Ces propos du journaliste et écrivain feu Gilbert Ganne datent de 1960[1], et demeurent d’actualité. Difficile, n’est-ce pas, de ne pas songer au dossier Delay et autres ou affaire dite d’Outreau dans le cas présent – avec cette particularité d’un « forum » qui a tourné casaque en plein procès !
Que n’a-t-on dit et entendu sur ce procès, qui s’est ouvert il y a vingt ans jour pour jour devant la cour d’assises du Pas-de-Calais, à Saint-Omer, et qui s’est terminé dans la nuit du 1er au 2 juillet 2004 (à deux heures du matin) par dix condamnations et sept acquittements. C’est un avis personnel : ces neuf semaines d’audience hors norme, présidées par le magistrat Jean-Claude Monier (il a bien eu du courage) dans une atmosphère extrêmement tendue, auraient mérité de bénéficier d’un authentique compte rendu sténographique. Bien sûr, dans le document intitulé Procès-verbal des débats Affaire d’Outreau, cour d’assises du Pas-de-Calais à Saint-Omer, un certain nombre de propos ont été actés – et c’est tant mieux : on rappellera notamment les aveux partiels de Thierry Delay (p. 25), les deux revirements de Myriam Badaoui, à décharge puis à charge (p. 36 et 39), l’évocation par leur fils Jonathan du cadavre d’une petite fille cachée sous son lit[2] (p. 40), l’avis du policier fédéral belge Yves Goethals comme quoi « les investigations [relatives à un présumé réseau pédocriminel] avaient cessé en Belgique depuis Mai 2002 » (p. 76). Mais ils ne constituent qu’une infime partie de ce document de 98 pages.
On peut regretter par exemple qu’aucun propos relatif aux faits présumés de violences sexuelles à caractère zoophile (élément qui a donné au dossier son caractère sordide, vomitif même) n’ait été acté, alors que Me Dupond-Moretti aurait mis en avant l’impossibilité pour un chien – le « chien berger allemand » évoqué dans l’arrêt de renvoi lu à l’ouverture du procès[3] – de violer un enfant sans provoquer chez ce dernier une hémorragie interne, en interrogeant un expert gynécologique, le docteur Jean-Claude Loisel, l’après-midi du 17 mai 2004 – élément que me confirmera un chroniqueur judiciaire lors d’une conversation en « off[4] ». [Ces détails peu ragoûtants évoqués par Myriam Badaoui et ses enfants prenaient-ils leur source dans le visionnage des huit VHS zoophiles placées sous scellé n° 17 du PV de perquisition du F4 des Delay daté du 20 février 2001 et enregistré sous la cote D89 ? C’est probable, mais rappelons que les experts de la gendarmerie de Rosny-sous-Bois et de la police d'Écully sollicités par le juge Burgaud n’ont guère eu le temps de visionner la totalité des trois cent cassettes de Thierry Delay[5].]
Il est également dommage que lors du témoignage de Gilbert Delobel, gérant de la boutique Erotic Shop à Boulogne-sur-Mer chez qui Thierry Delay se fournissait en cassettes classées X (après-midi du 26 mai 2004), rien n’ait été acté concernant la bobine super 8 pédopornographique que possédait ce monsieur, cela aurait permis de comprendre pourquoi il n’a pas été mis en examen. Sur ce point, les notes d’audience de Marine Mazéas, la journaliste ayant suivi le procès pour Le Nouveau Détective, sont bien plus intéressantes – en voici un extrait (orthographe d’origine respectée) :
«… une avocate de la partie civile [on ignore laquelle] se lève : Avez-vous des relations dans la police ?
G [Gilbert Delobel] : non
partie civile : ça ne ma parait pas normal que cet homme détienne une cassette pédophile sans être inquiété. c’est une infraction pénale. je demande à ce qu’il y ait des poursuites contre cet homme. Il n’y a pas prescription.
l’avocat général [Gérald Lesigne] se contente de répondre : il s’est procuré cette cassette dans les années 70, il n’y aura pas de poursuites[6]. »
Par ailleurs, tout comme votre serviteur, nombre d’observateurs auraient bien aimé que le verdict de la cour d’assises du Pas-de-Calais bénéficie d’une motivation écrite ; il y a dix ans de cela, mon défunt préfacier Jean-Michel Lambert écrivait déjà : « il aurait été intéressant de connaître, si cela avait été possible à l’époque, la “motivation de l’intime conviction” des juges et des jurés de la cour d’assises de Saint-Omer. […] Quel impact aurait eu sur la commission [d’enquête parlementaire] l’audition du président de la cour d’assises du Pas-de-Calais invité à s’expliquer sur la culpabilité de six accusés [ceux qui clamaient leur innocence] au terme de QUINZE HEURES de délibérations[7] ? » Mais justement, à l’époque, nous étions encore loin de la loi n° 2011-939 du 10 août 2011 (applicable à partir du 1er janvier 2012) instituant la rédaction d’une feuille de motivation pour tout verdict prononcé par une cour d’assises. Résultat : un verdict vilipendé de toutes parts, dit « illisible » – de violentes attaques qui conduiront le président Monier à adresser une lettre au Garde des Sceaux Dominique Perben, en novembre 2004[8].
Un compte rendu « sténo » et une feuille de motivation (qui auraient été également les bienvenus pour le procès en appel à Paris, qui s’est terminé par un acquittement général le 1er décembre 2005), auraient-ils pu jouer le rôle de « juge de paix » sur papier, apporter la tranquillité dans les esprits ? Ce n’est pas sûr, mais cela aurait été un complément intéressant aux comptes rendus de la presse judiciaire, qui s’étaient passablement emballés en innocentant treize accusés suite à la première rétractation de Myriam Badaoui (audience du 18 mai 2004), et donc bien avant la fin du procès[9].
P. S : Ce qui est certain, c’est que « sur le forum » – pour reprendre l’expression de Gilbert Ganne – on s’en est donné à cœur joie, et pour ma part, j’ai été témoin de choses bien dérangeantes. D’un côté, un journaliste qui évoque sur un ton moqueur les accusations des enfants Delay contre tel ou tel habitant d’Outreau, afin d’amuser la galerie lors d’un débat à la journée du livre « Justice Médias Police » (Atrium de Chaville, Hauts-de-Seine, 5 avril 2008) ; de l’autre, un orateur qui, lors d’un rassemblement de soutien à Jonathan Delay (Paris, 10 mai 2015), déclare : « Les acquittés sont tous coupables. » Et je ne parle même pas des innombrables injures contre tel ou tel protagoniste du dossier sur les réseaux sociaux. Où est la sérénité dans tout cela, on se le demande…
P. S (bis): En complément, j’invite à consulter ces deux entretiens récents :
* Jean Songe pour le média de David Dufresne Au Poste :
https://www.youtube.com/watch?v=pHUxntpwpW4
* Gilles Antonowicz, avocat honoraire et historien, pour l’émission de Patrice Gélinet Les infox de l’Histoire :
[1] « Mes Maurice Garçon, Gabriel Delattre, René Floriot et Albert Naud, interviewés par Gilbert Ganne », Crapouillot n° 50 : Vraies et fausses erreurs judiciaires, octobre 1960, p. 70.
[2] Sur cette affaire périphérique qui n’a pas été traitée en tant que telle à Saint-Omer, et clôturée par une ordonnance de non-lieu le 3 septembre 2007, je renvoie à mon petit livre Meurtre à Outreau : dossier analytique (Nîmes, Nombre7 éditions, 2023). Certains auteurs croient de bonne foi en la véracité de cet épisode et donc en l’existence de cette fantomatique fillette ; pour en savoir plus, on peut lire les ouvrages de deux anciens enseignants, Jacques Cuvillier et Jacques Delivré : Outreau, angles morts Ce que les Français n'ont pas pu savoir (Berck, Thyma éditions, 2020), Une petite fille qui est morte Un cri dans la nuit (publié par Jacques Delivré en solo, même éditeur et même année). Se reporter également à l’ouvrage de Marie-Christine Gryson-Dejehansart, psychologue clinicienne – partie prenante de l’instruction en tant qu’expert –, Outreau la vérité abusée 12 enfants reconnus victimes (nouvelle édition : Paris, Fabert, 2024).
[3] Arrêt n° 1236 de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Douai, 1er juillet 2003, p. 40.
[4] Nous le savons, ces faits de zoophilie n’ont été retenus ni par Gérald Lesigne dans son réquisitoire de l’après-midi du 24 juin 2004, ni par l’arrêt de la cour d’assises du Pas-de-Calais du 2 juillet suivant. Pour autant ce type de violences sexuelles est-il impossible en soi ? Dans une enquête publiée l’année même du déclenchement de l’affaire d’Outreau, Sarah Finger a indiqué que les trois policiers de la Brigade de protection des mineurs de Paris « chargés à plein temps de surveiller et de sonder Internet ont pu visionner un nombre incalculable d’images pédophiles, couvrant toute la gamme susceptible d’exciter les amateurs d’enfants […], voire même avec des animaux… » (La mort en direct, Snuff movies, Paris, Le Cherche-midi, 2001, p. 168). En outre, la doyenne des juges d’instruction de Boulogne-sur-Mer Déborah Bohée a été confrontée à de telles choses, comme le rappelle l’Inspection Générale des Services Judiciaires début 2006 : « Elle avait ainsi eu à connaître, dès son arrivée, d’un dossier de viols intrafamiliaux avec des faits de zoophilie. » (Compte rendu d’entretien avec Mme Deborah Bohée, juge au tribunal de grande instance de Lille, IGSJ, 26 janvier 2006, p. 1). C’est sans doute à cela que Fabrice Burgaud a fait allusion dans son témoignage pour la série documentaire Outreau un cauchemar français, réalisée par Marika Mathieu, Camille Le Pomellec, Anna Kwak et Oron Adar, disponible sur Netflix depuis le 15 mars 2024. Citons ici ses propos : « Malheureusement, on voit ça de temps en temps dans les dossiers les plus sordides. »
[5] De manière générale, dans un ouvrage récemment paru, l’écrivain Jean Songe a regretté les faibles investigations relatives aux vidéos pornographiques des protagonistes de l’affaire : « les cassettes sont tombées dans les oubliettes du dossier » (À l’ombre d’Outreau, Paris, Don Quichotte-Seuil, 2024, p. 350). Ce livre constitue un travail de moine, nuancé et référencé, qui lève un certain nombre de lièvres. Dès lors, pastichant quelque peu le mantra du président Delegorgue lors du procès Zola en février 1898, on est tenté de s’écrier, concernant certains points du dossier : « La question n’a pas été posée ! »
[6] Notes d’audience enregistrées sous le titre : « Citroën : Outreau 3 - Jeu 27 mai 2004 – 9:29 » (p. 5). Le film en question montrait de jeunes garçons effectuant des caresses très explicites, mais aucun adulte n’apparaissait dans cette bobine hors d’âge achetée en Hollande par M. Delobel (aujourd’hui décédé).
[7] De combien d’injustices suis-je coupable ? Paris, Le Cherche-midi, 2014, p. 77.
[8] En voici un extrait : « les jurés n'ont pas pu ne pas être ébranlés par les critiques très virulentes, parfois, selon moi, excessives, qui ont été faites à l'institution judiciaire tant pendant les débats eux-mêmes qu'ensuite, où la notion de faute lourde de la justice a été largement répandue. Or, je crains que certains d'entre eux ne vivent très mal cette situation, considérant après coup leur participation à l'œuvre de justice comme des plus critiquables, alors qu'elle a été, selon moi, irréprochable, aussi ai-je l'honneur de vous demander de bien vouloir envisager de manifester aux jurés de la manière que vous jugerez appropriée la reconnaissance qui, dans ces circonstances particulières, leur est due. » M. Monier a lu cette lettre lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire le 1er mars 2006. Hommage mérité quand on sait que les jurés de la cour d’assises du Pas-de-Calais ont dû supporter neuf semaines difficiles et répondre à 1 551 questions (soit une liste de 244 pages) au cours des délibérations.
[9] Commentaire de Gilles Antonowicz à ce sujet : « Tous oublient que la justice a le devoir de ne pas s’enflammer quand la presse craque une allumette. » (Outreau Histoire d’un désastre, Paris, Max Milo, 2023, p. 151).