira aisément à s’en convaincre.
Certes, il est vrai que l’enquête et l’instruction étaient closes au moment où Florence Aubenas eut accès au dossier d’instruction, mais les procès, eux, n’avaient pas encore eu lieu et donc, cette transmission ne pouvait que nuire à la sérénité de la justice, ce qui fut bel et bien le cas, puisque Florence Aubenas n’hésita pas à faire pression sur celle-ci.
La conservation du secret de l'enquête et de l'instruction n’a-t-il pas pour objet de protéger l'ensemble des acteurs tout au long de la procédure pénale et par conséquent, jusqu’au verdict ?
Par ailleurs, en interrogeant ainsi le caractère illégal de la consultation du dossier d’instruction par Florence Aubenas, le rapporteur Houillon irait-il aussi jusqu’à considérer que l’avocat qui la lui aurait permise n’aurait peut-être pas brisé les règles du secret professionnel auquel sa profession le soumet ?
Une réponse claire à ce sujet aurait été précieuse ; nous n’en saurons rien, passons.
Mais si illégalité il y eut bien, ainsi que l’auteur de ces lignes le considère peut-être trop naïvement, que risquait Florence Aubenas ?
L’article 321-1 du code pénal nous apprend que « le recel est le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d'intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d'un crime ou d'un délit » et que ce « recel est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende. ».[3]
Bigre ! La faute aurait été lourde donc et cela, la journaliste de Libération le savait sans doute pertinemment, puisqu’elle n’oublia pas de préciser dans sa réponse devant la commission qu’elle n’avait justement rien « recelé ». Elle prit donc l’habile précaution d’employer ce verbe en particulier, et ce, vraisemblablement pour mieux se couvrir en cas d’éventuelles poursuites.
Bon, soit ! Florence Aubenas eut accès à l’intégralité du dossier d’instruction avant le début des assises de Saint-Omer. Dont acte.
Mais si elle n’a rien « recelé », « reproduit » ou « photocopié », où donc la journaliste a-t-elle bien pu consulter cet imposant document de 30 000 pages pendant deux semaines ? Cette question lui fut posée peu après, par le député Gilles Cocquempot :
« Quant à Mme Aubenas, elle a dit qu’elle avait pu consulter l’ensemble du dossier un mois avant l’audience de Saint-Omer. Je veux bien croire qu’elle a dû « ramer » pour l’avoir, mais pourquoi seulement un mois avant ? Et à défaut de savoir par qui, peut-on savoir où elle l’a consulté ? À Saint-Omer ? À Boulogne ?
(…)
Mme Florence AUBENAS : Si je n’ai consulté le dossier qu’un mois avant le procès, c’est parce que c’est à ce moment-là qu’on m’a dit que je couvrirais l’audience des assises. Avant, je couvrais les élections en Algérie. C’est une simple question de timing. Je n’aurais pas accepté de lire le dossier s’il avait été incomplet ou si l’instruction n’avait pas été achevée. Quant à savoir où je l’ai consulté, ma foi, je ne m’en souviens plus… »
Bien sûr Madame Aubenas ! Affirmons sans la moindre désinvolture qu’il est tout à fait normal que l’on ne se souvienne plus où l’on peut bien avoir consulté le dossier d’instruction de la bouillonnante affaire d’Outreau pendant quinze jours. C’est évident !
Cette amnésie tombe bien cela dit ; ainsi, nul besoin d’évoquer le lieu en question : imaginons un petit cagibi exigu, mal éclairé et non chauffé, servant d’ordinaire à y déposer les manteaux, et situé au sein du cabinet de ce conseil si sympathique, lieu dans lequel, quinze longues journées durant, la journaliste se plongea dans le dossier en oubliant tout le reste...
Le grand journalisme est vraiment un métier de passion !
Intéressons-nous maintenant aux dates mentionnées par la journaliste : elle nous dit avoir « consulté le dossier dans son intégralité, à un mois environ de l’audience de Saint-Omer. ».
Le premier procès de Saint-Omer débutant le 4 mai 2004, c’est aux alentours de la fin mars-début avril 2004 que la journaliste obtint donc ledit dossier.
Et que sait-on à cette date ? On sait que ce document vient d’être enfin numérisé et distribué à tous les avocats sous la forme d’un simple CD-Rom. Chic ! Fini le pavé papier des 30 000 pages : tout tient désormais sur un simple CD.
Cela, c’est l’entretien du 16 mars 2006 de l’ancien procureur de la République près le tribunal de grande instance de Saint-Omer, Monsieur Éric Maurel, avec l’IGSJ (Inspection Générale des Services Judiciaires) qui nous l’enseigne :
« La numérisation du dossier a été matériellement réalisée par le TGI de Lille, seule juridiction du ressort équipée. Trois fonctionnaires du TGI de St-Omer ont été délégués à cette tâche pendant 20 jours et, dans son souvenir, chaque avocat a ainsi pu recevoir le CD-Rom, mi-mars 2004. »
C’est bien ce dont semblait aussi se souvenir feu Monsieur le président de la cour d’assises de Saint-Omer, Jean-Claude Monier, au cours de son entretien du 20 janvier 2006 avec la même IGSJ : « les pièces du dossier ont été numérisées en mars ou avril 2004. ».[4]
Juste au moment où Florence Aubenas s’est « démenée pour avoir le dossier » donc, le hasard fait bien les choses !
Mais chassez immédiatement toute mauvaise pensée de votre esprit, cher lecteur : non ! Florence Aubenas n’a pas emporté (recelé) chez elle ce dossier, qu’elle pouvait pourtant faire tenir dans la poche de son imperméable. Non, vous dit-on !
Elle est donc venue chaque matin, pendant quinze jours, consciencieusement, dans son petit cagibi glacé, pour y lire l’imposant document, puis repartait chaque soir, même par grand vent ou pluie battante.
Eh oui : elle n’était donc pas à Paris pour ce faire, mais déjà sur place, dans le Nôôôrd[5].
Et le plus admirable est qu’elle a dû réitérer cet exploit avant le deuxième procès à venir, celui de l’appel de Paris.
En effet, ne lui a-t-il pas bien fallu le consulter à nouveau, ce satané dossier, dont elle n’avait rien « recelé », « reproduit » ou « photocopié », puisqu’elle s’y appuya de nouveau[6] au moment de l’écriture de son livre-plaidoyer La Méprise, en 2005 ?
Rebelote donc ! Allers et retours dans le réduit des semaines durant peut-être, pour y rédiger partie de son livre, en laissant chaque soir le CD-Rom sur le coin du bureau et sans oublier d’éteindre la lumière, puisqu’elle devait sans doute être la dernière à quitter les lieux…
Là encore, lecteur ! Non ! Ce CD n’aura pas bougé de sa place tout du long et ne se sera jamais au grand jamais retrouvé chez Florence Aubenas. Car elle n’a rien « recelé », vous a-t-elle dit sous serment !
Sans désinvolture aucune, mais plutôt avec une certaine solennité, nous disons que nous la croyons sur parole.
Qu’il nous soit simplement permis de continuer à lui doucement reprocher d’avoir commis ce petit « quelque chose d’interdit », mots qu’elle répète par deux fois devant la commission d’enquête parlementaire.
Et d’ajouter qu’elle (parmi d’autres journalistes) était aussi peut-être un brin trop coutumière des actions illégales durant le procès d’Outreau et au-delà ?
Car que penser du fait de divulguer dans des articles de presse, en cours de procès, les vrais noms et prénoms de certains enfants, six garçons et trois filles, presque tous présumés victimes d’abus sexuels ? N’était-ce pas risquer jusqu’à 15 000 Euros d’amende ?[7]
Que penser du fait de jeter le discrédit sur une décision juridictionnelle, en ne reconnaissant publiquement que quatre enfants victimes au lieu de douze ? N’était-ce pas courir le risque de 6 mois d’emprisonnement et 7500 Euros d’amende ?[8]
Que penser du fait de revendiquer publiquement avoir voulu, avec la sortie d’un livre, faire pression sur un procès à venir ? N’était-ce pas là encore courir le risque de 6 mois de prison et 7500 Euros ?[9]
Tout cela devait-il vraiment faire partie du rôle que devait jouer une journaliste qualifiée de grand reporter, censée devoir faire preuve d’un minium d’objectivité dans son travail ?
Mais suffit ! À chacun de se faire une idée, car comme le dit Florence Aubenas elle-même :
« La déontologie est à la fois un grand mot et la petite cuisine de chacun. »
Et toc !
Philippe Radault, février 2025
Je remercie Frédéric Valandré et Jacques Delivré, tous deux spécialistes du dossier d’Outreau, pour leurs précieuses remarques sur ce texte.
[1] Pour cet échange et les suivants, cf. : https://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-enq/r3125-t2.asp
[2] Gilles Antonowicz, avocat également, écrivait pourtant, à propos de cette pratique, que c’est « interdit, mais courant. ». Cf. : La faiblesse des hommes - Histoire raisonnable de l'affaire d'Outreau - Paris : Max Milo, 2013, page 217.
[3] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006418234
[4] Cf. pour ces deux extraits : Ministère de la Justice – Inspection des Services Judiciaires – Comptes rendus d’entretiens (du 7 décembre 2005 au 6 avril 2006).
[5] Clin d’œil à la célèbre scène de Michel Galabru dans le film Bienvenue chez les Ch'tis.
[6] Nous avons vu de quelle manière dans notre ouvrage L’affaire d’Outreau – Retour sur La Méprise, Lille, TheBookEdition, 2024.
[7] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006419789
Cf. : les articles de Libération de Florence Aubenas des 4, 6, 13, 14, 19, 21, 27 et 29 mai 2004, 4, 5, 8, 10 (deux articles), 11, 12, 22, 23 et 24 juin 2004, 2 et 3 juillet 2004, 1er décembre 2005 (voir également, après verdict, 2 décembre 2005 et 30 juin 2006).
[8] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006418666/2002-01-01/.
Cf. : https://www.dailymotion.com/video/x14fw29
[9] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006418649#:~:text=La%20publication%2C%20avant%20l%27intervention,7%20500%20euros%20d%27amende.